"Mastodonte Power !" comme dirait Guillaume Bianco : L'Atelier occupe la "une" et le bandeau, car la couverture a elle-même une histoire (dont je reparle à la fin de cette critique). Pas de surprise : c'est un des meilleurs numéros depuis un moment, un des plus drôles, car toute la bande est en grande forme.
"La Semaine de Spirou" est signée par
Jérôme Jouvray, le "professeur" de l'Atelier :
une bonne entrée en matière.
J'ai aimé :
- Harmony : Memento (3/6).Toujours à demeure chez le mystérieux Nita, Harmony obtient quelques débuts de réponse sur sa situation actuelle, ses pouvoirs, son amnésie...
Matthieu Reynès développe avec toujours le même brio son récit : on atteint déjà, au bout de trois épisodes, une quarantaine de pages, et il reste encore trois chapitres à pré-publier. La narration est donc décompressée mais l'ambiance prenante. Les manifestations fantastiques sont subtiles, discrètes.
Par ailleurs, le dessin est épatant, très expressif, le découpage intelligent, le tout magnifié par la colorisation de Valérie Vernay (qui avait dessiné La Mémoire de l'eau, écrit par Reynès).
- Ainsi, tombe ! Première apparition (à ma connaissance) de Louise Joor dans les pages de la revue pour ce petit récit (2 pages) qui raconte, avec poésie et énergie, pourquoi les feuilles tombent des arbres en Automne. C'est très joli et ça donne envie de revoir cette auteure.
- Tash & Trash. Dino plaisante, avec cette ironie mordante, sur les cadeaux d'anniversaire : que le premier à ne pas avoir fait comme Trash lui jette la pierre... / Capitaine Anchois. Floris revient pour un strip savoureux où ce couillon de capitaine se fait encore rouler par son équipage.
- Pinpin Reporter : L'événement Mastodonte. Matthieu Sapin livre son reportage sur une animation donnée par les membres de l'Atelier : graphiquement, ce n'est toujours pas terrible (Sapin devrait vraiment s'adjoindre les services d'un artiste), mais le déroulé est complètement délirant et annonce bien ce qui suit...
- L'Atelier Mastodonte. Pas moins de six pages cette semaine, et attention, on rigole beaucoup : Mathilde Domecq (4 strips), Guillaume Bianco (4 strips dont deux dessinés), Pascal Jousselin (4 strips), Obion (4 strips dont deux dessinés), Nob (4 strips), Benoît Feroumont, Lewis Trondheim ont produit des romans-photos désopilants sur la vie de leur studio. Obion drague Mathilde, Mathilde l'assomme et se moque de Tebo et Trondheim, Nob n'en peut plus des cadences hebdomadaires et du chef comptable de Dupuis, Feroumont raille Bianco, Jousselin montre Bianco qui fait le con et Obion complètement fou, Bianco veut que les lecteurs sachent que les artistes de l'atelier existent vraiment... Bon sang, ça faisait longtemps que je n'avais pas ri d'aussi bon coeur ! C'est vraiment un journal dans le journal : indispensable !
- Dad. Nob se débarrasse de Rose, la mère de Roxane : j'aurai bien aimé qu'elle tape l'incruste encore un peu, mais le gag est vraiment drôle, et superbement mis en scène (voir ci-dessous).
En direct de la rédak donne la parole à Trondheim, Jousselin et Nob qui expliquent comment le premier a complété la couverture respective des deux autres (pour les n° 4015 et 4018) et composer une fresque. Le résultat est bluffant et, pour les fidèles de la revue, c'est une belle récompense (voir ci-dessous).
La semaine prochaine, un autre événement : le début de la pré-publication du 55ème tome des Aventures de Spirou et Fantasio, La Colère du Marsupilami, par Vehlmann et Yoann, qui durera 9 semaines. Ce sera aussi un numéro double "spécial Noël" (!).
Les aventures d'un journal revient sur la biographie de Winston Churchill par Eddy Paape parue dans la revue en 1958, mais jamais éditée en album à cause des relations exécrables entre l'artiste et Charles Dupuis.
Les abonnés ont droit à la quatrième partie (et dernière... Enfin !) du poster géant du Petit Spirou.
MARC DACIER : AU-DELA DU PACIFIQUE est le troisième tome de la série, écrit par Jean-Michel Charlier et dessiné par Eddy Paape, publié en 1961 par Dupuis.
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Marc Dacier entame la dernière étape de son tour du monde, entrepris pour obtenir un poste de reporter au journal "L'Eclair" comme le lui a promis Blondineau, le directeur, à la suite d'un pari.
Le jeune homme débarque clandestinement aux Etats-Unis, après avoir voyagé en bateau grâce à la complicité de Luigi Barbérino et de son cirque. Mais à son arrivée, il est arrêté par la police qui le confond avec Bill Moratti, un repenti de la mafia dont il est le sosie !
Voilà Marc entraîné à travers le pays pour témoigner devant une commission à Washington. En cours de route, l'inspecteur qui l'escorte comprend sa méprise mais a l'idée de continuer à faire passer Marc pour Moratti afin que le transfert de ce dernier se déroule incognito. Dacier servira donc de leurre pour les gangsters lancés aux trousses du traître.
Le voyage qui s'effectue pour une bonne part en train connaît nombre d'embûches, notamment lors de son passage dans les Montagnes Rocheuses. Mais au bout de cette cavalcade, Marc sera récompensé justement en obtenant un visa qui lui permet de poursuivre son tour du monde et de gagner son pari...
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MARC DACIER : LES SECRETS DE LA MER DE CORAIL est le quatrième tome de la série, écrit par Jean-Michel Charlier et dessiné par Eddy Paape, publié en 1962 par Dupuis.
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Grâce à l'aide qu'il a apporté, au péril de sa vie, au FBI pour aboutir à l'arrestation de plusieurs cadres de la mafia, Marc Dacier retourne à San Francisco où il est invité et reçu en héros dans une série de réceptions.
Mais le jeune reporter s'ennuie dans ces mondanités et, un soir qu'il a faussé compagnie à ses gardes du corps, il aide un inconnu dans une ruelle alors que plusieurs hommes l'agressent.
Peu après, celui à qu'il a porté secours le contacte : il s'appelle Larry Sullivan et lui raconte une extraordinaire histoire remontant à la dernière guerre. Il convainc Marc de l'aider à remettre la main sur un trésor de guerre japonais.
Les deux hommes doivent pour localiser ce magot retrouver les deux soldats avec lesquels Sullivan a partagé les infos sur les coordonnées de la cachette : l'un s'appelle Morena et croupit en prison, l'autre est Aron et est mort dans un asile, amnésique.
Pour ne rien faciliter, une mystérieuse organisation les menace, son chef, le redoutable Baron Solo, qui dispose d'espions partout, convoite lui aussi le trésor...
Ces deux nouvelles aventures du héros de Jean-Michel Charlier et Eddy Paape différent sensiblement des tomes précédents pour deux raisons : d'abord, avec le troisième épisode, on assiste à la conclusion du tour du monde de Marc Dacier qui accède donc au job de reporter que lui avait promis Blondineau, le directeur du journal "L'Eclair" ; puis, dans le suivant, il retourne en Amérique en qualité de journaliste mais aussi de témoin protégé par le FBI suite à son concours dans l'arrestation de plusieurs chefs de la mafia.
La construction de ces récits marque aussi une évolution avec les deux premiers actes de la série car Charlier, même s'il ne ménage ni son héros ni le lecteur avec un foisonnement épique de rebondissements, dirige des intrigues plus serrées. Marc Dacier passe moins de temps à traverser des pays (et leur environnement hostile) qu'à se démener pour échapper à une menace précise : dans Au-delà du Pacifique, confondu avec un mafieux qui doit témoigner devant une commission, il doit abuser des gangsters avec l'aide d'un inspecteur pendant que le véritable repenti est transférer sans inquiétude ; et dans Les Secrets de la mer de corail, il accompagne un ancien soldat de la seconde guerre mondiale dans une course au trésor que convoite aussi une organisation secrète.
La lecture est presque plus reposante, mais demeure tout de même d'une étonnante densité : le scénario accumule les péripéties à un rythme infernal qui permet de faire accepter au lecteur l'énormité de certaines situations (comme le confusion vraiment malheureuse entre Moratti et Dacier, dans le tome 3 ; ou le rôle du Baron Solo, dans le tome 4). Il faut s'engager dans ces histoires en étant prêt à "gober" tout cela, à prendre ça comme un gigantesque jeu. La question ne se poserait pas dans une série dont le graphisme serait différent car l'esthétique induirait une distanciation immédiate, mais dans le cas de Marc Dacier, l'enjeu se déplace et il faut composer avec la dimension ludique de la série.
Eddy Paape était, comme je l'ai déjà dit, en conflit avec Charles Dupuis, l'éditeur, car celui-ci aurait préféré qu'il illustre la série à la manière de Jijé, dont il avait d'ailleurs été un des élèves. Mais Paape n'a jamais voulu se fondre dans le moule de l'école de Marcinelle et perfectionné un style réaliste.
Ainsi, si Marc Dacier avait été dessiné comme une série cartoony, elle aurait ressemblé à Spirou et Fantasio ou Gil Jourdan. Avec un trait égal en élégance mais aux finitions plus proches du réalisme classique, Paape lui a conféré une singularité, qui, en plus de déplaire à Charles Dupuis, l'a sans doute coupée d'un lectorat plus important.
C'est encore une fois regrettable puisque, outre le fait que la série reste encore aujourd'hui méconnue (faute de rééditions ou d'Intégrales dignes de ce nom), elle témoigne de la qualité graphique de son artiste. Paape répond à l'imagination débridée de Charlier par un découpage très soutenu, ses pages comptant facilement une douzaine de cases (souvent disposées en gaufriers). Les personnages y sont très expressifs, les décors fouillés. On ferme les albums rassasié par ces récits bien remplis narrativement et visuellement.
Ajoutez-y le plaisir pop et rétro et vous comprendrez que Marc Dacier est une des BD les plus rafraîchissantes et accomplies de l'Âge d'Argent de "Spirou".
L'OUTREMANGEUR est un récit complet écrit par Tonino Benacquista et dessiné par Jacques Ferrandez, publié en 1998 par Casterman.
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Richard Selena est un officier de police obèse et boulimique, moqué par ses collègues, et à qui son médecin ne donne qu'un an ou deux à vivre s'il ne se soigne pas.
C'est alors qu'il commence une enquête pour homicide sur la personne d'un bourgeois, Victor Lachaume, tué avec un tisonnier. Selena convoque la nièce de ce dernier après avoir remarqué une photo d'elle sur le lieu du crime. Elsa était entretenue par son oncle depuis qu'elle avait été adoptée, mais elle a un alibi puisqu'elle a passé la nuit avec un jeune homme, qui confirmera ses dires.
Néanmoins, Selena la soupçonne et lui donne rendez-vous chez lui où il lui propose un étrange marché : si elle dîne chaque soir, entre 21 et 23 heures, pendant un an, il finira par détruire toutes les preuves la compromettant.
Lors de leurs premiers repas, l'ambiance est tendue. Mais Selena commence au même moment un régime, en plus des séances de thérapie collective qu'il suit. Il rend aussi visite à une femme résidant dans une maison en banlieue à qui il remet une somme d'argent.
Quelques mois passent. Selena apprend par son adjoint Brisset que Lachaume avait une maîtresse et que son épouse le savait. Le policier n'hésite pas à contrefaire une lettre écrite par Elsa à Lachaume qui doit être examinée par un graphologue afin qu'elle ne soit pas confondue.
Six mois après son ouverture, l'affaire Lachaume est finalement classée, au grand dam de Brisset, qui est tout de même résolu à établir la vérité. Elsa manifeste progressivement de l'affection envers Selena mais il la repousse. La femme qu'il continue de visiter en banlieue pour lui donner de l'argent s'appelle Gabrielle et elle reproche à Selena d'être responsable de la mort de son mari, Paul.
Selena a perdu beaucoup de poids et s'est même mis à faire du sport : sa transformation suscite des commentaires de ses collègues. Brisset ne donne plus signe de vie mi-Mars. Elsa avoue que Lachaume la faisait chanter pour coucher avec elle. Paul était l'indic de Selena et a été abattu par un dealer : depuis, le policier traîne cette culpabilité et cela a provoqué sa boulimie.
C'est la fin des dîners entre Selena et Elsa : il a réglé ses comptes avec son passé, elle doit oublier le sien. Mais Brisset acceptera-t-il de se taire alors qu'il a appris leurs rendez-vous ?
Comme je l'avais déclaré dans ma critique récente (n° 759) sur La Boîte Noire, L'Outremangeur est le chef d'oeuvre du duo formé par le romancier et scénariste Tonino Benacquista et le dessinateur Jacques Ferrandez. Réalisé deux ans auparavant, ce récit complet original est une relecture saisissante du conte de La Belle et la Bête écrit par Gabrielle-Suzanne de Villeneuve en 1740.
L'histoire possède une vraie ampleur : elle se déroule sur une année entière, découpée en six dates comme autant d'étapes dans le parcours de ce flic fascinant qu'est Richard Selena. Le marché qu'il passe avec la principale suspecte d'un meurtre aboutit à un récit initiatique pour elle comme pour lui, deux êtres aux passés tourmentés et traumatisants, d'où affleure un subtil érotisme.
Mais la grande force de l'écriture de Benacquista réside dans la solidité de son intrigue et la manière dont il la traite : il y déploie un art du contre-pied jubilatoire, abordant le polar pour mieux s'en éloigner mais sans jamais le perdre de vue, explorant la psyché de son héros pour révéler l'identité d'un meurtrier et son mobile, creusant une ligne narrative secondaire qui permet de comprendre l'origine de l'état psychologique et physique de Selena. Toutes ces strates se complètent avec un brio étincelant, une fluidité irréprochable : c'est une mécanique de haute précision aux ambiances envoûtantes.
Comme La Boîte noire, L'Outremangeur, qui avait pourtant en l'état tout ce qu'il fallait pour fournir un film de qualité, a connu une adaptation pour le grand écran décevante, tournée par Thierry Binisti, avec Eric Cantona (lesté d'un maquillage et de costumes grotesques) dans le rôle principal aux côtés de Rachida Brakni (Elsa), Jocelyn Quivrin (Brisset) et Richard Bohringer (Lachaume). Le long métrage présente d'ailleurs des modifications idiotes avec l'histoire originale qui en disent long sur l'incompétence de ceux qui s'en sont emparés en pensant l'améliorer.
Jacques Ferrandez met en images avec bien plus de talent et de sensibilité cette affaire, tout en s'amusant à donner à Selena les traits de... Benacquista lui-même (comparez le portrait du personnage en couverture ci-dessus et cette photo du romancier ci-dessous).
Tonino Benacquista, l'auteur de l'histoire...
Et le modèle physique du héros pour Jacques Ferrandez !
Le découpage est classique, sans fioritures, et témoigne de la rigueur avec laquelle l'artiste a respecté le script, sachant qu'il était inutile d'en rajouter pour bien le servir. Toutefois, le travail de Ferrandez est admirable quand on observe avec quelle subtilité il a su représenter l'évolution physique du héros, et installer l'alternance des ambiances par le jeu de couleurs à l'aquarelle.
Le trait vif, spontané, fait également merveille, donnant vie à ces personnages, chair à leurs tourments, suscitant même la sensualité avec raffinement quand la relation entre Elsa et Selena est sur le point d'emprunter une direction plus romantique.
Des nombreuses associations entre romanciers et bédéastes, celle concrétisée par la production de L'Outremangeur est une des plus abouties : série noire sentimentale et poignante, cet exercice est ici magistralement accompli par un auteur et un artiste dont la complicité fait regretter qu'ils n'aient pas plus souvent oeuvré ensemble.
MARC DACIER : AVENTURES AUTOUR DU MONDE est le premier tome de la série, écrit par Jean-Michel Charlier et dessiné par Eddy Paape, publié en 1960 par Dupuis.
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Jeune échotier dans un petit journal provincial, Marc Dacier persuade Blondineau, le directeur du journal à gros tirage "L'Eclair" de l'engager comme reporter. Pour cela, il accepte de relever un défi insensé : accomplir le tour du monde en quatre mois sans un sou en poche. Un journaliste le suivra en secret pour s'assurer qu'il ne triche pas.
C'est ainsi que Marc est entraîné dans une succession ininterrompue de péripéties qui le verront aider à l'arrestation des frères Baptisti en cavale, capturer le capitaine du "Caroubia" et trafiquant d'armes Olsen, puis il poursuit son périple en compagnie du pilote d'avion-taxi Jimmy Hopkins avec lequel il se crashe dans le désert où ils sont sauvés par Pétrole qu'il aide à découvrir un gisement d'or noir.
Il embarque ensuite à bord du "El Breton" commandé par le pirate Ali, survit à son naufrage, se fait jeter en prison à Karachi à la suite d'une bourde avant d'en être tiré par Jo Lemineur, son "chaperon" de "L'Eclair"...
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MARC DACIER : A LA POURSUITE DU SOLEIL est le deuxième tome de la série, écrit par Jean-Michel Charlier et dessiné par Eddy Paape, publié en 1961 par Dupuis.
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Nullement découragé par tout ce qu'il a déjà enduré, Marc se remet en route : il gagne un peu d'argent en accomplissant quelques tours de prestidigitation à Karachi, ce qui lui vaut d'être corrigé par des illusionnistes de rue jaloux.
A l'hôpital où il se remet, il fait la connaissance de Marius Lemnet, un pilote au service du Maharadjah de Maladrapore qu'il accepte de remplacer ponctuellement. Son tour en avion le conduit à un atterrissage en catastrophe à Rangoon avant de gagner Honk-Kong où le malfaisant Soung-Fo abuse de sa naïveté pour lui faire passer du matériel d'espionnage pour un agent à Formose.
Jeté en prison et condamné à mort, Marc réussit à s'évader lorsqu'il est emmené au peloton d'exécution. Il croise dans sa fuite le journaliste canadien Sam Lantier à qui il vole sa voiture et son identité pour aller jusqu'à Tokyo en avion.
Un typhon l'oblige alors à sauter en parachute et il échoue sur l'île de Hiryu où, en compagnie d'un missionnaire, il reprend la mer à bord d'une barque motorisée avant d'embarquer en compagnie du cirque de Luigi Barbérino pour l'Amérique du Nord...
Marc Dacier est apparu en 1958 dans les pages de "Spirou" où il connaîtra une carrière fulgurante jusqu'en 1963. La série ne connaîtra jamais un grand succès et n'aura jamais le soutien de Charles Dupuis avec lequel Eddy Paape se fâchera définitivement en 1966, année où il rejoint le journal de "Tintin" dans lequel il lancera Tommy Bianco, Udolfo et surtout Luc Orient.
C'est donc, en somme, une espèce de série maudite, et encore aujourd'hui, elle n'a jamais eu les honneurs d'une belle réédition ni d'Intégrales chez Dupuis, alors qu'elle est la production d'un des scénaristes les plus populaires de son époque et d'un artiste unanimement célébré.
J'ai découvert Marc Dacier dans mes jeunes années et je les relis actuellement en les empruntant à la bibliothèque municipale où je suis inscrit. Les éditions disponibles datent de 1980 et ce sont des albums souples comme on n'en trouve plus (mais qui étaient autrefois vendus notamment dans les stations-service). Cela faisait un bail que je n'y avais plus prêté attention mais j'ai voulu, comme souvent, leur donner une nouvelle chance, un (modeste) coup de projecteur en en parlant dans ce blog.
Ce qui sidère, c'est le rythme effréné et la profusion de rebondissements de ces histoires où, en 44 planches, il se passe autant, si ce n'est plus de choses que dans des séries décomposées en plusieurs cycles. On renoue là avec l'imagination débridée du scénariste si vigoureux qu'était Jean-Michel Charlier, le maître de la bande dessinée d'aventures : avec ce héros de jeune reporter intrépide et débrouillard qui fonce tête baissée dans les ennuis et s'en tire souvent miraculeusement pour repartir aussitôt, il trouve un véhicule parfait à ses récits d'une densité incroyable.
Pourtant, comme dans Blueberry, l'abondance de péripéties n'assomme jamais le lecteur qui est accroché du début à fin, sympathisant avec Marc Dacier dont il admire à la fois le courage, les ressources, et apprécie son entrain, sa bonne humeur. L'accumulation de dangers, de mauvaises rencontres, de coups du sort, que traverse le héros peut prêter à sourire car elle est totalement invraisemblable, mais le genre même du projet dépasse cette question de crédibilité : il s'agit d'imposer au personnage principal comme à celui qui suit ses aventures un tempo infernal qui ne laisse ni le temps de souffler ni, donc, de réfléchir.
On est happé par cette cascade d'actions mais aussi par son parfum rétro, pop, qui n'a rien à envier au Tintin de Hergé ou au Spirou et Fantasio de Franquin, tout en s'inscrivant dans une veine un peu plus réaliste.
Ce réalisme est invoqué par le dessin d'Eddy Paape, un des génies de la bande dessinée belge de l'après-guerre. Né en 1920 (il est donc de quatre ans l'aîné de Charlier), il étudie à l'Institut St-Luc avant d'intégrer le studio de dessin animé de la Compagnie belge d'actualités. Lorsque cette structure périclite, il rejoint avec Franquin, Morris et Will le studio informel de Jijé, et quand ce dernier part en voyage en Amérique, il hérite de sa série Jean Valhardi.
Marc Dacier est par contre un projet original qu'il initie avec Charlier en 58. Mais Paape n'est pas apprécié par Charles Dupuis qui souhaiterait qu'il imite davantage le style graphique de Jijé. Il s'y refuse, préférant se perfectionner dans une direction plus personnelle. La promotion de la série est négligée par l'éditeur (qui ne l'invite d'ailleurs jamais à ses repas du dimanche où sont présents ses auteurs-maison favoris...), le titre n'est pas soutenu par le lectorat de l'époque : un contexte déplorable...
Pourtant, le dessin de Paape est d'une élégance extraordinaire, son trait dynamique et expressif, le soin apporté aux décors (extrêmement variés), sa maîtrise dans la représentation des véhicules (voitures, avions, bateaux), tout atteste de l'application et de l'implication de l'artiste. Le héros est solidement campé dès le début avec son visage juvénile (dont on note tout de suite les épais sourcils, qui le fait ressembler à une version masculine d'Audrey Hepburn) et son look identifiable (blouson marron, chemise blanche, jean bleu, souliers bruns, et parfois un bonnet vert).
La colorisation a évidemment beaucoup vieilli, mais l'ensemble échappe aux tons souvent criards et ménage même des ambiances soignées (notamment dans les scènes nocturnes).
BD qui porte le divertissement au rang des Beaux-Arts, palpitante et euphorisante, Marc Dacier mérite vraiment d'être redécouvert - et réhabilité par son éditeur.
LA BOÎTE NOIRE est un récit complet adapté du roman éponyme écrit par Tonino Benacquista, publié par Gallimard,par le scénariste et dessinateur Jacques Ferrandez, publié en 2000 par Futuropolis.
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Laurent Aubier a 35 ans et est réparateur de photocopieurs quand, une nuit, il a un accident de la route sur la route des Goules dans les Pyrénées. L'autre conducteur, qui l'a percuté, meurt.
Après un coma de dix heures, il se réveille, veillé par une infirmière, Janine, qui a consigné dans un carnet tout ce qu'il a dit quand il était sans connaissance. Il s'agit de l'expression du patient durant le "coma vigile", un véritable délire verbal qui donne accès à sa "boîte noire", son inconscient.
De retour chez lui, Laurent lit et relit ce rapport qui revient sur trente ans d'interdits, de souvenirs, dont le sens ne peut être décrypté que par lui seul. C'est ainsi qu'il mène une enquête sur lui-même, découvrant aussi bien avec lequel de ses amis l'a vraiment trompé son ex-fiancée Sophie que le rachat d'un gros trust par une petite compagnie et le secret de ses origines.
C'est ainsi que, après avoir essayé diverses méthodes, Laurent apprend qu'il est un enfant adopté dont la mère biologique est morte très jeune après une liaison avec un bourgeois qui veut justement le retrouver...
La Boîte Noire, avant de devenir une bande dessinée, a d'abord été une des cinq nouvelles du recueil Tout à l'ego (publié par Gallimard) écrit par le romancier et scénariste Tonino Benacquista (le recueil sera d'ailleurs rebaptisé La Boîte noire et autre nouvelles quand il sera réédité en format de poche). Puis cette histoire inspirera un film (médiocre) réalisé par Richard Berry, avec dans les rôles principaux José Garcia et Marion Cotillard en 2004.
Ce matériau romanesque ne pouvait que séduire un artiste complet comme Jacques Ferrandez, révélé dans le 9ème Art par Les Enquêtes de l'inspecteur Raffini et surtout par sa saga Carnets d'Orient (chez Casterman) sur l'Histoire de l'Algérie du XIXème au XXème siècle. Il consacrera aussi deux albums tirés de Jean de Florette et Manon des sources d'après les oeuvres de Marcel Pagnol.
Benacquista et Ferrandez, c'est une de ces rencontres heureuses et rares entre un romancier et un bédéaste : à chacune de leurs collaborations, une réussite comme en témoignent Victor Pigeon, La Maldonne des sleepings et surtout leur chef d'oeuvre, L'Outremangeur.
Pour le livre qui nous intéresse présentement, il s'agit d'un récit troublant sur le thème de l'identité, qui peut faire penser au magistral Cité de verre, roman de Paul Auster ensuite adapté par Paul Karasik et David Mazzucchelli. On y retrouve une construction empruntée au polar et de nombreuses phrases du script confirme cette référence : ainsi Laurent Aubier dira-t-il de sa quête qu'"à force de me chercher, je suis devenu quelqu'un d'autre. Une sorte de flic de l'âme ou pire, un détective qui n'ira jamais au bout de son enquête".
L'intrigue se déploie avec beaucoup d'efficacité au fil des découvertes que fait le héros sur son passé, parfois anecdotiques, puis aux conséquences terribles : le scénario distille ses informations tout au long des 54 pages de l'album avec fluidité et entraîne le lecteur dans une descente aux enfers vertigineuse. Chaque étape est réaliste et peut se lire aussi comme la relation d'une addiction, ainsi que le formule le héros quand il reconnaît devenir "accro à sa propre psyché" : progressivement, il essaie pour atteindre la vérité des expédients de plus en plus limites, de l'hypnose à diverses drogues puis l'alcool et une tentative de suicide.
Le trait très spontané de Ferrandez, qui a aussi signé des carnets de voyage, le formant ainsi à la pratique d'un dessin sur le vif, convient admirablement à cette expérience. Les lignes ne sont pas toujours droites, mais expriment ainsi parfaitement les fissures, les failles, qui marquent son héros.
Ce style, on peut l'interpréter surtout comme la volonté de Ferrandez de viser moins un beau dessin (même si ses images ont une vraie beauté, avec des passages en couleurs directes à l'aquarelle superbes) qu'un dessin juste. Le découpage est classique, parfois traversé par des pages aux allures de fresque sur le monde intérieur de Laurent Aubier, visions baroques et fulgurantes dans lesquelles le lecteur cherche lui aussi un sens aux symboles (tous ne sont pas expliqués). Les cases sont parfois bordées par des extraits manuscrits extraits du fameux carnet remis au héros par l'infirmière qui a consigné ses confidences comateuses, un procédé visuel là encore simple mais immersif.
On atteint la conclusion de cette aventure avec le sentiment d'avoir lu une histoire peu commune, traité avec intelligence : n'est-ce pas la meilleure preuve qu'on a affaire à une grande BD ?
JESS LONG : IL ETAIT DEUX FOIS DANS L'OUEST est le cinquième tome de la série, écrit par Maurice Tillieux et Arthur Piroton, publié en 1985 par Dupuis.
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L'album compte trois histoires :
- 1/ Il était deux fois dans l'Ouest(22 pages). Une série de meurtres au couteau sème l'effroi dans la bourgade de Weedpach, dans le Montana. Le shérif, impuissant à résoudre cette affaire, se résout à faire appel au F.B.I. qui envoie sur place les agents Jess Long et Slim Sullivan. Leurs soupçons se portent rapidement sur Handy Bull, chauffeur du bus qui conduit les ouvriers à la phosphatière et joueur invétéré aux cartes, qui réussit, malgré son modeste salaire, à payer de grosses dettes...
- 2/ Le Saut de la mort (16 pages). Angela Ross vient demander à Jess Long de mener une enquête au sujet de lettres de menaces de mort adressées à son mari, le cascadeur Sam Ross, qu doit se produire dans un numéro très dangereux au casino "El Bras" de Las Vegas. La représentation tourne mal et Jess Long demande à son ami Slim Sullivan de s'informer sur le passé d'Angela et des frères Ross...
- 3/ Pour une poignée de balles (6 pages). Tina Loon, serveuse dans un bar fréquenté par Jess Long et Slim Sullivan, est abattue en plein jour par Vittorio Plomo. L'enquête mène les deux agents du FBI jusqu'au père de la victime, receleur qui vient d'être tué par un client mécontent...
J'avais prévu d'écrire une critique sur un autre album quand, l'autre jour, la bande dessinée que j'avais commencée à lire m'est tombé des mains. J'en ai profité pour exhumer ce livre que je n'avais pas ouvert depuis longtemps et qui m'a renvoyé presque trente ans en arrière. Du coup, c'est moins une critique que je vais rédiger qu'une sorte de témoignage.
Quand j'avais 13 ans, dans la ville où je vis, au mois de Septembre 1986, je suis allé à la Foire au Pré, une fête locale où étaient parfois invités, à l'époque, des artistes de bandes dessinées. Deux ans auparavant, j'avais ainsi rencontré André Chéret, l'artiste de Rahan, qui m'avait beaucoup impressionné (il faudra un jour que je relise quelques aventures du "fils des âges farouches"). Puis, donc, Arthur Piroton fit le déplacement.
Je ne connaissais pas son travail et ma mère m'acheta un des épisodes des Histoires peu ordinaires de Jess Long, ce tome 5, écrit par Maurice Tillieux, que je choisis, accroché par le titre qui évoquait le western de Sergio Leone, Il était une fois dans l'Ouest.
Le jour venu, après avoir lu les trois histoires de cet album, je me présentai devant Piroton pour une dédicace et il me dessina un superbe portrait de son héros avec une dextérité qui me sidéra, directement au feutre et au marqueur. Je ne possède pas beaucoup de dédicaces (même si j'ai eu la chance d'en avoir de Druillet, Juillard, Pellejero, Chauzy) mais celle-ci était la première que j'obtins et elle conserve donc une place à part.
Jess Long a, il faut bien l'admettre, un peu mal vieilli : les scénarios de Tillieux sont très classiques et lestés de dialogues franchement improbables pour des récits censés se dérouler aux Etats-Unis ("Cré vingt dieux !" dans une bulle de pensée d'un habitant de Weepach, Montana, c'est quand même curieux...). Les enquêtes elles-même demeurent bien conduites sans être renversantes, leur format court suffit (plus longues, elles seraient insuffisantes).
Par ailleurs, le personnage de Jess Long évoque énormément celui de Rip Kirby, créé en 1946 par Alex Raymond (même si je préférai les épisodes de John Prentice) : physiquement et psychologiquement, c'est la même chose. Slim Sullivan est le faire-valoir typique : toujours à cran et obéissant à son partenaire comme le ferait un adjoint, il est un peu plus intéressant mais sous-exploité.
Tillieux, qui était un fou de bagnoles (il mourra en 1978 dans un accident de la route) se fait plaisir dans Le saut de la mort et trouve en Piroton un collaborateur de grand talent. Le style réaliste de ce dernier cite abondamment celui de Leonard Starr (Mary Perkins) et Stan Drake (Kelly Green), avec un trait très détaillé et élégant.
Piroton animera Jess Long de sa création en 1969 jusqu'en 1995 (un an avant sa mort) et je me souviens donc de sa main si assurée qui signa ce portrait de son héros fétiche. Mais je mesure le privilège de l'avoir vu à l'oeuvre et je reste comme le gamin que j'étais alors aujourd'hui encore quand j'observe sa belle dédicace.
Quand vous avez la chance d'observer un artiste qui signe des dessins lors d'un séance, ayez en tête ce dont je me rappelle encore presque trente ans après : un dessinateur est aussi un artisan dont, pour paraphraser Gustave Courbet, "la main est le prolongement de l'oeil". Observer comment ses traits forment une image, souvent rapidement dans ces circonstances, est un moment délicat, gracieux, suspendu - de ceux qui font de vous un fan de BD pour toujours émerveillé.
Evidemment, ce n'est qu'un (malheureux) hasard, mais voir Pierre Tombal en couverture du numéro sorti après les attentats du 13 Novembre, ça fait quand même bizarre... Kinky & Cosy figurent sur le bandeau.
J'ai aimé :
- Harmony : Memento (2/6).Harmony découvre, toujours séquestrée chez le mystérieux Nita, qu'elle possède des pouvoirs télékinésiques...
Encore un autre épisode consistant (12 pages) pour cette série qui confirme son bon début dans le numéro précédent : dans l'interview de Matthieu Reynès en préambule, les références littéraires (Stephen King) mais surtout cinématographiques sont soulignées. Le découpage, la narration se permettent un tempo décompressée mais prenant, que le dessin dynamique et expressif met bien en valeur.
- Le Club des Huns : Rat-psodie en flûte !Attila, râlant toujours après son manque de notoriété, et sa bande font la connaissance d'un flûtiste peu commun : il s'appelle Hamelin et prétend avec son instrument attirer toutes sortes d'animaux... Ce qui pourrait être pratique pour mener une guerre, à condition de bien en jouer !
Dab's livre un récit complet de 5 pages très drôle, qui va crescendo jusqu'à une chute irrésistible et très... Piquante. Son dessin très vif, qui joue très habilement sur les valeurs de plans, est un régal.
- Rob.Clunch se rend compte que son robot n'a eu ni enfance ni adolescence, ce qui est cool, surtout pour un type comme lui qui avait des ambitions mégalos dans son jeune âge... James et Boris Mirroir continuent sur leur bonne lancée avec ces deux doubles strips à l'humour pince-sans-rire.
- L'Atelier Mastodonte. Lewis Trondheim dévoile son nouveau projet, qui donne des idées à Obion : c'est visiblement parti pour une nouvelle piste narrative, qui s'annonce délirante. Comme toujours, ce qui est pointé chez un auteur (y compris par lui-même, comme ici Trondheim) inspire à ses collègues à la fois la matière à des gags mais aussi une réflexion sur les manies de chacun.
- Tash & Trash. Les strips en une case de Dino sont souvent extraordinaires et celui-ci ne fait pas exception : c'est une miniature très drôle et ciselée.
- Dad.Rose, la mère de Roxane se lamente sur la vie de star, Dad encaisse... Nob excelle dans ce genre de gags où la chute est à la fois acide et savoureuse. Le découpage en gaufrier de 8 cases permet aussi de sublimer cette mécanique de précision. (Voir ci-dessous :)
En direct de la rédak propose une interview de Marc Hardy, le dessinateur de Pierre Tombal qui travaille actuellement sur un one-shot "Spirou par..." avec Zidrou, qui s'annonce très surprenant. On en apprend aussi un peu plus sur les prochains numéros de la revue, en particulier le "spécial Noël" (qui sera dispo dès le... 2 Décembre), un "spécial Star Wars", et le calendrier 2016 (entièrement dédié à Lucky Luke, pour ses 70 ans). La semaine prochaine, c'est L'Atelier Mastodonte qui sera largement à l'honneur.
Les aventures d'un journal consacre sa page au trop rare Frank Le Gall : espérons qu'il retrouve l'envie de dessiner, Théodore Poussin me manque.
Les abonnés ont droit à un nouveau pan du poster géant du Petit Spirou. No comment...
MAX FRIDMAN : LA PORTE D'ORIENT est le deuxième tome de la série, écrit et dessiné par Vittorio Giardino, publié en 1986 par les Editions Glénat.
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C'est la fin de l'été 1938 à Istanbul. L'ingénieur russe David Stern fuit la répression stalinienne menée par les espiosn du N.K.V.D., et cherche à se mettre en sécurité auprès d'un certain Besucov.
C'est dans ce contexte que débarque en Turquie Max Fridman dans le cadre de son activité de négociant en tabac, mais sa réputation le précède et les russes le croient ici en mission pour les services du contre-espionnage français pour récupérer Stern. Sur le bateau qui l'a mené ici, il a rencontré la belle Martha Witnitz, qui, comme il l'apprendra plus tard, est l'épouse de l'ingénieur en cavale, et qui devient à son tour une cible.
Max reçoit l'aide de son ami Guy Varand tout en recevant les conseils du mystérieux Slatek, qui l'incitent à s'en méfier. Stern attend chez Besucov de retrouver sa femme pour partir d'Istanbul. Fridman, excédé d'être dans la ligne de feu des espions, et craignant pour Martha dont il est devenu l'amant, s'emploie à retrouver lui aussi Stern et donc Besucov - qui n'est autre que Zadig, déjà rencontré en Hongrie quelques mois auparavant (voir tome 1, Rhapsodie hongroise).
Varand offre, au nom de la France, la possibilité de quitter Istanbul avec Martha, qui promet à Max de le revoir plus tard après qu'elle ait quitté son mari. Mais les retrouvailles des deux amants seront contrariées par la trahison des français alors que Hitler a envahi entretemps la Tchécoslovaquie...
Quatre ans après un premier tome de haute volée, Vittorio Giardino livre donc une nouvelle aventure de Max Fridman, à la pagination moindre (60 pages tout de même) mais toujours aussi passionnante et encore plus aboutie graphiquement.
Cette fois, le héros de l'auteur italien est mêlé à un sombre affaire sans être en service commandé, ce qui distingue ce récit du précédent. On peut lire cette histoire sans connaître l'épisode précédent, même si, dans la dernière partie, l'identité de Besucov est une référence à un des seconds rôles de Rhapsodie hongroise.
Giardino tire à merveille parti du cadre exotique qu'offre Istanbul tout en en faisant comme Budapest auparavant un nid d'espions que Max Fridman passe en fin de compte plus de temps à subir les attaques et à les fuir qu'à les affronter directement. Pourtant, la narration est si efficace que l'action ne manque pas et que le rythme est effréné. Jamais on n'est perdu dans les ruelles de la cité stambouliote ni dans les faits et gestes de ces barbouzes dont les hiérarques et leurs ordres varient comme les tactiques de joueurs d'échecs. Il y est constamment question d'alliances en vue de préparer la guerre qui s'annonce contre Hitler.
La figure de Stern suggère la tragédie, que modère à peine la romance qui se noue entre Max Fridman et Martha Witnitz : en vérité, Giardino insiste bien sur le fait que les protagonistes sont tous des pions dans une partie qui les dépasse (Fridman pris dans une affaire alors qu'il n'est pas en mission, Stern évitant les nazis, Martha s'abandonnant dans les bras de Max car elle sait ne plus aimer son mari - même si elle veut le sauver avant de le quitter - , Guy protégeant Max tout en appliquant les consignes des services français). Dans cette distribution, seul Zadig/Besucov semble encore maître de son destin, silhouette trouble aux identités floues comme ses convictions.
Graphiquement, l'album a mieux vieilli que son prédécesseur, avec une colorisation plus soignée qui met en valeur le mélange des ambiances somptueusement traduites par l'artiste. La fuite éperdue de Stern donne lieu à des scènes intenses, exprimant la détresse et la résignation. En parallèle, les séquences avec Max et Martha dégagent un érotisme à la fois élégant et prégnant.
Giardino conserve son style raffiné, avec des décors détaillés et des personnages à l'allure distinguée et aux physionomies variées, avec ce trait épuré et net. Martha Witnitz est une de ces créatures ensorcelantes comme sait si bien les dessiner l'italien, dont la beauté pleine de classe et de sensualité irradie une intrigue palpitante dont la conclusion est amère.
Le découpage témoigne de la densité narrative de cet album, avec une moyenne de huit-neuf plans par page, dont la qualité de finition et la fluidité des enchaînements "nourrit" la lecture.
Digne d'un suspense "hitchcockien", La Porte d'Orient traversée par Max Fridman est un superbe opus d'une série où l'Histoire est contée comme une aventure haletante.
MAX FRIDMAN : RHAPSODIE HONGROISE est le premier tome de la série, écrit et dessiné par Vittorio Giardino, publié en 1982 par les Editions Glénat.
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Max Fridman, quadragénaire juif, est un ancien agent du contre-espionnage français qui s'est installé en Suisse avec sa femme, Ada, et leur fille, Esther.
Ledoux, un de ses supérieurs, prend contact avec lui pour une mission périlleuse en Hongrie que Fridman accepte à contrecoeur mais forcé car il est soumis à la menace d'un extradition et d'un procès par la France qui couvre ses activités officielles de marchand de tabac.
Il arrive donc à Budapest en Février 1938 avec pour objectif d'apprendre qui abat les membres du réseau Rhapsodie et pour quelles raisons. Ethel Möget, une jeune femme, amante de Bonnefoi, agent français sur place, est la seule survivante de ces tueries.
Fridman la protège et devient ainsi à son tour la cible des nazis qui veulent remonter jusqu'à un certain Zadig au courant des plans du réseau : il est question d'une importante livraison d'armes à l'armée de Franco...
Après avoir été révélé par Les Enquêtes de Sam Pezzo (dont la série s'achèvera l'année suivant celle du lancement des Aventures de Max Fridman, en 1983), Vittorio Giardino débutait donc un projet très ambitieux en suivant les missions d'un élégant ancien agent des services de renseignements français juste avant (puis durant) la seconde guerre mondiale. L'auteur italien lui consacrera cinq albums, le dernier publié en 1999, tout en menant d'autres projets entretemps, mais ses efforts le consacreront comme un des maîtres du 9ème Art européen et même mondial en lui valant la plus haute des distinctions, le Yellow Kid award (l'équivalent d'un Prix Nobel de la bande dessinée).
Le volume de ce tome 1 impressionne d'emblée avec ses 90 pages ! Et pourtant, la première des qualités de cet ouvrage est qu'on le lit avec la même fluidité qu'un opus classique de 48 pages : ce tour de force passe par une narration extrêmement maîtrisée pour développer une intrigue pourtant tortueuse aux protagonistes ambigus.
Max Fridman est un héros atypique : son allure élégante, ses manières prévenantes, dissimulent à peine un homme meurtri par l'absence de son épouse et sa situation de père célibataire, mais aussi ses origines juives qui l'ont motivé à s'installer dans la quiétude de la campagne genevoise avec sa fille. Les références à son passé d'espion sont discrètes, tout juste devine-t-on en le découvrant qu'il s'est retiré du service dont la hiérarchie le rappelle pour une mission risquée qu'il est obligé d'accepter sous peine d'être extradé.
Requis parce qu'il n'est pas "grillé" mais aussi parce qu'il n'a pas le choix, c'est un personnage pour lequel on éprouve une sympathie immédiate et dont on va pouvoir admirer l'efficacité. Ce n'est pas un agent spectaculaire, il se balade sans armes, les détonations le font trembler, mais son intelligence tactique ne fait aucun doute et lorsqu'il comprend qu'il ne peut plus se fier à personne, sa détermination à terminer sa mission force le respect.
Giardino prend un évident plaisir à faire évoluer son héros dans une Budapest infesté d'espions, d'agents doubles, de magouilleurs : le trouble de l'immédiat avant-guerre est admirablement suggéré, jusqu'à la toute dernière image de la dernière page montrant l'entrée des troupes allemandes en Autriche. Cette aventure décrit parfaitement la poudrière qui menaçait l'Europe où il est moins question d'éviter la guerre que de s'y préparer en testant adversaires et alliés potentiels.
Le scénario, riche mais mené sur un rythme soutenu, se permet même quelques notes d'érotisme et une partie romantique, moins d'ailleurs pour émoustiller le lecteur que pour montrer les ultimes plaisirs permis aux héros avant le chaos.
Visuellement, Giardino produit de magnifiques planches d'un trait qui s'inscrit dans la "ligne claire" mais avec un style réaliste. Les décors sont très évocateurs, avec une abondance de détails et un soin apporté au jeux d'ombres et de lumières bluffants.
De même chaque personnage, dans une distribution foisonnante, bénéficie d'une expressivité et d'une physionomie très élaborées : Max Fridman est une figure instantanément mémorable avec son imperméable beige, son borsalino marron, sa pipe, sa barbe bien taillée, tandis que Ethel Möget est représentée de manière crédible en jeune femme aux abois dont le charme se révèle lors d'une sortie pour une soirée costumée. Les seconds rôles, de la séduisante Cléa au fêtard Von Kluberg en passant par le caméléon Zadig, bénéficient des mêmes attentions.
On ne peut déplorer que deux choses : d'abord, le fait que la colorisation ait très mal vieillie, et surtout que le lettrage de la traduction soit d'une telle médiocrité, indigne pour une BD d'une telle tenue et de la part d'un éditeur comme Glénat (même si la série elle-même a connu plusieurs rééditions).
Chaque aventure de Max Fridman étant lisible comme un récit auto-contenu, c'est une oeuvre facilement accessible mais qui s'adresse à un lectorat exigeant. Néanmoins, l'effort en vaut la peine car le résultat est et reste impressionnant.
L'HOMME IRRATIONNEL (Irrational Man) est le 46ème film réalisé de Woody Allen.
Le scénario est écrit par Woody Allen. Le film est produit par Jack Rollins. La photographie est signée par Darius Khondji.
Dans les rôles principaux, on trouve : Joaquin Phoenix (Abe Lucas), Emma Stone (Jill Pollard), Parker Posey (Rita Richards), Jamie Blackley (Roy).
Le film est sorti en France le 14 octobre 2015.
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Abe Lucas
(Joaquin Phoenix)
Abe Lucas est un professeur de philosophie d'une quarantaine d'années. En pleine crise existentielle, il se complaît dans une déprime alcoolisée mais accepte l'invitation du campus de Braylin de donner des cours durant la session estivale.
Jill Pollard
(Emma Stone)
La réputation de Lucas, dont la rumeur lui prête des liaisons avec des étudiantes et des méthodes d'enseignement aussi originales que discutées, le précède. Mais deux femmes en particulier ne s'en effraient pas : l'une d'elles est Jill Pollard, brillante élève de son cours.
Abe Lucas et Rita Richards
(Joaquin Phoenix et Parker Posey)
L'autre est Rita Richards, professeur de biologie, dont le couple bat de l'aile, et dont les infidélités sont notoirement connues.
Toutes deux ne tardent pas se rapprocher de Abe, qui finit par céder aux avances de sa collègue. Mais il se révèle impuissant, incapable de satisfaire une femme depuis un an parce qu'il est traumatisé par la mort d'un de ses amis en Irak et qu'il n'arrive plus à écrire son nouveau livre (sur Heiddeger et le fascisme).
Abe Lucas et Jill Pollard
(Joaquin Phoenix et Emma Stone)
Le hasard va pourtant bouleverser l'existence de Abe qui, alors qu'il déjeune avec Jill, surprend avec elle une discussion à la table voisine de la leur. Une mère de famille y confie à ses amis qu'elle est sur le point de perdre la garde de ses enfants au profit de son mari, dont l'avocat est visiblement de mèche avec le juge chargé de prononcer leur divorce.
Cette histoire poignante et injuste va inspirer à Abe un plan délirant bâti sur l'idée d'un "meurtre altruiste".
Jill Pollard et Roy
(Emma Stone et Jamie Blackley)
Les jours suivants, Abe revit littéralement, arrêtant de boire et de déprimer. Il recouche avec Rita et s'abandonne dans les bras de Jill. Le fiancé de cette dernière, Roy, devine vite la situation et finit par rompre.
Rita Richards et Jill Pollard
(Parker Posey et Emma Stone)
Mais quand le juge Spangler, celui-là même qu'incriminait la mère de famille dont Abe et Jill avaient entendu les confessions au restaurant, est retrouvé mort, l'affaire agite les médias et la communauté de Braylin. Rita puis Jill se mettent à suspecter Abe de ce meurtre et leurs relations avec leur amant va en être progressivement et profondément affectées, surtout quand l'étudiante décide de connaître la vérité...
Pour son 46ème film, Woody Allen revient en très grande forme, un an après le déjà excellent Magic in the Moonlight. La régularité avec laquelle le cinéaste new yorkais enchaîne les productions alors qu'il s'apprête à fêter son 80ème anniversaire (le 1er Décembre prochain) ne cesse d'impressionner.
Si on devait rapprocher L'Homme irrationnel de ses précédents et récents opus, il faudrait citer Le Rêve de Cassandre (2007) et Match Point (2005). En remontant plus loin en arrière, la référence la plus évidente serait Crimes et délits (1989). Ce qui relie tous ces titres concerne une réflexion acide sur la moralité et l'impunité du crime.
Il n'y a pas de hasard à voir Woody Allen citer abondamment des philosophes (en particulier les existentialistes, comme Jean-Paul Sartre, avec sa célèbre sentence : "L'enfer, c'est les autres") mais aussi Friedrich Nietzsche (et son ouvrage, Vérité et mensonge au sens extramoral) dans un opus dont le héros est justement professeur de philosophie. Mais la littérature est également convoquée via Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski. Toutefois, ces grands textes sont avant tout un moyen de contextualiser l'histoire et identifier les personnages, et non des instruments visant à transformer le film en un véhicule trop sérieusement référencé.
Le cinéaste interroge le thème du surhomme qui, en projetant de commettre un acte ignoble (en l'occurrence un meurtre), prétend faire le bien : c'est le point de bascule du scénario de Allen où Abe Lucas, décrit jusque là comme un individu pathétique, bedonnant, alcoolisé et désabusé, trouve une nouvelle raison de vivre en s'imaginant rétablir la justice dans un geste qu'il estime altruiste. Le propos est ambitieux mais le film l'exploite avec une épatante fluidité et un humour noir jubilatoire.
Le plaisir qu'on prend à suivre ce récit provient en grande partie au fait que Woody Allen en traite tous les aspects avec un dosage parfait entre une grande densité (tous les aspects du problème sont développés dans un film par ailleurs concis - il dure 95') et une malice jouissive (le rôle d'une a priori inoffensive lampe de poche gagnée lors d'une fête foraine décidera du sort du héros). Cette balance entre la comédie de moeurs et le questionnement plus grave produit des étincelles dans une oeuvre équilibrée et pleine.
La réalisation, chez Allen, ne passe pas par des effets voyants : peu ou pas de mouvements de caméra, mais plutôt une recherche du cadre juste, de la distance idéale avec les personnages, la composition des images (où les gros plans sont rares). Dans plusieurs de ses oeuvres récentes, on retrouve, comme ici, néanmoins un rapport aux corps plus palpable, avec le recours à des interprètes choisis pour leur capacité à composer non plus des doubles du cinéaste ou de ses muses emblématiques que des individus tourmentés entre leurs désirs sensuels et leurs interactions intellectuelles. Cette évolution est devenue sensible depuis que Allen a réalisé trois films avec Scarlett Johansson, qui a érotisé/sexualisé notablement son cinéma.
Si l'on pousse l'analyse plus loin, en évoquant la propre vie privée du réalisateur, il devient aussi troublant que ses films en sont devenus une sorte de reflet : encore une fois, il met en scène un homme face à une femme moins âgée que lui (ici Abe et Jill), auquel s'ajoute des seconds rôles intermédiaires (Rita et Roy). Cet homme mûr est déstabilisé par la jeunesse de celle qu'il finit par aimer, et qui causera, d'une manière plus ou moins radicale, sa chute (parfois au sens littéral, parfois plus symboliquement). Si cela confirme le féminisme du cinéaste, qui a toujours soigné ses héroïnes, on peut se demander dans quelle mesure cela parle de son propre couple actuel (avec une compagne beaucoup plus jeune) et de sa conception de la vie conjugale.
Comme dans son précédent film, la photographie est somptueuse et Darius Khondji fait une fois de plus des merveilles, donnant à l'image une lumière solaire qui apparaît comme un contrepoint élégant au cynisme du propos. Situé en plein coeur de l'été dans le cadre d'un campus chic, le récit possède ainsi une séduction que rend d'autant plus trouble une intrigue empoisonnée.
Quant à l'interprétation, elle est à nouveau de premier ordre, portée par des acteurs au sommet de leur art. Joaquin Phoenix joue pour la première fois dans un film du réalisateur new yorkais et s'y coule comme un familier de son oeuvre : lesté de quelques bons kilos, il impose une présence impressionnante, cabotinant d'abord en professeur aussi pédant que pesant avant de nuancer sa composition de telle manière que le spectateur le trouve successivement irritant, affligeant, sympathique et ignoble. Avec sa gueule cassée et mélancolique, il est inoubliable. Emma Stone retrouve pour la deuxième fois d'affilée Allen dans un emploi différent de celui qu'elle tenait dans Magic in the moonlight (une manipulatrice irrésistible) mais pour une figure radieuse. La séduction de la comédienne sublime tout le récit qu'elle traverse avec une grâce incomparable : conquis, le cinéaste a prédit qu'elle deviendra la plus grande vedette du cinéma américain dans le futur, et la finesse de son jeu ajoutée à son charme naturel semble effectivement lui ouvrir une voie royale.
Leur ronde amoureuse est un spectacle surprenant et nul autre que Woody Allen ne peut filmer la cristallisation des sentiments avec autant de drôlerie avant de précipiter les amants dans un engrenage aussi dramatique.
Parker Posey, qui fut dans les années 90 l'égérie du cinéma indépendant Outre-Atlantique, effectue un come-back inattendu dans un rôle qui paraît avoir été écrit sur mesure pour elle, dans sa nouvelle maturité d'actrice et de femme. Elle est extraordinaire en enseignante dont les désirs, à l'instar de tous les personnages de l'histoire, dominent la raison.
Enfin, Jamie Blackley incarne avec sobriété le rôle ingrat de Roy, le petit ami délaissé et jaloux, se plaignant de voir sa fiancée obnubilé par son rival alors même qu'il est le premier à lui en parler (un paradoxe typiquement "Allenien" et toujours aussi marrant).
Accompagné par une bande-son où Jean-Sébastien Bach côtoie l'entêtant The in-crowd du Ramsey Lewis trio (un morceau de jazz plus moderne que d'habitude chez le cinéaste), Irrational Man est une nouvelle pépite dans la collection de gemmes de la filmographie de Woody Allen - c'est même assurément un de ses chefs d'oeuvre, égalant en maîtrise et en perversité humoristique et morale ses meilleurs opus.