mardi 23 novembre 2010

Critique 182 : SPIROU ET FANTASIO, TOME 6 - LA CORNE DE RHINOCEROS, de Franquin


Une aventure de Spirou et Fantasio : La Corne de Rhinocéros est le 6ème album de la série, écrit et dessiné par Franquin (avec le concours de Rosy pour le scénario). Il est publié en 1955 par Dupuis, après Les Voleurs du Marsupilami et avant Le Dictateur et le Champignon.
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Fantasio entraîne, pour les besoins d'un reportage destiné au journal "Le Moustique", Spirou dans le cambriolage nocturne du grand magasin "Le Bon Bazar", sur le toit duquel ils atterrissent en fantacoptère.
A l'intérieur, ils découvrent les vigiles ligotés et leur ami Roulebille (rencontré dans le tome 4 : Spirou et les Héritiers) blessé à la suite d'une explosion à l'usine Turbot provoquée par deux bandits à ses trousses pour lui dérober les plans d'un futur prototype, la Turbotraction.
Roulebille confie aux héros la moitié des plans, l'autre étant en possession de son ami Martin (également rencontré dans le tome 4) en fuite. Surgit alors Seccotine, jeune reporter du "Moustique" enquêtant sur cette affaire, qui va aider Spirou et Fantasio à semer les tueurs et évacuer Roulebille.
Seccotine retrouve plus tard le tandem et leur apprend qu'en délirant Roulebille lui a dévoilé que Martin était parti pour une petite ville d'Afrique du Nord, Bab-el-bled. En préparant leur départ, Spirou et Fantasio ne se doutent pas que les tueurs les écoutent et découvrent où ils vont.
Une fois à Bab-el-bled, nos deux héros apprennent que Martin s'est déplacé en Afrique centrale, à M'saragba, et avec Seccotine, ils s'enfoncent dans la brousse, avec les tueurs sur leurs talons. Ils retrouvent Martin, blessé, tandis qu'un policier arrête leurs poursuivants.
Craignant pour sa vie, Martin a cependant confié les plans au roi des Wakukus, un des amis chef d'une tribu locale, à qui il a ordonné de les cacher dans un endroit inaccessible - en l'occurrence, dans la corne d'un rhinocéros... Au milieu d'un troupeau comptant 200 specimens !
Spirou retrouve les plans par hasard, dans la tête empaîllée d'un rhino, chez un marchand en pleine brousse, chez qui il s'était procuré du matériel de chasse.
De retour chez eux, les deux héros reçoivent en cadeau le premier exemplaire de la Turbotraction. Mais Seccotine, toujours à l'affut, en prend quelques photos, tenant là un scoop...

1ère apparition de Seccotine et de la Turbotraction ! Ces deux évènements sont au coeur de cet album jubilatoire, un des plus réussis de Franquin (qui, de toute façon, n'en a pas produit beaucoup de décevant...).
En 62 pages, l'auteur s'en donne à coeur joie dans ce récit faisant partie du cycle des voyages de Spirou et Fantasio : ce qui reste fascinant avec cette histoire qui date de plus d'un demi-siècle, c'est sa fraîcheur, l'énergie qu'elle porte et transmet.

La séquence du début dans le magasin est un modèle du genre : si on l'examine soigneusement (ce qui n'est pas si évident car le flux de lecture est tellement fluide qu'on peut seulement survoler les cases et tourner les pages afin de savoir ce qui va se passer, où cela va aboutir), Franquin s'autorise des libertés, des frivolités étonnantes. Fantasio crochète une serrure, se casse la figure dans un escalier, atterrit dans un landau, et finit sa course folle dans un tas de cartons, en faisant un boucan du diable (alors qu'il est sensé être silencieux puisqu'il simule un cambriolage). Franquin s'amuse constamment avec ce genre d'échappées dans le récit, pour le simple plaisir du gag, et en fait un morceau de bravoure qui, sans ralentir le cours de l'histoire, vient le pimenter (Fantasio a-t-il alerté les vigiles ? Non, car les vigiles sont déjà neutralisés, comme on va le voir, mais en plus il tance Spirou qui arrive en lui demandant à voix haute si tout va bien !). Cette scène est un clin d'oeil évident à celle de Charles Chaplin faisant du patin à roulettes dans un autre grand magasin dans Les Temps Modernes.

Franquin teste en permanence la résistance de l'élasticité de son récit en développant des péripéties qui pourraient le rallonger atificiellement, donc le ralentir, mais qu'il met en images de manière très dynamique, jouant sur le sens de la lecture, l'enchaînement des vignettes, le défilement des cases. Tout cela donne une impression incroyable de mouvement et contribue à optimiser le suspense, comme lorsque Spirou, Fantasio et Spip sèment les tueurs dans les rues de Bab-el-bled ou quand ils cherchent en vain à retrouver le rhinocéros dans la brousse.

La partie de chasse au rhinocéros est d'ailleurs l'occasion de démontrer la science "gaguesque" de Franquin, le seul dessinateur à rendre crédible le croche-patte d'un écureuil sur un éléphant. On s'étonne d'ailleurs qu'après avoir présenté le Marsupilami dans le tome précédent, l'animal ne fasse pas partie du voyage (mais il aura l'occasion de venir en Afrique, comme dans Le Gorille a bonne mine et d'y faire des siennes)...

Ce tome est plus centré sur l'aventure que sur la comédie cependant : la présence de tueurs lancés aux trousses des héros donne un aspect dramatique au récit car on craint pour leur vie. Il y est aussi question d'attentat (à l'usine Turbot), ce qui, lorsqu'on remarque que l'album date de 1955, peut passer pour une allusion à la guerre en Algérie (mais la série n'est pas encore politisée, comme ce sera le cas juste après avec l'explicite Le dictateur et le champignon ou le cycle de Zorglub).

L'autre nouveauté de taille est le personnage de Seccotine, à double titre : d'abord, il s'agit d'une femme, ce qui constituait une vraie audace dans une série légère des années 50, et ensuite, c'est une vraie héroïne, pas un simple-valoir ou une potiche. Elle fait face à Fantasio avec aplomb, se révèle dégourdie, pugnace, et sa relation avec les deux garçons est ouverte à bien des interprétations. Ses disputes avec Fantasio ne trahissent-elles pas une attirance entre eux ? Et la réserve de Spirou ne peut-elle pas être considérée comme de la timidité séduite ? Bien plus tard, la sexualité de Spirou sera au coeur du Journal d'un ingénu, le hors-série magnifique d'Emile Bravo, et dans le (pourtant peu inspiré) tome 50 (Aux sources du Z) Morvan et Yann font s'emprasser le groom et la journaliste pour que le premier, en plein voyage dans le passé, se débarrasse d'elle (avant de s'avouer qu'il a apprécié ce baiser...). En tout cas, Seccotine est un personnage irrésistible, comme Hergé a été incapable d'en créer un dans Tintin.

Album indispensable et fomidablement bien réalisé, ce tome 6 est un vrai classique et un des sommets de la période Franquin.

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