samedi 23 janvier 2021

RORSCHACH #4, de Tom King et Jorge Fornes


Ce nouvel épisode de Rorschach est une nouvelle fois très réussie. Tom King signe une oeuvre fascinante, qui n'a en fait rien de super-héroïque : il s'agit d'un récit policier et psychologique, au rythme volontairement lent, qui joue sur les ambiances et les personnages dans le cadre d'une intrigue tortueuse. Pour qui s'y abandonne, c'est passionnant. D'autant que Jorge Fornes, en total adéquation avec son scénariste, livre des planches très rigoureuses, qui vous accrochent et ne vous lâchent plus.


Après la mort de son père, Laura Cummings, le "Kid", se fait embaucher dans un cirque. Elle y exécute un numéro où elle a la possibilité d'exercer ses talents de tireuse en compagnie d'un jongleur. C'est un succès.


Laura devient l'ami d'un haltérophile qui se produit dans la même troupe. Aujourd'hui, visité par le Détective, il purge une peine de prison pour plusieurs meurtres. Il a été l'ami le plus proche de Laura pour qui il commis ses crimes afin de lui éviter d'être arrêtée par la police.


Le Détective, en auditionnant le colosse, comprend qu'il a été en vérité manipulé par Laura. Celle-ci voulait punir des hommes qu'elle jugeait dangereux, mais sans en avoir la moindre preuve. Son complice allait devenir son bras armé et, pour préserver son identité, il enfila le masque de Rorschach.
 

Comme Laura, le colosse était convaincu que des aliens contrôlaient mentalement des terriens mais que le Dr. Manhattan l'avait anticipé en transférant l'esprit des Watchmen dans de nouveaux corps. Le colosse était devenu l'hôte de Rorschach. Et, même en prison, un autre, bientôt, le remplacerait...

Je peux me tromper, après tout nous n'en sommes qu'au quart de cette mini-série, mais il me semble que le vrai thème de Rorschach vient de nous être dévoilés dans cet épisode : il s'agirait d'une histoire de possession/dépossession. Et cela s'appliquerait aussi bien d'un point de vue narratif que métatextuel.

Dans cet épisode, on suit donc le parcours d'un haltérophile forain qui fut l'ami (mais pas l'amant, même s'il semble clair qu'il avait des sentiments amoureux pour Laura Cummings) du "Kid", la complice de Wil Myerson. Le Détective l'interroge sur leur relation alors qu'il purge une peine de prison pour plusieurs meurtres pour lesquels il est passé aux aveux et qu'il a commis, comme on va le découvrir, sous l'influence de Laura Cummings.

Le personnage de ce colosse de foire renvoie directement à Rolf Müller qui, dans les Mémoires d'Hollis Mason dans Watchmen, était selon le premier Nite Owl l'alter ego de Hooded Justice, le membre le plus brutal des Minutement, ce groupe de justiciers des années 40. Müller lui aussi se produisait dans un cirque et accomplissait des numéros de force.

La théorie de Mason n'a jamais été vérifié. Dans Before Watchmen : Minutement, Darwyn Cooke jouait avec cette idée, en y ajoutant un élément : Müller était gardien dans un camp nazi où étaient détenues Silhouette, autre membre des Minutement, et sa soeur. Silhouette fut sauvée par Ursula, sa future compagne, infirmière dans ce camp. 

Cette version, sinistre, du personnage sera invalidée dans la série télé de HBO où Damon Lindelof imagine que Hooded Justice est un policier noir qui se déguise pour s'attaquer à des suprémacistes blancs. En revanche, dans la série comme dans les BD, Hooded Justice est un homosexuel, amant de Captain Metropolis, le leader des Minutemen.

Pour ma part, je ne valide aucune de ces deux pistes (celle de Cooke comme celle de Lindelof). Je pense que Alan Moore a brouillé les pistes à dessein concernant Hooded Justice pour que le lecteur puisse imaginer ce qu'il voulait. Le scénariste anglais savait très bien doser ses révélations (comme le prouve celle concernant le véritable père de Laurie Jupiter), s'il avait voulu dire qui était Hooded Justice, il l'aurait fait pour que le lecteur sache si son identité réelle avait une importance.

Finalement, ces questions d'identité, de possession/dépossession reviennent au premier plan dans ce quatrième épisode de Rorschach. On apprend très vite que le colosse ami de Laura Cummings est un tueur, mais il le devient pour éviter à la jeune femme de commettre un meurtre (elle veut tuer un homme qui a avoué, en état d'ébriété, avoir tué sa femme en la battant à mort). Il accomplit un crime parfait, sans témoin, sans moyen de remonter jusqu'à lui, et qui passe pour un suicide évident. Mais qui lui vaut les récriminations de Laura, qui se sent comme dépossédée.

Bouleversé à l'idée d'avoir perdu son amie, le colosse regagne son estime en endossant le rôle, le surnom et le masque de Rorschach. Il ne s'agit pas d'un jeu de rôle : Laura est convaincue que l'ancien membre des Watchmen a survécu d'une manière délirante depuis que le Dr. Manhattan aurait transféré son esprit dans le corps d'un autre pour qu'il poursuive sa mission de vigilant. Ses cibles, désormais : des délinquants négligés par la police qui serait sous le joug mental d'extra-terrestres (la théorie déjà développée par le père de Laura).

Au début, King laisse penser que le colosse agit pour conserver l'amitié de Laura. Puis, progressivement, il révèle qu'il commet des meurtres par conviction car lui aussi croit que des aliens contrôle mentalement des terriens et qu'une vaste conspiration est ourdie par les autorités. Le masque et le nom de Rorschach deviennent des emblèmes pour ces complotistes criminels, comme Walter Kovacs (le Rorschach originel) était persuadé que "la fin était proche" (et qu'un autre complot visait les justiciers masqués - ce qui se révélera vrai d'une certaine manière quand, avec Nite Owl II, il découvrira le plan abominable d'Ozymandias suite à l'assassinat du Comédien).

Dans tout embrigadement, il y a de l'aveuglement : les conspirationnistes sont convaincus de ce qu'ils prétendent, il ne s'agit pas d'une réalité alternative, mais bien d'une évidence pour eux. On l'a vu récemment avec les électeurs américains qui estimaient que la présidentielle était truquée, la victoire de Joe Biden ursurpée, mais aussi tous les "antivax" qui racontent que le vaccin contre les Covid-19 contient une puce électronique ou qu'il provoquerait d'autres maladies graves, que le virus lui-même aurait été propagée pour décimer une partie précise de la population, etc.

Ici, Laura est une enfant élevée par un père survivaliste, pro-armes et conspirationniste délirant. Le colosse est un individu visiblement intellectuellement faible mais tout aussi persuadé qu'on cache des choses aux gens et qui considère ses crimes comme des actes salutaires. Laura et son complice sont tous deux aveuglés par leurs délires. Laura, en plus, apparaît comme une manipulatrice qui pourrait avoir envoûté d'autres hommes ensuite (Myerson étant le dernier d'entre eux) puisque, d'après l'haltérophile, d'autres Rorschach apparaîtront pour le remplacer. Il ne croit d'ailleurs pas le Détective quand celui-ci lui annonce que Laura est morte.

Jorge Fornes illustre ce récit de manière clinique. Pas d'esbroufe dans ses dessins. Il montre les faits, sans en rajouter, sachant que le script est assez solide. On peut même dire, au risque que cela paraisse péjoratif, que Fornes réalise des planches un peu plates, limite fades. Mais c'est bien entendu une illusion.

Avec Dave Stewart aux couleurs, Fornes fait preuve de subtilité et dose ses effets magistralement. On est décidément bien loin de l'artiste emprunté, maladroit, qui signait des épisodes de Batman ou de Daredevil en ayant tant de difficultés à dépasser l'influence de Mazzuchelli. C'est intéressant car lui aussi donnait le sentiment d'être absent, dépossédé. Et, là, il montre ce qu'il a vraiment sous le crayon et s'avère très inspiré.

Il y a quelque chose de Melvillien (Jean-Pierre Melville) dans Rorschach : les scènes avec le Détective ont une esthétique passée, délavée, comme les films du cinéaste français. Les personnages sont peu expressifs, et le dessin fait presque entendre leur voix, atone. Ces personnages n'ont souvent pas de nom (le Détective est anonyme, le colosse aussi, Laura Cummings est surnommé "the Kid"). Fornes ne suggère pas de mouvement dans son découpage, c'est austère. Quand il consacre une grande case, voire une pleine page, à une image, il la dépouille de tout aspect spectaculaire, avec des décors nus, des lumières artificielles. Et quand, suivant la lubie de King, il produit un "gaufrier", il s'en sert pour montrer des "talking heads" en gros plan, le truc le plus aride, anti-démonstratif qui soit.

Cette histoire a aussi, enfin, une dimension méta. Car, on le sait, Alan Moore n'a jamais validé les prequels ou versions alternatives de Watchmen. Il fait même retirer son nom des adaptations de ses oeuvres (estimant que la BD est un art en soi, qui n'a pas besoin d'être exploité sous d'autres formes pour avoir plus de crédibilité - et il a raison). Watchmen est son oeuvre la plus connue, celle qui en fait une vedette, mais qui lui a aussi complètement échappé, dont il a été dépossédé. La boucle est donc bouclée avec ce qu'en fait King qui, à la fois, s'en sert tout en ne l'exploitant pas comme le firent les mini-séries Before Watchmen ou la série télé HBO. Son Rorschach est en ce sens plus respectueux de Moore que tout ce qui s'est fait à partir de Watchmen puisqu'il n'y ajoute rien de direct, il ne réécrit pas ce qu'a fait Moore, c'est plutôt une sorte de satellite gravitant autour de cette planète des comics qu'est Watchmen, qui admet que l'oeuvre de Moore est complète et intouchable, insurpassable, mais pas interdite. Il ne lui emprunte qu'un personnage, et même moins, son surnom.

Bien entendu, tout cela reste à vérifier : il reste huit épisodes pour cela. Mais quoi qu'il en soit, c'est assurément une force de ce Rorschach que d'emprunter aussi élégamment à sa matrice pour engendrer une intrigue aussi puissante.

Aucun commentaire: