Avec ce sixième épisode de Black Hammer : Reborn, on arrive à la moitié de la série. Jeff Lemire passe donc à la vitesse supérieure dans un chapitre occupé au deux tiers par un flashback explicatif. Mais le scénariste canadien s'affirme aussi comme un vrai détecteur de tendances puisqu'il explore la notion de Multivers, qui préoccupe beaucoup Marvel et DC actuellement. Le dessin est toujours réalisé par le duo Malachi Ward-Matthew Sheean, dont la complicité et la maîtrise sont un régal.
1996. Alors qu'il malmène deux voyous pour leur soutirer le nom de leur chef, Skulldigger est distrait par le crash du Dr. Andromeda sur le toit dun immeuble. Il le rejoint et affronte son double d'une autre dimension qu'il neutralise avant d'évacuer son ami.
Dans le repaire de Skulldigger, le Dr. Andromeda, une fois remis, lui explique qu'il a découvert que la Para-Zone ouvre sur un Multivers. Au coeur de ces réalités alternatives dort l'Anti-Dieu et son double veut le réveiller pour détruire notre monde.
Skulldigger est dépassé par cette affaire mais Andromeda assure qu'il peut l'aider. Ils sont de tout façon les deux derniers héros en activité. Et peut-être est-ce leur destin de mener ce combat. Skulldigger accepte et Andromeda lui propose d'améliorer son matériel.
2016. Skulldigger et Black Hammer font face à Sherlock Frankenstein et sa Ligue du Mal. Ils sont rapidement vaincus, mais cela fait les affaires de Skulldigger qui sait que les vilains vont les expédier dans le Spiral Asylum de leur Terre parallèle... Où est detenu le Dr. Andromeda !
Sachant que Jeff Lemire n'est plus lié par un contrat d'exclusivité avec Marvel ou DC, il écrit dans son coin pour Dark Horse, éditeur de la franchise Black Hammer. Il faut bien avoir cela en tête pour mesurer à quel point le scénariste canadien est malin, voire visionnaire car dans cet épisode il a anticipé la mode actuelle chez les Big Two : le Multivers.
Chez DC, le Multivers est devenu un élément d'une notion encore plus vaste, l'Omnivers (c'est-à-dire le Multivers de plusieurs Multivers), comme Joshua Williamson l'a formulé, à la suite de Scott Snyder, dans la mini série Infinite Frontier. Chez Marvel, ce motif est multi-média puisqu'il a été exploité aussi bien dans les séries Loki et What if...? sur Disney +, les futurs films Spider-Man : No Way Home et Doctor Strange in The Multiverse of Madness, et dans plusieurs comics (Spider-Verse, Avengers Forever, etc).
Mais alors que tout ça se met tout juste en place (quand bien même le Multivers n'a rien de neuf chez DC comme chez Marvel. Il s'agit plutôt d'un regain d'intérêt pour lui.) chez les Big Two, Jeff Lemire, dans son propre univers de poche, le Black Hammer-verse, a senti qu'il était temps d'abattre cette carte et de la jouer à fond avec Black Hammer : Reborn.
Lemire aussi avait préparé le terrain : la Para-Zone, chère au colonel Weird depuis le début de la franchise, était un moyen idéal pour introduire un Multivers. D'un point de vue plus méta-textuel, on peut même dire que tout l'univers Black Hammer repose sur le concept de Multivers puisque Lemire, en s'amusant à donner ses versions de héros Marvel et DC, a fondé son entreprise sur une variante qui serait commune aux créations des Big Two. Une sorte d'univers de synthèse, un néo-Amalgam (pour reprendre l'idée développée en 1996 par les deux éditeurs, qui avaient proposé des héros fusionnés).
Au coeur de ce sixième épisode, qui, et ce n'est évidemment pas un hasard, se situe à la moitié de la série Black Hammer : Reborn, il y a donc ce motif du Multivers à la sauce Lemire. Les deux tiers de l'épisode sont formés par un flashback situé en 1996, donc vingt ans avant les événements de la série. A cette époque, Skulldigger agit seul, après que la détective Amanda Ryan ait récupéré son epéhémère sidekick Skeleton Boy (comme c'est mentionné de façon suggestive et discrète). Les Unbelievable Unteens ont disparu. L'équipe du premier Black Hammer également (suite à leur bataille contre l'Anti-Dieu). Skulldigger est donc le dernier "héros" actif. Jusqu'à ce que le Dr. Andromeda resurgisse, mal en point, avec son double à ses trousses.
L'existence de ce doppelgänger suffit à introduire l'idée du Multivers, expliqué ensuite par Jim Robinson/Andromeda à Skulldigger. Surtout, comme le vigilante, on apprend qu'au coeur du Multivers se trouve l'Anti-Dieu, qui n'est donc pas mort mais assoupi, et que l'autre Dr. Andromeda veut réveiller pour détruire notre monde (celui de la série). Dans la mythologie de Black Hammer, l'Anti-Dieu est lui-même un amalgame, inspiré par Galactus mais aussi Darkseid ou la vague d'Annihilation (out toute autre menace d'envergure cosmique et multi-dimensionnelle). C'est littéralement la traduction incarnée de la guerre des mondes car qui réveillera l'Anti-Dieu condamnera la Terre. S'il existe un autre Dr. Andromeda, plus belliqueux, provenant d'une Terre parallèle, alors l'Anti-Dieu pourrait devenir son arme suprême pour détruire la Terre où vit Skulldigger (et par extension celle où ont vécu tous les héros écrits jusque-là par Lemire).
Au détour de ce topo, qui passe cependant comme une lettre à la poste car Lemire fait de Skulldigger le personnage par lequel nous sommes initiés à ce concept de Multivers (c'est-à-dire un personnage moins intelligent que Andromeda, mais pas non plus complètement crétin - "moins crétin que j'en ai l'air" dit-il), Lemire réussit à glisser une superbe mention à la notion de paternité quand Jim Robinson aperçoit l'habit de Skeleton Boy dans le gymnase de Skulldigger. Il pense qu'il s'agit du fils du vigilante et cela le renvoie à sa propre histoire, tragique, de père (racontée dans Doctor Star and the Kingdom of Lost Tomorrows). Par extension, on peut aussi estimer que l'Anti-Dieu est une sorte de Père de Tout (ou de Rien, du Néant qui menace). C'est brillant.
Puis la fin de l'épisode nous ramène en 2016 et au moment où nous avions quitté Skulldigger et Black Hammer (Lucy Weber) à la fin du #5, face à la Ligue du Mal de Sherlock Frankenstein. Contre toute attente, les vilains ont facilement raison des deux héros (et on peut y lire la pensée de Lemire selon laquelle le génie scientifique de Sherlock Frankenstein - comme celui de Jim Robinson - est supérieur à la magie de Black Hammer). Ils sont alors embarqués pour l'asile de Spiral City 2 (la Spiral City de la Terre parallèle qui menace de percuter notre Terre) : cela fait les affaires de Skulldigger (et explique pourquoi il n'a pas résisté aux vilains et a déconseillé à Black Hammer de tenter de les battre) car dans cet asile est enfermé Jim Robinson/Andromeda, le seul héros capable de sauver l'univers (puisqu'il en a percé le mystère primordial, celui du Multivers et du danger qu'il referme avec l'Anti-Dieu endormi).
L'épisode est magistral narré, pas seulement par le scénario mais aussi par son dessin. Le tandem Malachi Ward-Matthew Sheean fait des étincelles. Leur trait est incroyablement texturé tandis que leur découpage est simplissime. La série est gâtée car elle ne perd rien en qualité visuelle en étant passé de Caitlin Yarsky (qui signe la couverture) à Ward-Sheean.
Pourtant, c'est un exercice difficile pour les artistes car un épisode quasiment entièrement consacré à un dialogue explicatif entre deux héros, entre quatre murs sur le sujet du Multivers, c'est pas très sexy. Et la fluidité de la mise en scène, l'expressivité des acteurs, tout ça rend ce devoir imparable. Rien n'est épargné aux deux dessinateurs puisque Skulldigger (qui tient à son identé secrète) garde son casque sur la tête durant toute sa conversation avec Robinson : Ward et Sheean n'ont que les yeux du justicier et ses gestes pour traduire les émotions qui le traversent pendant que Andromeda expose ses découvertes et son plan. C'est bluffant.
Tout est bluffant à vrai dire dans Black Hammer : Reborn, qui est la quintessence de ce qu'un comic-book super-héroïque mainstream et indé à la fois peut offrir. C'est intelligent, palpitant, épique. Jeff Lemire est vraiment au sommet de son art, un conteur sans pareil.