Jackie en a tout l'air mais ce n'est pas un biopic. Le réalisateur chilien Pablo Larrain ne s'intéresse qu'à un moment, celui des jours ayant suivi l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy, et comment sa veuve, Jacqueline, a forgé le mythe en composant avec sa douleur. Un kaléidoscope étrange mais saisissant et impressionniste sur la postérité et le deuil.
Jackie Kennedy et le journaliste (Natalie Portman et Billy Crudup)
Le 29 Novembre 1963, une semaine après l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Un journaliste est reçu par Jackie Kennedy pour une interview dans la maison où elle habite, à Hyannis Port. Elle accepte pour la première fois d'évoquer l'héritage politique de son mari.
Jackie à la Maison-Blanche
Mais, à travers ce récit, elle parle aussi, surtout d'elle-même. Ainsi revient-elle sur le tournage pour la télévision de la visite de la Maison-Blanche dont elle fut la guide, afin de montrer aux américains où vivait leur président. Puis, recadrée par le journaliste, elle raconte la tragédie de Dallas et ses répercussions.
John Fitzgerald Kennedy et Jackie (Casper Phillipson et Natalie Portman)
Tout se passait bien lors de cette tournée. Ils étaient acclamés partout où ils allaient. Rien ne pouvait annoncer le drame. Après l'assassinat, le corps de JFK fut ramené à Washington. A bord d'Air Force One, Lyndon Johnson prête serment. Dans son ensemble rose tâché de sang, Jackie est soutenue par Robert Kennedy et se demande comment annoncer la nouvelle à ses deux enfants, Caroline et John Jr..
Le prêtre et Jackie (John Hurt et Natalie Portman)
Les jours suivants, Jackie prépare les funérailles. Elle souhaite des obsèques grandioses, dignes de celles de Lincoln. La sécurité est sur les dents. Elle, elle ne tient qu'en mélangeant alcool et médicaments, assistée par Nancy Tuckerman. Jackie se confie à un prêtre auprès duquel elle cherche moins des conseils spirituels que de la compassion. Pendant ce temps, Robert Kennedy et Lyndon Johnson assistent en direct à la télé au meurtre de Lee Harvey Oswald, l'assassin présumé, par Jack Ruby.
Robert Kennedy et Jackie (Peter Sarsgaard et Natalie Portman)
Robert cache d'abord la nouvelle à Jackie qui, lorsqu'elle l'apprend, le reproche à son beau-frère. Le troisième aniversaire de John Jr. a lieu ensuite. Robert est inquiet qu'on ne se rappelle de Jackie que comme l'épouse d'un président assassiné et l'encourage à parler à la presse. Les chefs d'Etat invités aux funérailles craignent un attentat mais elle est prête à suivre le corbillard seule s'il le faut.
Jackie revenant de Dallas
Jackie explique au prêtre qu'elle a songé à se suicider ou qu'elle espérait être aussi tuée car elle se sentait incapable d'assumer son veuvage et coupable de ne pas avoir reçu les balles destinées à JFK. Ce sont ses enfants et la postérité de son époux qui l'ont empêché de mettre fin à ses jours.
La veuve
L'interview s'achève. Jackie relit les notes du journalite et en censure certains passages. Puis elle procède à l'inhumation de JFK dans le même carré où reposent leurs deux premiers enfants (un mort-né, l'autre en bas-âge).
Le film a failli être tout autre : en effet, le projet a été initié par Darren Aronovsky (qui restera producteur) et le rôle principal devait échoir à son épouse d'alors, Rachel Weisz. C'est en rencontrant Pablo Larrain au festival de Berlin après avoir découvert son long métrage Neruda que l'américain confie le sujet au chilien.
Larrain l'avoue, il n'y avait rien de prémédité à enchaîner un film sur Pablo Neruda et un autre sur Jacqueline Kennedy. Le cinéaste ne se pose pas en historien, retracer de manière exhaustive une vie ne l'intéresse pas. Le seul lien entre les deux oeuvres/personnages, c'est qu'il n'avait aucune idée de qui étaient vraiment ces gens. Et pas davantage après avoir bouclé le tournage.
On est donc dans une démarche inverse à celle d'un Oliver Stone et ses portraits politiques, souvent à charge (sur Richard Nixon, George W. Bush), même si Larrain ne s'encombre pas de rendre sympathique Jackie K. Elle apparaît certes comme une femme brisée, à plus d'un titre (elle avait déjà perdu deux enfants avant la mort de JFK), mais surtout obsédée par la trace historique que laisserait son époux, et donc elle aussi.
Dans une scène mémorable, avant d'atterrir à Dallas, où se nouera la tragédie, Jackie se maquille dans une cabine privée d'Air Force One, l'avion présidentiel. Elle n'a guère besoin de s'apprêter davantage, elle est parfaite d'élégance et de sobriété, dans son ensemble rose. Mais le reflet que lui renvoie la glace semble trompeur : le regard est sinon vide, du moins songeur, presque perdu, ailleurs. Larrain ne suggère pas un funeste pressentiment, mais bien que cette première dame va vraiment le devenir aux yeux du monde après le drame.
Tout procède ainsi du trompe-l'oeil : c'est littéralement une réflexion sur l'image que Jackie propose. La narration, éclatée, donne à voir l'héroïne en fragments, multiplié, tantôt la femme du président organisant de fastueuses réceptions, tantôt l'épouse délaissée, tantôt encore la veuve désorientée et/ou déterminée. C'est une femme ballotée par les événements extraordinaires qui se précipitent puis une autre femme qui dans on chagrin puise une force incroyable, une dignité admirable, un sens de l'Histoire étonnant.
Larrain fait de la mort de Kennedy et du deuil de Jackie l'instant zéro de son récit : tout ce qui s'est passé avant est vaporeux, nimbé d'une mélancolie poignante, une sorte d'âge d'or insouciant et pourtant très cadré ; tout ce qui se passe ensuite est la fabrication d'un mythe. Jackie devient l'architecte du destin de JFK, incarne la veuve fière et nue, chassée de son palais, rendue à une vie qu'elle n'avait pas anticipée mais pourtant conceptualisée - on est seule quand on gravite dans la sphère du pouvoir suprême, on le reste quand on en sort, surtout aussi subitement, brutalement.
Des moments cruels défilent, à la limite de l'onirisme : Lyndon Johnson prête serment dans l'avion qui ramène le cercueil de JFK à Washington en présence de Jackie dans son ensemble rose tâché de sang et de Robert Kennedy, elle verra ensuite ses meubles déménagés, son décorateur occupé à choisir avec la femme de Johnson la couleur de nouvelles tapisseries, sa secrétaire la raccompagner sur le perron de la Maison-Blanche car elle est conservée dans l'effectif de la nouvelle première dame... Le spectacle de cette dépossession est fascinant.
Mais Jackie se montre aussi redoutable : elle prévient d'emblée le journaliste venue recueillir ses confidences qu'elle exige de relire ses notes et d'en censurer des passages, elle met en scène des funérailles grandioses avec autorité malgré la paranoïa ambiante - on la félicitera plus tard pour ce "spectacle". Et quand elle avoue au prêtre avoir renoncé à se suicider ou à attendre qu'on la tue à son tour pour ses enfants mais aussi/surtout pour finaliser ces obsèques, on devine bien qu'elle a aussi composé tout cela pour que l'Amérique ne l'oublie pas et regrette à travers elle JFK. Elle devient ainsi l'incarnation d'un souvenir, d'un traumatisme majeur - toujours pas surmonté aujourd'hui. Ce que le public ne verra pas mais que le film montre, ce sont aussi les déambulations nocturnes dans les couloirs de la Maison-Blanche, entre alcool, médicaments et prières, dans une ambiance crépusculaire très "kubrickienne".
Le casting est fabuleux : de Greta Gerwig à John Carroll Lynch (parfaitement infect en Lyndon Johnson) en passant par Casper Phillipson en JFK ou Peter Sarsgaard en Bobby K, rien à redire. Mais plus encore qu'eux, on retiendra le dernier rôle joué par John Hurt (le prêtre), la partition composite de Billy Crudup (dans un mix des journalistes Arthur Schlesinger, Theodore White et William Manchester) et bien sûr Natalie Portman.
L'actrice est impressionnante (bien plus que dans Black Swan, qui lui valut l'Oscar). Déboussolée puis résolue, têtue, limite calculatrice, elle en impose. Sa Jackie n'est pas flatteuse pour l'originale et c'est tout le mérite de Portman que de ne pas adoucir sa composition. Le brio avec lequel elle devient victime, veuve et architecte du mythe est le fruit d'une direction de Larrain très rigoureuse et d'un travail d'interprétation très mesuré, austère même.
Dans ce contrôle affichée de l'image (cinéma et biographique), le cinéaste nous indique en fait que l'essentiel est là : l'Histoire s'écrit, littéralement, et il faut un(e) scénariste pour la rédiger. La vérité et la fiction ne font alors plus qu'un, dans le grand roman d'une nation.
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