THEODORE POUSSIN : NOVEMBRE TOUTE L'ANNEE est le 11ème tome de la série écrite et dessinée par Frank Le Gall, publié en 2000 par Dupuis.
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En Novembre 1932, Théodore Poussin obtient une place de commissaire à bord du "Cap Padaran", un cargo mixte commandé par le capitaine Grandieu, à bord duquel va embarquer une troupe de théâtre depuis Dunkerque. Avant le départ du navire, l'inspecteur vient interroger les responsables car il est aux trousses d'un meurtrier en série surnommé "le requin" (à cause de son goût pour le sang).
Une fois en mer, Théodore remarque parmi les membres de la troupe le nom d'une vieille connaissance, Barthélémy Novembre, qui fut celui que son père biologique, le capitaine Charles Steene, chargea de veiller sur lui tout en l'empêchant de le retrouver. Novembre est un individu louche, comédien à l'origine, et Théodore le soupçonne d'être le tueur recherché par la police.
La disparition durant le voyage du régisseur et les relations exécrables entre les comédiens ajoutées aux doutes de Poussin entretiennent un climat tendu. Mais la vérité sera bien plus étonnante que ce que pense notre héros...
Trois ans séparent ce tome, l'avant-dernier de la série, du précédent (qui concluait le diptyque de La terrasse des audiences), et il est aisé de considérer que Frank Le Gall sentait la fin de son projet approcher : en effet, il mettra ensuite cinq ans pour livrer un nouvel album.
Pourtant, à la lecture, le dénouement ne se fait pas sentir et on a même le plaisir de constater que l'auteur est très inspiré par cette 11ème aventure placé sous le signe du polar, dans un registre proche des romans d'Agatha Christie. D'une manière très efficace, il revisite le genre en soi du crime en huis clos avec cette intrigue de serial killer ayant trouvé refuge sur un bateau.
Pour développer une histoire pareille, il faut avant tout un bon casting et Le Gall ne déçoit pas en imaginant une troupe de théâtre dirigée par Henri Ballet, un auteur qui ne recule devant aucune grosse ficelle pour faire frissonner son public, donc tout spécialement intéressé quand il entend parler de ce tueur en liberté. Les membres de son équipe se détestent tous et font tous d'excellents suspects, en particulier Desmoulins (expert des rôles sinistres), Flanquet (désigné comme "monstre"), Jacques (le jeune premier cynique) ou Mme Vallier (la doyenne méprisante), sans oublier M. Novembre (un personnage présent régulièrement dans le premier cycle de la série, ambigu à souhait, qui s'y entend comme personne en trucages et mystifications).
La résolution de l'affaire est assez originale pour satisfaire le lecteur qui aura d'abord voulu percer le mystère du "requin", mais le véritable intérêt du récit réside dans son ambiance bien campée par Le Gall, dont on éprouve toute la tension comme Théodore Poussin, cette fois dans une partition plus active que spectatrice.
Les dessins sont remarquables aussi. La représentation du "Cap Padaran", qu'il soit montré de l'extérieur ou de l'intérieur, est admirable, précise sans être surchargé de détails, avec ce trait clair et élégant qui fait de Le Gall cet artiste si talentueux. On devine facilement la documentation solide sur laquelle il s'est appuyé mais il ne cherche jamais à épater la galerie avec une reconstitution de cargo qui pourrait trop détourner l'attention du lecteur par rapport à son intrigue.
Ses personnages sont une fois encore parfaitement caractérisés, dotés de physiques immédiatement identifiables, permettant à l'histoire de se développer sans qu'on soit perdu par le nombre de protagonistes. La figure de M. Novembre domine ce casting fourni avec son charisme équivoque contrastant avec la bouille ronde de Théodore Poussin : peut-être n'est-ce qu'une idée que je me fais mais je ne peux m'empêcher de voir Louis Jouvet comme le modèle de ce fascinant individu.
Le découpage simple mais dense (une moyenne de dix plans par page) et la colorisation de Dominique Thomas, superbe, achèvent d'accrocher le lecteur.
Un nouveau chapitre passionnant dans la saga de Frank Le Gall.
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THEODORE POUSSIN : LES JALOUSIES est le 12ème tome de la série écrite et dessinée par Frank Le Gall, publié en 2005 par Dupuis.
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En Décembre 1933, Théodore Poussin s'est installé sur une petite île perdue d'un archipel indonésien où il possède une plantation de cocotiers, cultivée pour produire du coprah. Il est assisté dans sa tâche par le contremaître Bouis, qui mène les indigènes employés avec sévérité ; Martin, son vieil ami en charge de l'administration ; et M. Novembre, qui s'occupe du jardin.
Cette petite communauté de messieurs tranquilles va être perturbée par l'arrivée inattendue de Chouchou Bataille (voir les tomes 9 et 10, La terrasse des audiences 1 & 2). Elle est venue proposer à Théodore de faire leur vie ensemble, comme ils l'avaient envisagé autrefois. Cela le surprend tant qu'il demande un délai de réflexion.
Sage décision en vérité car, au détour d'une conversation au cours de laquelle ils évoquent André Clacquin, l'ami d'enfance de Théodore, ce dernier devine que Chouchou lui cache quelque chose à son sujet - et il finit par découvrir, accidentellement, qu'elle est déjà mariée.
La situation prend un tour plus dramatique lorsque le capitaine Crabb, avec lequel Théodore eut maille à partir jadis, débarque sur l'île en même temps que Clacquin : le premier pour se venger en s'accaparant les biens de Poussin, le second pour récupérer son épouse...
Ainsi donc, après cinq années d'attente, les fans de Théodore Poussin purent enfin, en 2005, découvrir son ultime (à ce jour, car il paraîtrait qu'un 13ème tome serait dans les tuyaux) aventure.
Comme c'est fréquent dans ce cas de figure, on peut (sur)interpréter facilement beaucoup d'éléments narratifs en voulant y déceler des signes de la fin de la série, comme si l'auteur voulait à la fois conclure en beauté et opérer une synthèse d'histoires antérieures. Ainsi il est à nouveau question (comme dans le tome 8) d'une maison dans une île, décor autour duquel gravite un groupe de personnages, mais cette fois sans renfort fantastique.
La présence de plusieurs protagonistes déjà vus dans de précédents épisodes renforce aussi cette impression de dernier acte : on retrouve ainsi Chouchou Bataille (tomes 9 et 10), M. Martin (présent dans le premier cycle), André Clacquin (tome 7), et M. Novembre (revenu dans le tome 11 après avoir eu un rôle récurrent dans les six premiers tomes).
L'histoire se divise nettement en deux parties : d'abord avec l'arrivée de Chouchou et la reprise de sa romance avec Théodore Poussin, puis ensuite avec celles simultanées de Clacquin et du capitaine Crabb, tous deux venus récupérer quelque chose auprès du héros (l'un une revanche, l'autre sa femme). Cette construction donne au récit un aspect un peu déroutant, avec notamment une seconde partie beaucoup plus dramatique (et quelques scènes étonnamment violentes, comme une décapitation), alors que dans un premier temps l'incertitude autour du couple reformé par Chouchou et Théodore semblait indiquer une trame romantique plus classique.
Mais Le Gall est suffisamment habile et doué pour livrer une aventure à la fois intimiste, sentimentale et palpitante, durant 48 pages denses et fluides à la fois. La subtilité avec laquelle il anime ses personnages, le soin avec lequel il pose ses ambiances, assure au lecteur un excellent moment, tout à fait dans la ligne de ses précédents albums.
Graphiquement, c'est une merveille : encore une fois, les décors sont somptueux, Le Gall imaginant une île paradisiaque mais crédible, dont il exploite parfaitement différents sites (la maison, la plage, l'embarcadère, la plantation de cocotiers, la forêt, la montagne), et la colorisation de Dominique Thomas, avec ses à-plats sobres et dosés, ajoute au ravissement.
C'est aussi un plaisir de revoir Chouchou Bataille, un des rares personnages féminins de la série, que Le Gall a doté d'un physique délicieux, très élégant - le genre de fille dont on croit sans difficulté que le héros soit amoureux tout en s'en méfiant comme on se méfie de toutes les filles très mignonnes.
Le casting offre une collection de visages et physionomies variés, tous très crédibles dans leurs rôles, avec ce qu'il faut de contraste par rapport à Théodore Poussin et son éternel air de jeune homme lunaire et volontaire à la fois.
Le découpage suit sagement l'évolution d'une intrigue n'autorisant pas de fantaisies (alors que dans le tome précédent, Le Gall s'était essayé à des pages plus audacieuses, lors de la scène d'ouverture ou d'une séquence onirique). Mais cette simplicité n'a jamais empêché la série d'être efficace et plaisante.
Quel que soit l'avenir de Théodore Poussin, qu'il revienne ou pas dans une prochaine histoire, Les Jalousies constitue de toute façon un épilogue très abouti, pour une série dont le second cycle est vraiment un sans-faute.