Le premier épisode de Skulldigger + Skeleton Boy avait été un de mes gros de coeur du mois dernier et on peut compter sur Jeff Lemire pour tenir bon le cap encore sur ce numéro. C'est toujours un modèle du genre, à la fois simple, fluide et dense, avec des personnages et des situations fortes. Qui plus superbement mis en images par Tonci Zonjic, qui se lâche vraiment et transcende le script.
Skulldigger a emmené l'orphelin dans son repaire mais il lui réserve un accueil peu commode puisqu'il l'enferme dans une pièce trois jours durant. Le garçon réclame sa liberté et l'obtient en défiant son protecteur. Qui s'empresse de le tester au combat.
Après une rapide visite à l'hôpital psychiatrique qui vient juste de signaler la disparition de l'enfant, la détective Amanda Reyes suggère au capitaine Howard que Skulldigger a enlevé le garçon. Elle se fait rappeler à l'ordre et comprend que l'action du justicier arrange les affaires de la police.
L'orphelin suit un entraînement très dur de la part de Skulldigger. Mais il ne baisse pas les bras et finit par gagner le respect de son hôte. Lors d'un dîner, il découvre même son visage et ses manières vieux-jeu. Mais il n'est pas encore question de l'accompagner en mission.
Amanda Reyes doit encore s'absenter et sa compagne, Theresa, le lui reproche, ayant remarqué que même lorsqu'elles sont ensemble, la détective reste préoccupée par son métier. Reyes est prête à la séparation plutôt que de sacrifier sa vocation.
Reyes dans la salle, Skulldigger et le garçon devant la télé, ils assistent au discours de Tex Reed lors de sa campagne électorale. Il promet l'arrestation de Skulldigger mais c'est GrimJim qui s'invite au meeting et annonce sa candidature comme maire de Spiral City.
Jeff Lemire est un homme pressé mais qui ne confond pas vitesse et précipitation. Comme les précédents spin-off de Black Hammer, Skulldigger + Skeleton Boy est une mini-série (en six épisodes), ce qui ne laisse pas le loisir à son auteur de traîner pour en exposer le cadre et les protagonistes ou l'argument. Mais de cette contrainte, Lemire fait son miel.
En s'imposant une limite d'épisodes, le scénariste s'oblige à une certaine urgence. Ce qui ne l'empêche pas d'y mettre les formes car rien ne souffre ici l'approximation, ni la dimension d'hommage du projet, ni le développement de l'intrigue.
Par exemple, par rapport au précédent chapitre, celui-ci accorde une place plus déterminante au détective Reyes : elle a droit aux scènes les plus frappantes, les plus éloquentes aussi, de son passage à l'HP à son dialogue avec son supérieur et à l'explication sèche avec sa compagne. Lemire brosse le portrait d'une femme flic intègre, intransigeante, mais aussi dépassée par des considérations politiques sur lesquelles elle n'a aucune prise. Il est ainsi clair que la police s'arrange fort bien d'avoir un vigilante dans les rues de Spiral City, prêt à tuer des voyous, car c'est moins de boulot pour les forces de l'ordre et plus de tranquillité pour les honnêtes citoyens. Tant pis si ce justicier violent kidnappe un gamin et applique sa propre conception du bien et du mal, en jouant le juge et le bourreau sans contrôle.
Mais Reyes n'est peut-être pas si seule que ça. A la fin de cet épisode, elle assiste au discours électoral de Tex Reed, l'ancien justicier Crimson Fist (qui a combattu aux côtés des héros de Black Hammer), et qui dresse un constat sans concessions sur la société. Il condamne sans appel Skulldigger, promet son arrestation s'il est élu.
Devant un écran de contrôle dans son repaire, avec son protégé, l'intéressé ne bronche pas. Est-ce parce qu'il est, comme c'est suggéré, l'ancien sidekick de Crimson Fist ? Ou alors parce qu'il se fiche d'un néo-politicien dont il doute qu'il changera une ville s'accommodant fort bien des brutalités de Skulldigger ?
Ce héros (ou anti-héros) reste une énigme pour le lecteur. Lemire ne nous donne pas son vrai nom (pas plus que celui de l'orphelin qu'il a pris sous son aile), et finalement même quand on découvre son visage sans son sinistre masque, tout est fait pour qu'on ne soit pas plus avancé. Mais Lemire joue habilement sur ce mélange de frustration et d'excitation pour prouver que la question "qui est Skulldigger ?" peut attendre sa réponse. Elle viendra sans doute en même temps que celle concernant son éventuel passé en tant que Alley Rat (le second de Crimson Fist). Pour l'instant, c'est davantage la dimension symbolique du personnage qui importe. Le Skulldigger est l'avatar de son époque au même titre que le méchant de l'histoire, GrimJim, autre représentant du "gim'n'gritty" des comics des années 80.
Au centre de tout cela, il y a surtout l'orphelin anonyme (comme pour mieux synthétiser tous les orphelins des comics devenus justiciers). En étant prêt à tuer son mentor pour lui prouver son mérite d'être son assistant, il le convainc de l'entraîner. Pour le convaincre de sa volonté, il encaisse les coups. Mais ça reste une gamin, impatient, et qui se demande ce que Tex Reed comprend de la vie à Spiral City quand il promet un avenir radieux. Ce garçon, c'est l'innocence perdue de la ville.
Pour traduire cela en images, il fallait un artiste inspiré. Et Tonci Zonjic l'est. Mieux encore : il sublime le script dont il dispose. Plus que dans le premier épisode où il illustrait, certes très élégamment, le propos, cette fois il se lâche vraiment.
Le découpage se fait audacieux, le temps d'une somptueuse double page (voir plus haut) qui résume l'entraînement de Skulldigger. Zonjic s'est fait les crayons sur les productions Mignola, en particulier Lobster Johnson, ce n'est pas un débutant, mais un narrateur accompli, avec une palette très large. On voit qu'il pense ses compositions en considérant tous les aspects, y compris la colorisation.
Ainsi n'hésite-t-il pas à imposer à plusieurs reprises des cases en noir et blanc pour souligner une action-clé, un tournant dans la formation de l'orphelin. C'est souvent fugace, mais le procédé est si efficacement utilisé qu'on reconnait son importance.
Parce qu'il a un style sobre, dépouillé, en émule d'Alex Toth, Zonjic sait qu'il doit dessiner chaque case comme une vignette sans fioritures, un plan-une idée. Et parce qu'il maîtrise son art, il n'a pas besoin d'en rajouter dans les détails. Ainsi chaque trait est-il une inflexion capitale, chaque angle de vue est soigneusement sélectionné, chaque ombre cache une partie de l'image pour mettre en valeur ce qui reste.
Voilà ce qu'est la narration graphique quand un dessinateur dispose d'un script solide et d'une pratique accomplie de sa discipline. Zonjic fait beaucoup avec peu, littéralement. On aurait tort de ne pas s'attarder sur son dessin parce qu'il est simple parce que c'est justement sa justesse qui l'autorise à être simple.
Décidément Skulldiger + Skeleton Boy a tout d'un futur classique. Ne passez pas à côté, que vous choisissiez de le lire mensuellement ou d'attendre sa publication en recueil.
La couverture variant de James Harren.
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