Ce neuvième épisode Rorschach signifie que nous entrons dans le dernier quart de la série. Tom King a prévenu qu'à partir de maintenant, chaque chapitre lèverait un peu plus le mystère sur l'enquête menée par le Détective et qu'il avait préparé quelque chose de retentissant. Le scénariste ne nous trompe pas sur la marchandise car une fois encore le résultat est très perturbant. Il bénéficie comme toujours de dessins extraordinaires de Jorge Fornes.
Le Détective se rend dans la ferme acquise par Wil Myerson dans le Nouveau-Mexique, où il a, avec "la Gamine", préparé sa tentative d'assassinat contre le gouverneur Turley. Laura Cummings y avait réusmé sa vision des symboles incarnés par Rorschach et le Comédien.
Le Détective inspecte soigneusement les lieux. Un détail attire son attention quand il remarque la pose irrégulière de la moquette dans le salon, qui jure avec le reste. En l'arrachant, il découvre dessous une énorme tâche de sang séché sur le parquet. Qui a été tué ici ? Pourquoi ? Par qui ?
La tueuse ne peut être que "la Gamine", qui comme l'a révélée son autopsie fut blessé par balles avant l'attentat. Le Détective retire de la fosse sceptique le cadavre de la victime sur lequel il trouve un numéro de téléphone. Il compose le numéro.
Le Détective tombe sur la permanence d'un sénateur, soutien du président Redford. Il semble que cet homme soit la victime et ait permis à Myerson et Cummings de disposer de badges leur autorisant l'accès au meeting de Turley.
Ce qui frappe d'embléé, c'est la couverture de cet épisode. Depuis le début de la série, Jorge Fornes a fourni des covers superbes, s'affirmant comme un designer très talentueux, ce qu'on ne soupçonnait pas. Il ne s'agit jamais de simples images conçues seulement pour attirer le regard mais de compositions sophistiquées qui intriguent, fascinent, dérangent, interrogent. Ce sont aussi des indices narratifs, comme une entrée cryptée pour chaque épisode.
Cette fois, on voit la ferme de Wil Myerson qu'il avait acquise et fait retaper, comme Tom King l'a raconté dans le précédent numéro. La maison est représentée d'une façon inquiétante, qui évoque l'hôtel Bates dans Pyschose d'Alfred Hitchcock, une bâtisse où s'est noué le drame. Elle est dessinée sobrement, toute noire, et ses fenêtres sont rouge sang car toute la construction est parcouru par un système organique, nerveux, come s'il s'agissait d'un corps à part entière, une créature monstrueuse, cauchemardesque. C'est troublant car cela renvoie à une autre lecture récente, traumatisante, celle de The Nice House on the Lake (de James Tynion IV et Alvaro Martinez), dont j'ai parlée il y a peu : les deux propriétés sont le théâtre d'événements exceptionnels et atroces. Ce sont, littéralement, des maisons hantées.
Où nous habitons se reflète qui nous sommes, ce que nous amassons, possédons. Un lieu de vie devient un miroir de son locataire/propriétaire. Les choix de décorations, les objets, le mobilier, tout nous raconte. En suivant le Détective dans cette maison, Tom King nous invite à trouver ce qui y cloche comme, un détail qui va nous dire une vérité sur ceux qui y ont séjourné, leurs projets, leurs rapports. Dans le précédent épisode, la narration des faits n'était troublée que par la confiance qu'on plaçait dans le récit des événements qu'en faisaient trois hommes qui avaient aidé Myerson et "la Gamine" à s'installer et à préparer leur attentat. Cette fois, c'est une vérité objective que l'on traque, un élément qui va ouvrir une nouvelle piste, solide, fiable.
Mais les maisons hantées, comme King nous le souffle, sont des endroits où les fantômes rôdent. Le Détective entend aussi auditionner ces fantômes comme des témoins, et les derniers fantômes de l'histoire sont ceux de Wil Myerson et de Laura Cummings. Le spectre, le souvenir de "la Gamine" finit par parler à l'oreille du Détective et à la nôtre. Visuellement, Jorge Fornes traduit cela simplement en montrant Laura Cummings éternellement vêtue de son déguisement de cow-girl déambulant aux côtés du Détective, le précédant parfois, ou le suivant. Elle s'adresse à lui en le narguant, comme lors d'un jeu de cache-cache, où le Détective, selon la pièce dans laquelle il se déplace, "chauffe" ou "refroidit" en fonction de l'indice qu'il cherche.
Au début de l'épisode, le Détective ne sait pas ce qu'il cherche, où chercher. Il et donc logique qu'on le voit aller et venir, dehors, dedans, tâtonnant. Des flasbacks le précédent où l'on voit "la Gamine " et Myerson (avec son masque sur la tête) échanger. Laura Cummings explique comment elle distingue Rorschach et le Comédien en les associant respectivement à Myerson et Turley - dont elle sait qu'il détient dans son bureau un tableau représentant le smiley qu'arborait le justicier (ce tableau-là que le Détective découvrit lui aussi lorsqu'il fut reçu par le gouverneur).
Rorschach incarne la vérité, dans ce qu'elle a de plus franche : le justicier, son masque, son combat, son héritage, c'est de nous renvoyer à la réalité du monde, sans concessions, et de nous faire prendre conscience qu'il faut prendre des mesures radicales pour changer les choses. Le Comédien, en revanche, est le visage d'une vérité dont on s'accommode, avec laquelle on transige, à laquelle on se résigne, parce qu'on a l'impression, sinon la conviction qu'on ne peut la modifier, la corriger, l'améliorer. Rorschach est le refus du compromis quand le Comédien est synonyme de fatalisme. Parce que Turley embrasse l'héritage du Comédien contre celui de Rorschach, il est l'homme à abattre car il est un menteur, promettant un avenir meilleur en n'y croyant pas/plus. Et cela justifie d'épargner Redford, qui, lui, ne commet pas le mensonge de faire croire à autre chose que ce qu'il incarne.
Mais tout cela, c'est la philosophie de l'affaire, sa conceptualisation. Le Détective ne peut boucler ce dossier avec des considérations pareilles, il lui faut des preuves, matérielles, et combler des trous dans l'histoire, des plot holes. Seul un détail, un indice infime, peuvent encore le lui permettre. On le sait, c'est un homme méticuleux, patient. Ce ne sont pas des éléments flagrants, laissés en l'état, à la vue de tous, qui éclaireront sa lanterne : autrement dit, ce n'est pas l'estrade construite à côté de la maison pour simuler la scène du meeting de Turley et pour s'entraîner au tir à la carabine qui lui dira ce qu'il cherche. Ce ne sont pas non plus les chambres de Myerson, de "la Gamine", où rien ne subsiste de leur séjour, de leurs nuits, de leurs cogitations. Tout cela est trop horizontal, trop terre-à-terre, trop convenu. Pour trouver, il faut prendre de la hauteur, envisager le lieu sous un autre angle, une autre perspective.
Dans un des films consacrés à Indiana Jones (La Dernière Croisade, je crois), le héros découvre un indice déterminant dans son enquête dans une église lorsqu'il grimpe au sommet d'un escalier lui donnant une vue en plongée sur la salle principale. Il voit alors sur le sol un signe seulement visible depuis ce point en hauteur. C'est ce même déplacement qu'i va offrir au Détective ce qui lui manquait. En redescendant des chambres au salon, il remarque que la moquette posée dans cette pièce a été mal posée et ce détail le choque car tout l'aménagement de la maison est par ailleurs impeccablement ouvragé, très soigné, malgré la rusticité de l'ensemble, son aspect austère, dépouillé.
Comme on pèle un fruit pour accéder à la partie qu'on mange et dont on découvre la saveur, le Détective épluche le salon de la maison en arrachant sa moquette sous laquelle se trouve un parquet maculé d'un énorme tâche de sang séché. Alors c'est comme si, des profondeurs, remontait tout ou partie du mystère de cette demeure, où a été tué quelqu'un. L'autopsie de Laura Cummings avait appris au Détective qu'elle-même avait été blessée par balles peu avant l'attentat. Ces deux faits établissent une correspondance : "la Gamine" a tué quelqu'un dans la maison. Mais qui ? Et pourquoi ?
Pour le savoir, il faut retrouver le corps. Ici, pas question d'enterrer un cadavre (une tâche trop dure pour un vieillard comme Myerson ou une jeune femme comme Laura). Plutôt le cacher. Et vite, s'en trop s'embarrasser. Dans une fosse sceptique par exemple. Les cadavres, comme dans tout bon polar, sont bavards et un numéro de téléphone dans la poche d'un mort suffit à ouvrir un nouveau chapitre d'un livre. Le Détective découvre alors que ce numéro corrsspond à celui de la permanence d'un sénateur démocrate, soutien du président Redford. Et un flashback nous confirme que cet homme a procuré à Myerson et Laura des badges leur assurant un accès au meeting de Turley. Redford a-t-il, indirectement, permis à deux tueurs d'approcher son rival pour tenter de le faire tuer ?
Jorge Fornes nous a entraînés dans cette fouille, minutieuse, étouffante, avec maestria. C'est un dessinateur dont j'ai déjà loué l'intelligence dans de précédentes critiques sur Rorschach, dans la mesure où il sert le script sans chercher à se mettre en valeur. Mais justement, cette discrétion, ce profil bas, font qu'on remarque et surtout qu'on se souvient de ses pages, de ses épisodes parce qu'il participe précisèment à leur progression dramatique, à leur intensité. Fornes nous prend la main et ne la lâche que lorsque, comme le Détective, nous sommes en présence de ce qui va nous sauter à la figure. King construit son scénario comme un jeu de pistes, il faut lire tout l'épisode avant de comprendre où il a voulu en venir, ce qui impose de la patience au lecteur (surtout quand celui-ci réclame ou a l'habitude de savoir où il met les pieds avant même d'ouvrir la revue). Et Fornes ne trahit pas ce procédé, mais accompagne le lecteur en relais du scénariste. C'est remarquable et très troublant - à dessein puisque, dans cet épisode, en particulier, on remarque à plusieurs reprises à quel point le Détective reproduit des tics observés chez Myerson/Rorschach (notamment cette attitude quasi figée, ce raclement de gorge, cette résolution tranquille, après l'avoir vu, le mois dernier cédé à des accès de violence).
Rorschach entame sa dernière ligne droite mais ses auteurs en ont encore sous le coude. C'est impressionnant à ce stade de l'histoire, mais surtout c'est grisant.
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