Quand la relance de Daredevil par Chip Zdarsky (scénario) et Marco Checchetto a conclu son premier arc au début de cette année, sa lecture m'avait irrité car je n'étais pas satisfait de la direction adoptée (alors que le début de ce premier arc était encourageante). J'avais arrêté les frais aussi sec, puis tenté de m'y remettre au #11, sans être convaincu. Mais je n'ai pas cessé de lire la série et j'ai constaté son évolution accrocheuse. Une raison pour tout reprendre et proposer des critiques par arcs. De quoi apprécier la perspective du projet.
Après avoir survécu à un accident et plusieurs semaines dans le coma, Matt Murdock est de retour dans son quartier de Hell's Kitchen. Il est hanté par son rapport à la religion et se souvient de ses échanges avec le père Simmons, avant et après avoir perdu la vue, après le meurtre de son père, estimant que Dieu le punissait plus qu'il ne l'éprouvait. Dans un contexte hostile (le maire, Wilson Fisk, poursuit sa chasse aux justiciers masqués), Daredevil interrompt un cambriolage mais, à court de forme, se fait corriger par les voleurs. Il doit fuir, mais ignore qu'il a tué un des malfrats...
Daredevil jure à Foggy Nelson qu'il n'a assassiné personne mais refuse d'abandonner sa double vie. Le détective Cole North, muté de Chicago, est chargé de l'affaire et reçoit carte blanche de Fisk pour appréhender Daredevil. Celui-ci épie leur dialogue et comprend que le Caïd ne l'a pas piégé. Désorienté, il se passe les nerfs sur quelques voyous mais observe que ceux-ci, leurs victimes et les autres héros se méfient désormais de lui. Daredevil revient sur les lieux du drame mais North le surprend...
Blessé par balles, Daredevil tente de fuir mais la police boucle le quartier. Coincé, il est défié en combat singulier par Cole North, sous le regard de Fisk. Dominé, il est arrêté mais un agent empêche North de le démasquer publiquement. Alors qu'il va être conduit au poste, des coups de feu sont tirés depuis un toit et des fumigènes obscurcissent la rue. Daredevil est évacué par un mystérieux allié...
Malheureusement, Daredevil doit la vie sauve au Punisher, convaincu qu'il s'est enfin résolu à adopter les mêmes méthodes expéditives que lui contre la pègre. Il détient un homme de main du Hibou et teste Daredevil pour lui laisser ou non la vie sauve. Quand il accepte de le laisser filer, le Punisher l'abat alors que le malfrat tente de le tuer avec une arme qui traînait. Daredevil se révolte et neutralise le Punisher puis détruit sa planque. Il le dépose devant un commissariat.
Parce que le Punisher avait évoqué un important deal de drogue du Hibou dans un entrepôt, Daredevil s'emploie à l'empêcher. Mais les sbires de son ennemi ripostent en bloc. Il ne doit la vie sauve qu'à l'intervention de ses amis, les Defenders. Il revient à lui chez Iron Fist et craque nerveusement, pensant qu'ils vont le livrer à la police et qu'il le mérite. Mais Luke Cage et Jessica Jones démentent. Daredevil s'éclipse, accablé par leur indulgence. De retour chez lui, il est attendu par Spider-Man qui le convainc de cesser ses activités de justicier avant que d'autres l'y obligent.
Il est fréquent qu'on fasse le reproche à des scénaristes de comics modernes d'écrire en fonction de la parution de leurs histoires en albums. Cette construction narrative en arcs de cinq-six épisodes en moyenne correspond en effet au format des recueils et sert de maître-étalon aux auteurs (même s'il arrive que des intrigues soient résolues en moins de chapitres ou se prolongent au-delà).
Lorsque la relance de Daredevil sous l'égide de Chip Zdarsky a débuté sa parution au début de cette année, il s'agissait d'une suite directe au run de Charles Soule, au terme duquel l'homme sans peur finissait dans le coma à l'hôpital, alors qu'il était dans les cordes à cause du Caïd devenu le nouveau maire de New York. Il est fait clairement référence à cette période dès la scène d'ouverture du premier épisode de ce nouveau volume quand Matt Murdock évoque son séjour à l'hôpital et prend des cachets.
Plus loi, on le voit, en tenue de Daredevil, exécuter des acrobaties sur les toits de la ville et manquer de peu une corniche. C'est un héros fatigué, à court de forme, en perte de repères, convalescent, et tout cet arc va le confirmer puisqu'il se fait rosser par des voyous minables, blessé par balle, sauver par les Defenders, s'effondrer psychiquement.
Zdarsky aime visiblement écrire Daredevil dans une ambiance noire - un signe supplémentaire que le run de Mark Waid a été une parenthèse dans la série. Il s'inscrit aussi dans un courant actuel où les scénaristes apprécient visiblement de malmener leurs héros sans forcément qu'ils surmontent cette mauvaise passe (Jason Aaron a mutilé Thor, puis a donné son marteau à Jane Foster ; Al Ewing développe Hulk comme une série horrifique épousant le côté monstrueux du géant vert, Ta-Nehisi Coates a replongé Captain America dans les affres de la saga Secret Empire, Dan Slott a versé dans le cauchemar transhumaniste avec Iron Man, etc.). Au cinquième épisode, Matt Murdock s'incline devant les arguments de Spider-Man et lui remet symboliquement son masque pour signifier qu'il cesse d'être Daredevil.
Ce qui m'avait le plus déplu à la première lecture relève non pas du détail mais finalement d'un élément qui sera vraiment embarrassant plus tard. En effet, les Defenders - Iron Fist, Jessica Jones, Luke Cage - excusent de manière incompréhensible Daredevil quand il craque parce qu'il est certain d'avoir tué le cambrioleur Leo Cassaro. Pour eux, il s'agit d'un dommage collatéral, d'un incident, qui peut arriver à n'importe quel justicier, c'est un risque du métier - qui, tant qu'il ne devient pas une habitude, peut être admis.
Sur ce point il me semble encore que Zdarsky commet une erreur totale car Iron Fist ne pourrait jamais dire cela (étant donné les principes qu'on lui a inculqués à K'un L'un), encore moins Luke Cage (qui a fait de la prison pour un crime dont il était innocent) ni Jessica Jones (qui a appris la difficulté de cohabiter avec ses démons). L'attitude de Spider-Man, après cette scène absurde, et ses mots sont bien plus justes - et DD/Murdock le reconnait implicitement en mesurant l'opportunité qu'il lui donne (le retrait volontaire ou l'arrestation future par ses pairs). De plus, Spider-Man ayant lui aussi été accusé de meurtre (à tort et à raison) s'exprime avec la légitimité de l'homme d'expérience et la sagesse d'un vieil ami.
Bien entendu, on peut estimer immoral que personne ne livre Daredevil à la justice, sachant ce qu'il a fait, et parce qu'il l'avoue lui-même. Mais, en même temps, le lecteur n'a pas la conviction absolue que DD ait tué Leo Cassaro. Il semble bien qu'on l'ait piégé, même si le Caïd n'y est pour rien. C'est, disons, un homicide involontaire, un coup ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Cela n'exonère pas Daredevil d'un procès et donc d'être confié à la police. Mais cela n'en fait pas un tueur dans la nature comme le Punisher. Cette zone de gris confère une belle ambiguïté au propos de Zdarsky qui interroge la notion de justice et la fonction de justicier. En envoyant DD en prison, Zdarsky aurait répété le premier arc de Ed Brubaker en son temps. En le laissant libre mais en sacrifiant sa double vie, il laisse la porte ouverte à des développements intrigants et accrocheurs.
C'est à la lumière de cela que j'ai réévalué cette histoire et voulu lui donner une nouvelle chance. Et puis aussi pour Marco Checchetto car je suis un grand fan de l'italien. Il avait laissé son ami Franceso Mobili (qui l'assiste sur le troisième arc, en cours actuellement de parution) le soin de terminer Old Man Hawkeye pour disposer de temps sur la reprise de Daredevil, un de ses personnages favoris.
Car ce n'est pas la première fois que Checchetto l'anime : il suppléa Roberto de la Torre lors du bref run écrit par Andy Diggle, puis signa l'intégralité d'un crossover co-écrit par Mark Waid et Greg Rucka mettant en scène DD, Spider-Man et le Punisher. Cette fois, il a l'occasion de s'attarder sur le personnage et son univers.
Ses planches sont formidables, on apprécie qu'il ait pu s'y consacrer minutieusement comme en témoignent la richesse des détails des décors aussi bien intérieurs qu'extérieurs. Plusieurs fois, on remarque l'abondance des plans pour situer l'action, qu'il s'agisse du bar mal famé dans lequel Matt séduit une jeune femme, du bureau de Wilson Fisk à la mairie, de la planque du Punisher, ou alors du réalisme épatant des rues de Hell's Kitchen, des toits de New York, du quartier des entrepôts investi par le Hibou et son gang.
Grâce aussi aux couleurs de Sunny Gho (partenaire fréquent de Leinil Yu), on est immergé dans une atmosphère oppressante, majoritairement nocturne, parfaitement rendu. Certes, cela renvoie encore à la période Frank Miller-Klaus Janson, qui a profondément et durablement marqué la série, mais c'est si bien fait qu'on aurait mauvaise grâce de s'en plaindre.
Checchetto excelle aussi dans la représentation des personnages. Son Caïd en impose par son gabarit impressionnant et son élégance, il est le maître de New York et le lecteur le déteste pour cette domination désormais officielle qu'il exerce, le plaisir sadique manifeste qu'il a à assister à la chute de son ennemi. Cole North, un personnage inédit, est incarné puissamment et n'a aucun mal à être crédible comme flic acharné, à la fois répugné par Wilson Fisk et Daredevil, auquel il tient tête physiquement sans que jamais cela ne soit ridicule. Les apparitions des Defenders ou de Spider-Man sont admirablement illustrées.
Quant à Daredevil lui-même, Checchetto se permet quelques retouches subtiles : à la place de ses gants, il lui dessine des bandages rouges (un clin d'oeil au boxeur), son pantalon ne le moule plus et ses bottes sont lacées. Les coutures du costumes et du masque sont apparentes. Surtout, Matt Murdock a les cheveux plus fournis, ébouriffés, et porte une barbe de trois jours, qui renseignent sur sa condition mentale et physique. Il se néglige, arbore une mine fatiguée, ce qui colle avec l'aspect d'un homme fraîchement sorti de l'hôpital, sous traitement médical, mais qui ne se ménage pas (à ses risques et périls). Tout cela forme un tout cohérent et très poignant. On sent d'entrée que le héros ne va pas bien, que ça ne va pas s'arranger, et sa chute avérée vient confirmer ce que son look suggérait.
Il apparaît en fait que Chip Zdarsky et Marco Checchetto présentent dans leur reprise de la série un point commun évident avec ce qu'avait fait Charles Soule et Ron Garney : un (re)démarrage déroutant et intense, avec une vraie force visuelle, et un appel tacite à la patience du lecteur. Les récents développements de ce run soulignent tout cela en entraînant Daredevil hors des sentiers battus, avec quelques notes étranges au niveau de la caractérisation, mais une volonté réelle de ne pas laisser le héros et ses fans au repos.