mardi 31 mai 2016

Critique 906 : ULTIMATE SPIDER-MAN, VOLUME 21 - WAR OF THE SYMBIOTES, de Brian Michael Bendis et Stuart Immonen


ULTIMATE SPIDER-MAN : WAR OF THE SYMBIOTES rassemble les épisodes 123 à 128 de la série, écrits par Brian Michael Bendis et dessinés par Stuart Immonen, publiés en 2008-2009 par Marvel Comics.
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Cette histoire se déroule chronologiquement avant Ultimate Spider-Ma, volume 19 : Death of a goblin (#112-117).

Le père de Peter Parker et de Eddie Brock Jr créérent autrefois un symbiote pour guérir le cancer mais cet organisme développa une intelligence propre et belliqueuse avant de s'emparer du corps d'Eddie Jr comme hôte.
Plus tard, le Dr Curt Connors engendra un second symbiote à partir de l'ADN de Peter Parker et de Venom, donnant naissance à Carnage. La créature tua Gwen Stacy pour en faire son hôte.
Aujourd'hui, Venom resurgit pour affronter Spider-Man dont il veut aspirer l'essence vitale pour se renforcer. Mais les compagnies Roxxon et Trask veulent mettre la main sur le symbiote à des fins militaires. La Roxxon a, dans ce but, engagé le Wildpack de la mercenaire Silver Sable afin de capturer Eddie Brock Jr qui harcèle Peter Parker. Les Ultimates interviennent et emprisonnent le symbiote et ses poursuivants; Mais la situation rebondit dramatiquement lors de l'évasion de Norman Osborn du Triskélion au cours de laquelle le clone de Gwen Stacy généré par Carnage s'échappe aussi.
La jeune fille se réfugie chez Peter Parker et affronte avec lui Eddie Brock Jr qui aspire Carnage et disparaît. Le SHIELD accepte de laisser May Parker devenir la tutrice de Gwen tandis que Eddie est finalement capturé par le mystérieux Beetle, au service d'un commanditaire de Latvérie.

Des quatre arcs narratifs qu'ils ont réalisés ensemble, La guerre des symbiotes est le plus réussi écrit par Brian Michael Bendis et dessinés par Stuart Immonen, en tout cas celui où ils se sont le plus lâchés.

L'histoire se situe dans un passé récent et fait se croiser des situations avec une parfaite fluidité (en l'occurrence l'évasion spectaculaire de Norman Osborn et le retour de Venom puis la réapparition de Gwen Stacy/Carnage). Mais surtout Bendis a construit son intrigue en brouillant le déroulement des séquences, l'articulant autour des dialogues d'Eddie Brock avec divers quidams dans un jardin public : lorsqu'on comprend qu'il les dévore tous pour assouvir l'appétit du symbiote, l'humour noir du procédé est imparable, et le dénouement du récit offre un twist que personne ne voit venir.

Mais la sophistication de l'écriture ne doit pas masquer sa formidable énergie : Bendis enchaîne les scènes d'action à toute allure et nous gratifie de grands moments, très spectaculaires et inattendus. Les multiples affrontements entre Spider-Man et Venom sont mis en scène dans un étourdissant crescendo, et la séquence où le tisseur est possédé par le symbiote est angoissante à souhait. Dans ces moments-là, la voix off ajoute à la tension et rappelle que, malgré l'humour dont le héros fait toujours preuve dans l'adversité, il s'agit surtout pour Peter Parker de ne pas céder à la panique.

L'autre grande surprise de cet arc est le retour de Gwen Stacy : c'est une audace délirante mais bien amenée, et le combat entre Carnage et Venom aboutit à une pleine page extraordinaire. C'est que, graphiquement, Immonen est aussi déchaîné que le monstre au centre de l'histoire.

Son découpage fait feu de tout bois : il réalise plusieurs pages de suite avec uniquement des doubles pages composées de plans verticaux splendides (Spider-Man tournant autour du Baxter building des FF, descendant jusqu'au manoir de Ultimates, enquêtant sur Internet dans la salle de rédaction en pleine effervescence du "Daily Bugle"), puis orchestre des bastons homériques, le tout sans se ménager sur des décors extérieurs et intérieurs très fournis ni sur l'expressivité des personnages.

On sort de ces épisodes totalement grisés par leur puissance. Il ne reste plus qu'une poignée d'épisodes (dont un Annual) pour conclure le run épique de Bendis et Immonen qui va être impacté par le crossover Ultimatum.

Critique 905 : ASSURANCE SUR LA MORT, de Billy Wilder


ASSURANCE SUR LA MORT (en v.o. : Double Indemnity) est un film réalisé par Billy Wilder, sorti en salles en 1944.
Le scénario est adapté de Three of a kind de James Cain par Billy Wilder et Raymond Chandler. La photographie est signée John Seitz. La musique est composée par Miklos Rozsa.
Dans les rôles principaux, on trouve : Fred McMurray (Walter Neff), Barbara Stanwyck 'Phyllis Dietrichson), Edward G. Robinson (Barton Keyes).
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Gravement blessé par balles, Walter Neff enregistre sa confession sur le dictaphone de son collègue Barton Keyes dans un des bureaux de la compagnie d'assurances "Pacific All-Risk" où ils sont employés.
Walter Neff et Phyllis Dietrichson
(Fred McMurray et Barbara Stanwyck

Il raconte comment, quelques mois auparavant, il a rencontré Phyllis Dietrichson et son mari, à qui il vendit une assurance-vie de 50 000 $, dont la prime serait doublée en cas de mort accidentelle.
Phyllis, son mari et Walter
(Barbara Stanwyck, Tom Powers et Fred McMurray

Walter et Phyllis deviennent amants et élaborent un plan pour se débarrasser du mari. Mais une fois leur crime commis, les ennuis commencent : le patron de la "Pacific all-Risk" pense que Dietrichson s'est suicidé (ce qui rend caduque son contrat) ; Lola, la fille de la victime, accuse sa belle-mère, Phyllis, d'avoir tué son époux ; et Barton Keyes devine une fraude à l'assurance avec la complicité d'un inconnu. 
 Walter Neff et Barton Keyes
(Fred McMurray et Edward G. Robinson)

Lorsque Walter apprend par Lola, qu'il essaie de raisonner, que Phyllis a une liaison avec le boyfriend de sa belle-fille, Nino Zachetti, il décide de tirer ça au clair. Leur explication va conduire les amants à s'entretuer...
Phyllis et Walter

L'histoire de ce somptueux polar s'inspire d'un authentique fait divers de 1927 ayant impliqué Albert Snyder, sa femme Ruth et l'amant de celle-ci, Judd Grey. Après l'avoir découvert, et avoir lu Le grand sommeil, Billy Wilder, dont le co-scénariste habituel, Charles Brackett, ne voulait pas traiter cette intrigue "sordide", fit appel à Raymond Chandler pour adapter le texte qu'en tira James Cain (auteur du Facteur sonne toujours deux fois).

Les relations entre le cinéaste, dont c'était seulement le troisième film américain comme metteur en scène, et l'écrivain furent houleuses, car ce dernier n'appréciait pas la rigueur disciplinaire requise pour la rédaction d'un script de cinéma, mais Wilder appréçiait malgré tout le talent de dialoguiste et les ambiances créées par Chandler (lequel reconnut tardivement la qualité de leur collaboration).

Malgré cette genèse difficile, Assurance sur la mort allait durablement marquer les esprits et s'imposer comme un classique, préfigurant l'âge d'or du "film noir". Wilder a, il est vrai, imposé des idées, notamment esthétiques, amenées à faire école. Par exemple, il voulait donner à l'histoire un réalisme stylisé comparable aux bandes d'actualité et obtint de son chef opérateur, John Seitz, des éclairages lugubres dans des décors quotidiens (supermarché, bowling, fast-food, bureaux...), mélangeant de la poussière et de la fumée pour invoquer une atmosphère oppressante et inquiétante.

Les dialogues permettent aussi de caractériser fortement chaque protagoniste : Neff emploie des expressions argotiques, Keyes se lance dans de longues tirades, Phyllis procède par des sous-entendus... Cela confère un dynamisme singulier aux relations des personnages. Keyes, par exemple, malgré son zèle, déteste la bureaucratie, les formalités, mais ne vit que pour son travail. Neff, lui, apparaît d'abord comme un individu sans ambition, jouant sur son charme, avant de se laisser dévorer par la passion sexuelle et l'appât du gain (de ce point de vue, le scénario pointe autant les dangers relatifs au manque de règles qu'à un respect trop scrupuleux de celles-ci). Phyllis a un passé chargé et compromettant et agit sans scrupules ni regrets, aussi froide dans sa détermination que torride dans sa séduction.

Wilder soigne des détails qui deviennent éloquents à mesure que le récit se développe, comme ce running gag qui voit Neff sans cesse fournir des allumettes à Keyes pour allumer ses cigares, suggérant leur amitié (mais Barton se retient de tendre trop la main à Walter par peur d'être rejeté, et Neff ne peut se permettre d'être trop proche de Keyes compte tenu de son implication dans la mort de Dietrichson dont il a usurpé l'identité le soir de son meurtre pour forger son alibi). La gourmette à la cheville de Phyllis agit aussi comme un accessoire qui résume l'attirance de Walter pour elle. Tout cela est subtilement installé et correspond aux enseignements de Lubitsch dont Wilder fut le scénariste et le disciple : laisser au spectateur le soin d'interpréter les signes.

Un autre éléments particulièrement remarquable réside dans la description du couple Walter-Phyllis qui inspire un plaisir trouble : le spectateur souhaite les voir réussir leur coup tout en admettant que leur acte est condamnable. En rendant le public complice par la connaissance des circonstances du crime, Wilder invite à prendre parti pour des assassins, tout comme il joue avec les limites de ce qu'il peut montrer (il est évident qu'ils couchent ensemble). L'utilisation de la voix off découle du même procédé : il ne s'agit pas de répéter ce qu'on voit mais d'ajouter des informations à l'image (Walter Neff associe la maison des Dietrichson au parfum du chèvrefeuille). 

Pour convaincre ses acteurs, le cinéaste a dû être aussi habile : après avoir envisagé Alan Ladd et George Raft ("c'est dire si j'étais tombé bas" ironisera Wilder), il obtient Fred McMurray, habitué aux comédies pour interpréter Neff en misant justement sur la surprise de découvrir cet acteur sympathique camper un meurtrier. Pour Barbara Stanwyck, il la défia de jouer une vraie garce, un autre contre-emploi, en l'affublant d'une étonnante perruque blonde et en érotisant sa garde-robe (des vêtements moulants, la fameuse gourmette à la cheville, des lèvres peintes, des lunettes de soleil, une grosse émeraude à la main gauche) : elle dégage une sensuelle vulgarité, incarnant l'archétype de la femme fatale. Quand à Edward G. Robinson, cet acteur cultivé était fait pour être Barton Keyes avec ce mélange de rudesse et et de pugnacité, capable de monologuer sans cabotiner.

Le film devait s'achever avec un dénouement différent (Keyes assistant à l'exécution de Neff dans la chambre à gaz de la prison de Folsom), qui fut tournée, puis coupé au montage par Wilder, qui préféra une fin aussi éloquente et moins démonstrative. En tournant le dos à la traditionnelle "happy end", le réalisateur donnait à cette oeuvre une dimension tragique et pathétique inoubliable, sans doute trop audacieuse pour les "Oscar" (nommé pour la la meilleure actrice, la meilleure photo, le meilleur scénario et le meilleur film, elle repartit bredouille)... Mais pas pour Woody Allen qui la considère comme le "meilleur film de tous les temps"

lundi 30 mai 2016

Critique 904 : ULTIMATE SPIDER-MAN, VOLUME 20 - SPIDER-MAN AND HIS AMAZING FRIENDS, de Brian Michael Bendis et Stuart Immonen


ULTIMATE SPIDER-MAN : SPIDER-MAN AND HIS AMAZING FRIENDS rassemble les épisodes 118 à 122 de la série, écrits par Brian Michael Bendis et dessinés par Stuart Immonen, publiés en 2008 par Marvel Comics.
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Ce recueil comprend trois histoires :

- 1/ Spider-Man and his amazing friends. (#118-120) Après la mort de Harry Osborn, à l'initiative de Johnny Storm (des Ultimate Fantastic Four), Peter Parker, Mary-Jane Watson, Kitty Pryde, Kenny "Kong", Bobby Drake (alias Iceman des Ultimate X-Men) et Liz Allen vont se détendre à la plage. Le soir, autour d'un feu de camp, Liz s'embrase littéralement et s'envole, effrayée, poursuivie par Spider-Man et Iceman. C'est alors que surgit Magneto, chef de la confrérie de mauvais mutants, qui vient chercher la jeune femme pour l'amener jusqu'à son père. Les Ultimate X-Men s'interposent...

- 2/ Omega Red. (#121) Peter et Kitty reçoivent une mauvaise note pour un devoir scolaire commun. Pourtant, Peter, responsable, avait une bonne excuse : il a assisté à l'attaque d'un criminel mutant dans la rédaction du "Daily Bugle" (et a dû s'en mêler en tant que Spider-Man, mais ça, il ne peut le préciser)...

- 3/ Shocker. (#122) Spider-Man, en tentant d'arrêter le Shocker, se fait kidnapper par ce malfaiteur qu'il a plusieurs fois affronté en le ridiculisant publiquement. Tout en étant torturé, le tisseur apprend que son adversaire a été employé par la compagnie Roxxon, un labo pharmaceutique, pour y développer des armes. Mary-Jane Watson, témoin de l'enlèvement de Peter, fait appel à Kitty Pryde pour qu'il soit retrouvé... 

Après leurs premiers épisodes ensemble sur la série, Brian Michael Bendis et Stuart Immonen enchaînent avec une collection d'histoires brèves (un arc en trois actes, et deux one-shots), dont l'humeur est plus légère après le dramatique récit précédent.

Pourtant, le scénariste ne procède pas ainsi innocemment : il s'agit bien de traiter des conséquences de la mort d'Harry Osborn sur le groupe d'amis de Peter Parker tout en créant de nouveaux rebondissements. A l'occasion d'une beach party, ainsi, les adolescents, au nombre desquels se joignent Bobby Drake (des Ultimate X-Men) et Johnny Storm (des Ultimate FF), vont devoir composer avec la métamorphose surprenante de Liz Allen.

On assiste ainsi à l'introduction de la version Ultimate de l'héroïne Firestar, dont l'identité du père explique aussi l'origine de ses pouvoirs. En trois épisodes rondement menés, Bendis montre avec quelle aisance il écrit à la fois ses jeunes héros et brode à son tour sur les tourments de l'adolescence via les mutants. Avec le recul, c'est comme si le scénariste s'exerçait à un autre de ses succès, ultérieur, All-New X-Men (série dans laquelle il transportait dans le présent la première génération des X-Men).

Comme pour tordre le cou à sa réputation de ne savoir rédiger que des arcs narratifs en 6 chapitres, il enchaîne avec deux épisodes unitaires : il y malmène deux super-vilains grotesques mais coriaces, surtout le Shocker qui inflige un passage en tabac en règle à Spider-Man (dont le force devrait pourtant lui permettre de briser les chaînes avec lesquelles il a été attaché, mais passons). Dans l'épisode 122, Bendis glisse quelques allusions sur les véritables activités de la firme Roxxon, qu'il développera dès le volume suivant.

Pour Immonen, ces épisodes sont une nouvelle occasion de prouver son brio artistique : son découpage est remarquable, d'une grande variété dans les dimensions des plans et leur valeur. Il nous gratifie de doubles pages où, même en usant du procédé du copier-coller, il rend les dialogues très vivants, soulignant leur humour.

L'expressivité des personnages est aussi formidable, un registre dans lequel il est l'égal d'un Kevin Maguire, et il s'est manifestement amusé à animer aussi bien Liz Allen transformée en torche humaine (la représentation des pouvoirs est toujours merveilleusement conçue), l'agressivité vaniteuse et maladroite du colosse Omega Red, ou l'acharnement pathétique mais hargneux du Shocker. Les décors sont détaillés à un niveau supérieur à la normale des comics, grâce à l'emploi d'inserts informatiques que l'encrage (moins gras) de Wade Von Grawbadger ne rend pas artificiels et avec une colorisation très nuancée de Justin Ponsor.

Si l'ensemble de cet album peut sembler hétéroclite, la qualité du matériel est indiscutable : le tandem Bendis-Immonen fonctionne déjà parfaitement, même si le meilleur reste à venir.

Critique 903 : ULTIMATE SPIDER-MAN, VOLUME 19 - DEATH OF A GOBLIN, de Brian Michael Bendis et Stuart Immonen


ULTIMATE SPIDER-MAN : DEATH OF A GOBLIN rassemble les épisodes 112 à 117 de la série, écrits par Brian Michael Bendis et dessinés par Stuart Immonen, publiés en 2007-2008 par Marvel Comics.
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Peter Parker a confirmé à sa tante May qu'il était bien Spider-Man et que ses pouvoirs proviennent de la morsure d'une araignée génétiquement modifiée lors d'une visite aux laboratoires d'Oscorp.
Pour l'adolescent de 16 ans, c'est aussi un tournant dans sa vie sentimentale puisqu'il sort à nouveau avec Mary-Jane Watson après avoir fréquenté Kitty Pryde, ex-membre des Ultimate X-Men, qui quitté l'institut Xavier pour les mutants afin d'intégrer le lycée.
Norman Osborn est toujours détenu au Triskélion, Q.G. et prison du SHIELD, encore en rénovation (l'action se situe après les événements relatés dans le Volume 2 de la série Ultimates et l'attaque de New York par Loki), mais réussit à s'en échapper. Pour se venger de Nick Fury qui l'a arrêté et jeté au cachot sans procès, , il dénonce ses méthodes à la télé.
En représailles, Carol Danvers, qui a remplacé Fury (exilé sur une Terre parallèle à la suite des événements relatés dans la saga Ultimate Power), l'attire dans un piège en exhibant son fils, Harry Osborn, qui accuse publiquement son père de lui avoir fait subir les mêmes expériences que celles qui l'ont transformé en Bouffon.
Spider-Man, Kitty Pryde et les agents du SHIELD affrontent leur adversaire mais Harry s'interpose, au risque de sa propre vie...

Cela faisait un moment que j'avais envie de relire ces épisodes - tout le passage de Stuart Immonen sur la série en fait - pour vérifier s'ils étaient toujours efficaces qu'à l'époque où je les découvris. Premier des quatre arcs narratifs écrits avec Brian Michael Bendis, Mort d'un bouffon marquait aussi un tournant pour le titre emblématique de la collection "Ultimate", dont Marvel vient récemment d'arrêter les publications, puisque après plus de cent épisodes, son dessinateur, Mark Bagley, venait donc de céder sa place (un record, qui tenait depuis le run de Jack Kirby sur Fantastic Four dans les années 60 !).

Déjà, dans le 111ème épisode, les deux artistes se transmettaient le flambeau : pour Immonen, qui était déjà habitué aux séries "Ultimate" (il avait illustré des épisodes de Ultimate X-Men), c'était une promotion importante, après sa prestation remarquée (et remarquable !) sur la mini-série Nextwave. Le canadien illustrera une vingtaine d'épisodes du Tisseur et reconnaîtra plus tard qu'il aurait aimé continuer au-delà (un aveu rare de la part de celui qui privilégie les rencontres avec les scénaristes aux personnages).

L'histoire composée par Bendis se distingue par son dynamisme : même ses plus virulents détracteurs ont toujours admis qu'il était plus inspiré sur cette série que sur ses autres productions. Pourtant, le scénariste reste fidèle à lui-même : ses dialogues sont toujours aussi abondants, ponctués de traits d'humour potache, avec des histoires construites régulièrement en six chapitres. Mais son amour du héros est indéniable et l'entrain avec laquelle il enchaîne ses péripéties ajoute à son enthousiasme communicatif.

Puisque l'univers Ultimate l'autorisait, Bendis ne se privait pas, fréquemment, de tuer des personnages, certes secondaires, mais auxquels les lecteurs étaient attachés, réinterprétant la continuité classique des comics Marvel (ainsi l'oncle Ben, Gwen Stacy, Jean Dewolff connaîtront le même sort funeste). Ici encore, un de ces proches du Tisseur sera sacrifié, mais cette fois sans susciter la même émotion, quand bien même son destin est tragique.

Le récit fournit de grands moments, depuis l'évasion spectaculaire de plusieurs super-vilains du Triskélion (dont les travaux permettent de situer l'action : en effet, à cause des retards pris sur la série Ultimates de Mark Millar et Bryan Hitch, Bendis n'y faisait pas référence jusqu'alors) jusqu'à la bagarre entre Spider-Man et Electro. Autant de séquences permettant à Immonen de faire la preuve qu'il était un successeur à la hauteur de Bagley tout en évoluant dans un registre graphique personnel : son trait plus anguleux évoque encore fortement ses expériences de Nextwave, sans être aussi radical, et son découpage incroyablement énergique et varié dégagent une puissance toujours impressionnante.

Mais quand il s'agit d'aimer les protagonistes en civil dans des moments plus calmes, notamment tout leur quotidien au lycée, on peut admirer l'expressivité de l'artiste et son aisance avec la représentation des adolescents. L'encrage, un peu épais, de Wade Von Grawbadger est parfois un peu curieux, mais la mise en couleurs de Justin Ponsor est une des meilleures dont aient bénéficié le dessinateur et son fidèle collaborateur.

Pas une grande histoire pour ce premier round mais de belles promesses, qui seront vite exploitées. Un flash-back très sympa toute compte fait.    

dimanche 29 mai 2016

Critique 902 : L'HISTOIRE DE L'AMOUR, de Nicole Krauss


L'HISTOIRE DE L'AMOUR est un roman écrit par Nicole Krauss, traduit en français par Bernard Hoepffner avec Catherine Goffaux, publié en 2006 par Gallimard.

Un livre, L'Histoire de l'amour, va relier le destin de trois personnages à travers le temps et l'espace.
Il y a d'abord Leopold "Leo" Gursky : aujourd'hui au soir de sa vie, il est né et a grandi à Slonim en Pologne jusqu'à ce que les soldats allemands déciment sa famille durant la seconde guerre mondiale. Livré à lui-même, il gagnera les Etats-Unis où il deviendra, pendant 40 ans, serrurier aux côtés d'un de ses cousins puis en reprenant son affaire quand il mourra prématurément. Il a pour voisin Bruno, originaire du même village que lui, et se souvient toujours avec émotion d'Alma Mereminski, qu'il aima dans son enfance, avant qu'elle ne quitte la Pologne avant l'arrivée des nazis. Il a retrouvé sa trace et découvert l'existence de leur fils, Isaac, devenu un écrivain renommé mais qui décède inopinément à 60 ans. Alma avait également inspiré à Leo un texte, L'Histoire de l'amour, dont il confia le manuscrit à un ami à Minsk et qu'il chercha à récupérer, en vain, plus tard...
Il y a ensuite Alma Singer : cette adolescente d'une quinzaine d'années vit avec sa mère, Charlotte, et son frère cadet, qui se fait appeler "Bird". Son père, David, est mort huit ans auparavant d'un cancer. Est-ce cette perte qui est à l'origine de son intérêt étonnant pour les techniques de survie, comme de la crise mystique que traverse actuellement Bird, et de leur envie de voir leur mère refaire sa vie ? Peut-être ce dernier projet serait-il possible avec Jacob Marcus, l'énigmatique commanditaire d'une traduction de L'Histoire de l'amour qu'il demande à Charlotte Singer contre une grosse somme d'argent. Ce roman a pour héroïne une prénommée Alma dont l'adolescente est convaincue qu'elle a réellement existé et qu'elle entreprend de retrouver. Elle découvre qu'elle est née en 1942, morte en 1995, qu'elle était la mère de l'écrivain Isaac Moritz...
Il y a enfin Zvi Litvinoff : également natif de Slonim, il en part en 1934 pour se réfugier au Chili, à Valparaiso, où il rencontre et épouse Rosa. En 1952, il publie L'Histoire de l'amour en plagiant le manuscrit de son ami, Leo Gursky, qu'il pense mort. Mais l'ouvrage ne connaîtra qu'un succès d'estime, même si David Singer - futur père d'Alma - en achètera un exemplaire lors d'un voyage dans sa jeunesse au Chili. Mort en 1978, après avoir ajouté un chapitre consacré à Leo Gursky pour la seconde édition de son livre, il ne saura jamais que l'ami dont il a pillé l'oeuvre cherchera à récupérer son bien auprès de sa veuve, qui ne lui répondra jamais...
Nicole Krauss

Nicole Krauss a prouvé avec ce deuxième roman (le premier n'a, à ma connaissance, pas encore été traduit en France) qu'elle n'était pas que "la femme de" l'un des écrivains les plus importants de la littérature américaine contemporaine - en l'occurrence Jonathan Safran Foer (Tout est illuminé, Extrêmement fort en incroyablement près).

Ce texte, conséquent (plus de 350 pages), ne manque pas de la même ambition que celle qui anime ceux de son mari, mais pourtant, au petit jeu des références, c'est en vérité davantage à Paul Auster qu'on pense en le lisant, et c'est évidemment une des raisons pour lequel je l'ai apprécié. Comme chez l'auteur de Sunset Park, on y trouve une construction narrative très élaborée, un peu moins maîtrisée sur la fin, et un soin particulier apporté aux personnages principaux et secondaires, mais aussi le fait que les livres lient les gens, que la littérature influence les destinées des individus de manière très concrète.

Le titre pourrait laisser penser à une romance, mais le thème véritable est celui de la transmission. En explorant ce qui attache trois êtres aussi différents que Leo Gursky, Alma Singer et Zvi Litvinoff, Nicole Krauss travaille dans une langue à la fois fluide et caractérisée comment se raconter des histoires revient à raconter une histoire et comment cette histoire défie l'espace et le temps.

Pour bien définir et comprendre chacun des protagonistes, qui sont tour à tour les narrateurs de ce récit, il faut remarquer le petit dessin qui ouvre les chapitres où l'un ou l'autre parle ou est évoqué : Leo est symbolisé par un coeur (représenté par l'image de l'organe, non pas le symbole), Alma par une boussole, et Zvi par un livre ouvert. Ces illustrations miniatures sont particulièrement éloquentes pour saisir leur  nature :

- le coeur pour un vieillard qui a subi un malaise cardiaque à la suite duquel il a cessé son activité professionnelle et qui depuis l'obsède au point d'envisager toutes les circonstances possibles dans lesquelles il mourra (et comment on le découvrira mort) ; 

- la boussole pour une adolescente que la disparition de son père qui cherche à orienter son existence mais aussi celle de sa mère (dont elle souhaite qu'elle refasse sa vie amoureuse) et de son jeune frère (qu'elle invite à être plus "normal" alors qu'il traverse une crise mystique - qui se matérialise par l'enseignement qu'il suit chez un rabbin, la fabrication d'une arche et le projet d'un voyage en Israël, persuadé qu'il fait partie des 36 sauveurs du monde) et qui, en apprenant que l'héroïne du livre que sa mère traduit pour un inconnu très généreux a le même prénom qu'elle, est convaincue qu'elle a existé et inspiré son propre prénom ; 

- le livre d'un auteur réfugié au Chili dont l'unique roman est un plagiat, geste qui le hantera toute sa vie.

Ces symboles sont à la fois naïfs, faciles mais très efficaces, ne serait-ce que pour ne pas s'égarer dans une intrigue labyrinthique où on se demande pendant les deux tiers comment l'auteur va raccrocher ses trois héros. Par ailleurs, Nicole Krauss joue avec les identités (il y a deux Alma, Singer et Mereminski), les origines géographiques (la Pologne, Israël, New York), la temporalité (l'histoire de Alma Singer et Leo Grusky est raconté dans la même époque, celle de Zvi Litvinoff se situe dans le passé), la famille : elle jongle avec ces éléments avec adresse à défaut d'une réelle virtuosité, ne cédant à un maniérisme affecté et inutile que vers la fin.

Pour ma part, plus que la façon dont la romancière réussit à organiser la rencontre entre Leo et Alma, c'est la révélation de l'imposture de Zvi ou les retrouvailles trop tardives entre Leo et Isaac qui m'ont séduit : dans ces lignes narratives, Nicole Krauss captive, nous émeut, nous fait vibrer. On regrette d'autant plus la fantaisie parfois forcée, les extravagances répétitives et lourdes (de Bird), ou l'insistance à disserter sur les techniques de survie (métaphore peu subtile pour traiter de la faculté à faire son deuil) ou anticiper la mort (qu'il s'agisse des soliloques de Leo à ce sujet ou des délires, assez artificiellement amenés, de Bird sur le déluge et sa conviction d'être un Elu de Dieu).

Il faut donc plus et mieux retenir l'audace de l'écrivain, pour élaborer un projet romanesque qui conjugue intimisme et souffle épique, que ses quelques écarts inutiles. L'Histoire de l'amour n'est pas une totale réussite mais une lecture indéniablement accrocheuse : un texte qui annonce une auteur avec un remarquable potentiel.
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J'ai appris, en lisant ce roman, que le réalisateur français Radu Mihaileanu en tournait actuellement une adaptation pour le cinéma, écrite avec Marcia Romano. La sortie en salles est annoncée pour le 9 Novembre prochain. Dans les rôles principaux, on trouvera :
 Sophie Nélisse : Alma Singer
 Derek Jacobi : Leo Gursky
 Elliott Gould : Bruno
 Torri Higginson : Charlotte Singer
 Gemma Arterton : Alma Mereminski

Critique 901 : SPIROU N° 4076 (25 Mai 2016)


Le retour de la série Magic 7 (toujours aussi mal écrite par ce pauvre Kid Toussaint, avouant qu'il a les pires difficultés à à animer une histoire avec autant de personnages et à assumer ses références, et mal dessinée), ça ne vend pas du rêve. L'agent 212 sur le bandeau indique bien que quand ça veut pas...
 

J'ai aimé :

- Mélusine : La ville fantôme (4/6). Après avoir appris du bourgmestre le secret de la ville de Harrebourg, Mélusine et Mélisande repartent à la recherche du fantôme, déduisant qu'il convoite le grimoire du sorcier Malphastolas. Mais est-ce vraiment un spectre qui hante le patelin ?
Clarke a compris une chose toute bête mais efficace : avec une histoire découpée en épisodes, pour ne pas perdre l'attention du lecteur, il faut lui donner un rebondissement chaque semaine. Ainsi après avoir révélé la véritable nature de la ville fantôme, apprend-on que celui qui hante l'endroit n'est pas celui qu'on croit. C'est cette efficacité élémentaire qui rend le récit plaisant, sans négliger le graphisme qui, sans être sophistiqué, est dynamique.

- La Forêt magique. L'excellent David De Thuin revient pour un nouveau récit complet : seulement deux pages, mais toujours aussi bien inspirées, et malicieuses, sur le thème du retour à la nature. 

- Spoirou et Fantasperge. Sti anime les hauts de page du journal depuis cent numéros avec ces deux drôles de personnages qui s'échinent chaque semaine à ce que la page 13 ne soit jamais affichée. Pour fêter ça, on a droit à un gag en une page, avec Frédéric Niffle, le rédacteur en chef de la revue : très drôle.

- L'Atelier Mastodonte. Deux cadres de la série font leur retour cette semaine et s'amusent avec l'histoire capillaire relative à Lewis Trondheim. Ni Bianco ni Obion ne forcent leurs talents, mais c'est agréable de les retrouver, surtout avec Tebo en guest-star.

- Dad. Nob met en scène un moment de mauvaise humeur de son héros : le gag n'est pas renversant mais permet à la série de rebondir après de longues semaines peu inspirées. (Voir ci-dessous :)

En direct de la rédak donne la parole à Sti pour la 100ème de Spoirou et Fantasperge (et rappelle que l'auteur signe aussi pratiquement chaque édito !). Mathilde Domecq nous dévoile ses goûts (musique, télé, BD). Et la semaine prochaine, le journal propose un numéro spécial consacré à l'Euro de foot.
Les aventures d'un journal revient sur la chronique de Mister Kit de Gil Van Dessel, un passionné d'avions, y compris ceux pilotés par les nazis ! Franquin, dans un gag rageur de Gaston, aura sa peau... Après 4 ans de parution !

Pour compenser ce maigre programme, les abonnés ont eu le plaisir de recevoir en supplément un superbe poster de Lucky Luke par Matthieu Bonhomme (la version complète du dessin qui a servi à la couverture du magazine Dbd n° 102).

samedi 28 mai 2016

Critique 900 : L'HOMME QUI TUA LUCKY LUKE, de Matthieu Bonhomme

900ème critique !

L'HOMME QUI TUA LUCKY LUKE est un récit complet écrit et dessiné par Matthieu Bonhomme, d'après le personnage créé par Morris, publié en 2016 par Lucky Comics et Dargaud.
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Froggy Town, en Californie du Nord, par une nuit d'orage. Lucky Luke s'arrête dans ce patelin perdu au milieu de nulle part. En se présentant au propriétaire de l'écurie à qui il confie son cheval, Jolly Jumper, il comprend que sa réputation de "l'homme qui tire plus vite que son ombre" l'a précédée...
Quelques jours auparavant, la diligence convoyant l'or des mineurs de Froggy Town à Silver Canyon a été attaquée par un mystérieux indien, qui a abattu le chauffeur. Le voleur s'est depuis comme volatilisé à la faveur du mauvais temps - et du peu d'empressement des autorités locales à le traquer.
Justement, le soir de son arrivée, Lucky Luke est défié par le shérif de Froggy Town, James Bone, un demeuré, mais la fusillade est évitée grâce à son frère aîné, Anton, qui déleste l'étranger de son arme. Le cowboy n'a de toute façon pas l'intention de s'attarder, promettant de partir dès le lendemain, si la météo s'est améliorée.
Après cet incident, Lucky Luke est abordé par Doc Wednesday, autrefois lui aussi excellent tireur, aujourd'hui rongé par l'alcool, le tabac et le jeu, qui le met en garde contre tout cela.
Le lendemain, alors qu'il s'apprête à s'en aller, la pluie ayant cessé, Lucky Luke est sollicité par trois représentants du comité des citoyens de la ville pour reprendre l'enquête délaissée par les frères Anton. Il accepte, même si la nervosité, à cause de la pénurie de tabac, le gagne quand Anton lui raconte avoir égaré son pistolet et lui en confie un autre.
Aidé de Doc Wednesday, Lucky Luke remonte la piste de l'indien. Mais la situation se complique avec l'arrivée de Laura Leggs, une danseuse qu'il a rencontrée jadis, venue à Froggy Town pour épouser Anton, et sa rencontre avec le père des Bone, un vieillard agressif, premier prospecteur d'or de la région, bien décidé à chasser cet intrus...

Pour fêter cette neuf centième critique, j'avais gardé au chaud cette entrée pour parler de L'Homme qui tua Lucky Luke, le one-shot réalisé par Matthieu Bonhomme à l'occasion des 70 ans du poor lonesome cowboy, dont la pré-publication dans le journal de "Spirou" m'avait enthousiasmé durant dix semaines. J'avais promis d'y consacrer un article dédié pour détailler ce qui m'avait tant plu, au point d'estimer qu'il s'agissait certainement d'un des albums de l'année.

Depuis cette pré-parution et la sortie de l'album (et d'éditions de luxe parallèles) début Avril, la presse (spécialisée ou non, le projet ayant même eu droit à des papiers dans "Paris Match" par exemple) et sur le Net ont consacré la qualité de l'entreprise dans une rarissime unanimité (même si quelques tatillons ont quand même trouvé à redire).

Je ne vais donc pas répéter dans le détail tout le bien qui a été souligné par ailleurs : l'originalité de l'approche, la solidité de l'intrigue, le graphisme exceptionnel, l'hommage à la fois respectueux et personnel à Morris. Je souscris à tout cela : Matthieu Bonhomme, qui a signé scénario, dessin et couleurs, a confirmé qu'il était un des meilleurs auteurs actuels, un artiste phénoménal, un fan inspiré de Lucky Luke. Il a su s'emparer du personnage avec force, singularité, caractère, avec un zeste d'humour, mais en revenant à la source (pré-"Goscinny-ienne" donc). Son western est magnifique, sa lecture jouissive. On ferme ce livre ravi -mieux : comblé. Toutes les promesses ont été tenues - si bien qu'on regrette que Bonhomme n'ait pas exprimé son envie d'y revenir un jour (mais il a ses propres oeuvres à accomplir, et le plaisir de cette expérience vient aussi du fait qu'elle est unique).  

Il ne suffit pourtant pas ni d'être un lecteur passionné, depuis son plus jeune âge, par un héros et ses aventures (de ce point de vue, je partage cela avec Bonhomme), ni même d'être un fin connaisseur d'une série pour réussir à en tirer la substantifique moelle et aboutir à une bande dessinée aussi accompli. Il s'agit justement de la traiter sous un angle suffisamment intéressant, nouveau, et en même complice avec les fans pour arriver à une production passionnante. C'est là que se situe la prouesse de Bonhomme. Il a su écrire et dessiner Lucky Luke à sa manière tout en sachant conserver ce qui en est l'essence pour les puristes.

Son récit abonde en références, mais elles sont distribuées avec l'habileté requise pour ne pas égarer le profane. Ces adresses au passé de la série et du héros servent surtout à traiter avec une superbe intelligence la notion de légende car, lorsqu'on reprend (même pour une seule fois) un personnage mythique, dont l'image est presque plus connue que ses histoires, il faut transmettre ce pourquoi il est resté aussi longtemps populaire, en quoi il est iconique.

Pour cela donc, Matthieu Bonhomme invoque directement ou indirectement des noms familiers pour les connaisseurs mais qui deviennent pour les simples amateurs autant d'éléments constituant la spécificité de Lucky Luke. Laura Leggs est issue du Grand Duc (tome 40), mais sont cités, sans qu'on les voie, les cousins Dalton (tome 12) ou Phil Defer (tome 8) en page 17 : la première occupe un rôle important dans l'intrigue, tandis que les autres, seulement mentionnés, renvoient au fait que Lucky Luke est un tireur redouté et redoutable, mais sans que cela soit un motif de vantardise pour lui (ainsi répond-il aux gamins curieux et émerveillés : "C'est mal de tuer un homme, p'tit. Tu lui retires tout ce qu'il a... Et tout ce qu'il aurait pu avoir.").

La mort hante l'histoire puisque, dès le titre, elle pointe le destin du héros : bien entendu, le procédé est transparent, on sait bien que Bonhomme n'a pas réalisé un album avec le héros de son enfance pour vraiment le tuer (quand bien même l'aurait-il voulu, à supposer que les éditeurs l'aient laissé faire, cela n'aurait fait que contribuer à la dimension légendaire du personnage). Mais elle suggère que cela est possible, que Lucky Luke n'est pas immortel et une partie de l'intention de l'auteur est justement de redonner une humanité au cowboy.

Ainsi le décrit-il comme un fumeur que le manque de tabac rend nerveux, impatient, colérique - autant de faiblesses inquiétantes au moment de traquer un assassin et voleur indien mais aussi de composer avec l'hostilité manifeste des trois frères et du père Bone. Cela tranche astucieusement avec le flegme habituel qu'on lui connaît... La vulnérabilité de Lucky Luke est aussi symbolisée par le personnage de Doc Wednesday : Bonhomme a expliqué, dans plusieurs interviews, avoir beaucoup revu et relu des westerns avant d'écrire son récit. Le titre de l'album est un hommage direct à L'Homme qui tua Liberty Valance (John Ford, 1962). Joshua "Doc" Wednesday évoque, lui, Règlements de comptes à OK Corral (John Sturges, 1957) et Doc Holiday (incarné par Kirk Douglas), qui figure ce que risque de devenir Lucky Luke s'il ne fait pas attention à lui : un "flingueur" rongé par la culpabilité, les excès en tous genres, l'homme à abattre. Le destin de ce partenaire connaîtra un sort poignant qui confère une responsabilité encore plus héroïque au cowboy.

La mort encore est présente avec une silhouette familière non seulement de la série mais du western en général : le croque-mort (et le vautour jamais loin), qui se fiche bien d'enterrer un héros légendaire ou un simple quidam. Il est évidemment aux premières loges quand l'inévitable duel, qui se déroule sur un rythme emprunté aux films de Sergio Leone (quatre planches), survient et explique le titre même de l'histoire - une autre séquence superbement découpée.

Parmi d'autres récurrences bien intégrées (comme les indiens, apparaissant dès la page 33), une grande bagarre dans le saloon (page 31 - une impressionnante composition) ou l'intelligence à la fois manifeste et effrontée de Jolly Jumper (qui ne parle cependant pas dans cette version plus semi-réaliste), Bonhomme glisse quelques pépites esthétiques malicieuses. Remarquez ainsi les yeux légèrement bridés qu'il dessine à Lucky Luke (suggérant qu'il aurait des origines asiatiques ?), le fait qu'il ignore son âge exact (30 ans ?), qu'il manie aussi bien (même si cela le fait râler) un pistolet "top break" que son habituel colt .45.

Plus drôle, à chaque fois que Laura Leggs apparaît, la colorisation est dominée par du rose, comme si sa féminité primait sur toute action. Plus émouvant, discret et très élégant, cette épitaphe dans le cimetière de Froggy Town : "R.I.P. Morris from Bevere" (Maurice de Bévère était le vrai nom de Morris), accompagnée de la mention : "Maybe some day we'll meet in the Grande Prairie" ("Peut-être qu'un jour nous nous rencontrerons au Paradis"). 

Il n'y a vraiment aucun faux pas dans ce magistral hommage, somptueusement mis en images, impeccablement raconté. Ne passez pas à côté de coup de maître. Et si on vous demande ensuite si c'est effectivement si bon qu'on le dit, comme Lucky Luke, répondez simplement : "Ouaip !"

jeudi 26 mai 2016

Critique 899 : COUP D'ECLAT, de Brett Ratner


COUP D'ECLAT (en v.o. : After Sunset) est un film réalisé par Brett Ratner, sorti en salles en 2004.
Le scénario est écrit par Paul Zbysewski et Craig Rosenberg. La photographie est signée Dante Spinotti. La musique est composée par Lalo Schiffrin.
Dans les rôles principaux, on trouve : Pierce Brosnan (Max Burdett), Salma Hayek (Lola Cirillo), Woody Harrelson (Stan Lloyd), Naomie Harris (Sophie), Don Cheadle (Henri Mooré).
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Max Burdett forme avec sa compagne Lola Cirillo un redoutable couple de cambrioleurs, spécialisé dans le vol de diamants. Ils ont ainsi réussi à dérober deux des trois diamants Napoléon originellement enchâssés dans l'épée de l'empereur.
Max Burdett
(Pierce Brosnan)

Mais après leur dernier coup, au cours duquel Max a été blessé par balle, ils ont convenu de se retirer sur une île paradisiaque pour profiter de leur fortune. C'est sans compter sur l'entêtement de l'agent du FBI Stan Lloyd, qu'ils ont plusieurs fois ridiculisé et qui a été suspendu, à les piéger et qui les retrouve.
Stan Lloyd
(Woody Harrelson)

Stan parie en effet que Max ne saura pas résister à une dernière prouesse : s'emparer du dernier diamant Napoléon exhibé sur un paquebot de croisière au large de l'île où il réside avec Lola. Le système de sécurité semble effectivement inviolable et Burdett ne veut pas risquer de décevoir sa compagne qui lui a fait promettre de l'épouser en renonçant à ses activités coupables.
Lola Cirillo
(Salma Hayek)

La situation va cependant se compliquer pour Max quand Henri Mooré, un gangster local, l'aborde non pas pour voler le diamant mais pour qu'il lui indique comment faire. Burdett coopère et établit un plan pour les hommes de main du malfrat. 
Henri Mooré
(Don Cheadle)

Or, Mooré est surveillé par Sophie, jeune et ambitieuse policière, qui accepte de collaborer avec Stan pour capturer leurs adversaires respectifs.   
Sophie
(Naomie Harris)

A moins que Max n'ait, une fois de plus, tout prévu pour doubler les autorités et Mooré. Mais arrivera-t-il à mystifier Lola ?
Max et Lola 

La TNT est un véritable robinet à rediffusions en tout genre : l'abondance de chaînes télé exige quantité de films, téléfilms, séries et autres programmes pour alimenter leurs grilles. C'est devenu logiquement l'endroit où revoir des longs métrages, souvent de série B, qui ne sont plus considérés comme assez attrayants par les grandes chaînes historiques. Il y a beaucoup d'oeuvres moyennes dans le lot, encore davantage de navets, mais aussi de sympathiques divertissements - comme ce Coup d'éclat.

L'affiche est séduisante : le casting ne manque pas d'allure, l'histoire est légère, le tout est bien emballé. Rien de renversant certes, mais rien de honteux non plus. C'est parfait quand on ne sait pas quoi regarder un dimanche soir et qu'on ne veut pas se distraire bêtement.

Pourtant, on reste un peu méfiant car, derrière la caméra, c'est Brett Ratner, un de ces faiseurs sans personnalité, dont la filmographie ne compte pas grand-chose de valable (à moins d'apprécier Rush Hour ou d'être indulgent avec X-Men 3, l'affrontement final).

Par contre, la musique est composée par le génial Lalo Schiffrin (l'homme qui a signé les bandes originales de Bullitt ou de la série Mission : impossible quand même) et la photo est signée par Dante Spinotti (collaborateur fidèle de Michael Mann sur Révélations, Heat, et Curtis Hanson sur L.A. Confidential, Wonder Boys). 

Il ne faut pas critiquer After sunset (soit Après le coucher du soleil) pour plus qu'il n'est : s'il se présente, dans son prologue, comme un traditionnel et énième film de braquage, il s'agit en vérité d'une comédie policière qui a l'originalité de démarrer là où souvent les opus de ce genre se termine, avec la retraite du cambrioleur. Mais, suivant le célèbre aphorisme de Oscar Wilde - "Le seul moyen de se délivrer de la tentation, c'est d'y céder" - , le scénario ne tarde pas à remettre le héros devant le dernier objet qu'il convoite.

Le troisième diamant Napoléon a pourtant affaire à une rude concurrence puisque Pierce Brosnan, qui venait d'être remercié par les producteurs de la saga James Bond (il n'avait pourtant pas démérité) et qui s'amuse visiblement dans ce rôle de braqueur génial et hédoniste, doit choisir entre le précieux caillou et une Salma Hayek qui n'a jamais été aussi affolante (le film est un vrai festival à la gloire de la beauté de l'actrice mexicaine, où elle évolue le plus souvent en petite tenue avec un plaisir communicatif). Leur couple fonctionne parfaitement et renoue avec les duos les plus mémorables.

Alors, évidemment, le suspense est désamorcé par des séquences purement humoristiques : le personnage campé par Woody Harrelson suscite sinon de francs éclats de rire au moins des sourires ravis (culminant avec ce moment embarrassant où Stan et Max sont surpris par le chef du premier dans le même lit). Et le subplot impliquant Don Cheadle comme la romance entre Harrelson et la superbe Naomie Harris sont téléphonés : le film mise sur l'acceptation par le spectateur que la convoitise du diamant compte moins que ce qu'il provoque chez les protagonistes. 

Avec ce Coup d'éclat ensoleillé et sensuel, l'équipe du film comme le téléspectateur s'offrent une récréation. Ce n'est ni un exercice de style aussi brillant que la collection des Ocean's de Soderbergh ou l'égal d'un classique comme L'affaire Thomas Crown, mais l'archétype du film du dimanche - je défie d'ailleurs tous les garçons (et certaines filles même) de ne pas être d'accord avec Pierce Brosnan quand il dit à Salma Hayek : "j'adore quand tu déshabilles."

mercredi 25 mai 2016

Critique 898 : HANNA, de Joe Wright


HANNA est un film réalisé par Joe Wright, sorti en salles en 2011.
Le scénario est écrit par Seth Lochhead et David Farr. La photographie est signée Alwin Küchler. La musique est composé par The Chemical Brothers.
Dans les rôles principaux, on trouve : Saoirse Ronan (Hanna Heller), Eric Bana (Erik Heller), Cate Blanchett (Marissa Wiegler).
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Hanna est une adolescente de 16 ans qui vit seule avec son père, Erik Heller, un ancien agent de la CIA, dans une région enneigée à l'écart de tout. Elle appris de nombreuses techniques de survie et de combats ainsi que la maniement d'armes blanches et à feu.
Pour seules lectures, elle a droit à une encyclopédie et un recueil de contes de fée. Mais cela ne lui suffit plus et sa curiosité pour le monde extérieur la pousse à allumer une balise que son père lui a remise. Son geste conduit Erik à partir en lui donnant les coordonnées d'un lieu où ils pourront se retrouver.
Hanna Heller
(Saoirse Ronan)

La nuit même, un commando débarque et emmène la jeune fille dans une base secrète où elle est interrogée. Dans l'ombre, Marissa Wiegler, une ancienne partenaire d'Erik, observe Hanna et assiste, médusée, à son évasion au cours de laquelle elle réussit à tenir tête à plusieurs agents aguerris.
Marissa lance aux trousses de la fugitive des hommes de main tandis qu'elle-même part à la recherche d'Erik. Hanna trouve refuge auprès d'une famille de touristes en devenant l'amie de leur fille, et qui s'apprête à rentrer à Berlin - où son père doit l'attendre.
Marissa Wiegler
(Cate Blanchett)

Erik s'en prend à Marissa pour protéger Hanna qu'il rejoint juste à temps pour lui révéler le secret de ses origines : elle apprend ainsi qu'elle a été conçue dans le cadre d'un programme gouvernemental visant à créer des individus physiquement et mentalement améliorés. Mais ces opérations ont été interrompues, et en prenant la fuite, la mère de la jeune fille a été tuée. Son père a sauvé Hanna et l'a élevé seul et a terminé sa formation de guerrière.
Erik Heller
(Eric Bana)

Hanna est désormais seule face à Marissa : laquelle des deux sortira indemne de leur ultime affrontement ?

Voilà un curieux mais très efficace long métrage, une sorte de conte aux allures de film d'action : un cocktail réalisé par Joe Wright, qu'on n'attendait pas dans ce registre puisque le cinéaste s'était fait connaître par ses adaptations littéraires -  Orgueil et Préjugés d'après Jane Austen, et Reviens moi, tiré du roman Expiation de Ian McEwan. 

L'histoire débute dans des étendues blanches, une contrée non identifiée et sauvage, où l'héroïne a gradi loi de toute civilisation : ce prologue intrigue immédiatement, d'autant que cette jeune fille est une machine à tuer, élevée "à la dure" par son père. Mais très vite, la situation bascule et le film accélère : le rythme ne faiblira jamais, tout comme la progression violente de Hanna. 

Si cette dernière figure une néo-princesse découvrant le monde, son adversaire, la rousse glaciale Marisa Wiegler, est alors la méchante sorcière vouée à sa perte, qui s'interpose entre Hanna et son père et détient le secret de ses origines.  Que leur dernier face à face se déroule dans le cadre d'un parc d'attractions déserté confirme la référence, ce décor possède la fantaisie incongrue et inquiétante qui sied à cette course poursuite initiatique et son dénouement.

La réalisation de Joe Wright est au diapason du scénario qu'elle sert : simple, directe, redoutablement nerveuse, accompagnée par une bande originale aux sonorités électroniques par le duo Chemical Brothers. Le cinéaste alterne des scènes au montage très vif et des plans séquences, ce qui donne à l'histoire une fluidité et une puissance étonnantes, aussi bien appropriés pour les moments d'émotions que pour  les épisodes plus mouvementés. 

Le film abonde en combats, dont la chorégraphie a été réglée par Jeff Imada, et qui sont à la fois suffisamment réalistes pour que le spectateur y croit mais aussi très percutantes pour que le spectacle soit impressionnant. Dès lors, le choix de confier à  Saoirse Ronan le rôle principal confère tout son originalité au projet : avec son physique fluet, son teint de poupée de porcelaine, son regard intense, et son jeu à la retenue vibrante, elle en impose.

Des moments forts émaillent le récit, réinventant souvent la scène d'évasion et nous entraînant dans des paysages exotiques, aux ambiances contrastées - les espaces neigeux du début, le désert africain ensuite, l'urbanité sordide de Berlin enfin - on y assiste à un authentique "morceau de bravoure" dans les docks la nuit.

Si Eric Bana est épatant dans le rôle du père, le film est tout entier dédié à sa jeune partenaire irlandaise : Saoirse Ronan aimante la caméra et le regard du spectateur comme peu de si jeunes actrices y arrivent. Elle parvient même, la prouesse mérite d'être relevée, à éclipser Cate Blanchett, dont la présence et le jeu borderline sont pourtant toujours aussi remarquables. 

Mais il serait réducteur de ne voir dans Hanna qu'une succession de combats âpres et de rebondissements sur fond d'expériences génétiques, de programme militaire secret et de vengeance. L'argument est plus profond et peut se localiser dès la scène introductive quand la jeune héroïne chasse un renne et le tue. En se penchant sur la dépouille de l'animal, elle regrette de ne pas l'avoir touché en plein coeur. C'est par cette même formule que se conclura le film quand Hanna et Marissa se retrouveront. Dans cette réplique répétée, c'est la question de l'humanité des personnages qui est posée : celle d'une fillette qui a été transformée en arme vivante et celle de la femme qui a été responsable de sa condition. 

A l'humanité correspond le questionnement de la civilisation : ainsi Hanna ne cessera d'être non seulement éprouvée par Marissa et ses sbires mais aussi par le monde qu'elle découvre au cours de son épopée. Les bruits agressifs des villes, le déferlement d'images et de sons de la télévision et de la musique, tout cela apparaît comme des manifestations monstrueuses pour cette adolescente. Quand elle se lie d'amitié avec Sophie, la fille d'un couple de touristes européens en voyage en Afrique, Hanna est tout aussi submergée par le bavardage de celle-ci. Elle connaît la signification des mots mas n'a aucune expérience des sensations qu'ils expriment : c'est un animal fébrile et assailli qui doit improviser sans cesse pour ne pas être submergée par ces environnements successifs et rattrapée par les assassins qui la traquent.

Variation surprenante sur le thème de l'enfant sauvage, Hanna est une production qui supporte bien d'être revue : son actrice principale mérite à elle seule tous les éloges, mais la qualité et l'originalité de son écriture et de sa mise en scène ajoutent au plaisir troublant qu'exige ce mix détonant.

mardi 24 mai 2016

Critique 897 : LA CLE DE VERRE, de Dashiell Hammett


LA CLE DE VERRE (en v.o. : The Glass Key) est un roman écrit par Dashiell Hammett en 1932, traduit en français par P.J. Herr, Renée Vavasseur et Marcel Duhamel, publié en 1949 par Gallimard.

Ned Beaumont est le bras droit de Paul Madvig, affairiste mafieux aussi discret qu'influent, à la tête d'une salle de jeux. Ce dernier cherche à séduire Janet, fille du sénateur Ralph Bancroft Henry, qui compte sur le soutien de c prétendant pour remporter les élections locales - même si Janet n'aime pas Madvig.
La situation va basculer brutalement un soir quand Ned découvre le cadavre de Taylor Henry, le fils du sénateur, tué dans China Street, à proximité de l'établissement de Madvig. La victime étant l'ami de Opal, la fille de Paul, cela déplaisait autant au caïd qu'au sénateur. 
Le crime émeut les autorités et enflamme la campagne électorale, surtout que des lettres anonymes parvenant au journal "The Observer" accablent Madvig. Pourtant, quand Ned entreprend d'enquêter sur l'affaire, son ami est réticent. Que lui cache-t-il ? Et pourquoi, au lieu de calmer ses manoeuvres contre ses ennemis, comme Shad O'Rory, patron du club "Dog House", s'entête-t-il à vouloir les neutraliser ?
Ses investigations valent des représailles musclées à Ned qui réussit malgré tout à se débarrasser des rivaux de Madvig, avec lequel ses relations ne cessent de se tendre. La clé de l'énigme tient à un chapeau de la victime et la vérité sur le coupable du meurtre de Taylor Henry séparera les deux amis...

Plus que Le Faucon maltais, le roman emblématique de l'oeuvre de Dashiell Hammett (dont la réputation doit aussi beaucoup à l'excellente adaptation cinématographique  de John Hustonen 1941), c'est pour moi La Clé de verre qui est le chef s'oeuvre de l'auteur. J'ai d'ailleurs mis longtemps à en acquérir un exemplaire mais le résultat était à la hauteur de l'attente. Le relire aujourd'hui ne fait que confirmer mon sentiment.

Bien que le lecteur ne sache jamais où se situe exactement l'action, on peut d'abord estimer que cette petite ville de l'Est est Baltimore, où Hammett a passé une partie de son enfance : un cadre bien spécial donc pour cette histoire complexe et fascinante sur une guerre de gangs, avec en toile de fond une campagne électorale, la corruption, et surtout la fin d'une amitié. Rédigé avec cette narration objective stricte, qui refuse toute psychologie (les personnages s'y révèlent par ce qu'ils font, pas par ce qu'ils pensent ), ce récit à la troisième personne est une expérience fascinante sur les apparences, la culpabilité et la trahison. Une synthèse en somme des thèmes favoris de l'auteur. 

La seule exception à la règle d'Hammett réside dans un passage, par ailleurs étonnant et troublant, où Ned et Janet se confient leurs rêves, dont les contenus ont de fortes connotations psychanalytiques. Mais pour le reste, c'est une sorte de concentré, développé sur 250 pages intenses.

Le mystère du titre ressemble à un énoncé improbable : il annonce le mensonge qui hante toute l'intrigue, celui où ce qui promet d'être ouvert par cette clé menace de n'être jamais découvert à cause justement de la fragilité de ladite clé. De fait, Ned Beaumont n'aura de cesse de résoudre une affaire dont la solution se dérobe à lui et au lecteur avant que la révélation de la vérité ne le ramène aux suspects finalement les plus terriblement évidents.

Le verre renvoie, lui, au conte et, par bien des aspects, les mésaventures du héros ressemblent aux péripéties d'un curieux en terrain hostile où la solution comme son intégrité personnelle sont sans cesse menacées de se briser. L'enquête de Ned ne se fera pas sans douleurs, aussi bien physique que morale, et les conséquences remettront vraiment question sa situation.

Mais les personnages de Hammett sont des obstinés, des têtus : s'ils fouinent sans trop se préoccuper de la loi, ils le font avec une persévérance décuplée par la difficulté. Tout plutôt que de ne pas savoir : malgré la corruption politique, le chantage, la trahison, le meurtre, la mission que s'est fixé Ned Beaumont ne saurait être entravée. Cette pugnacité suscite évidemment la sympathie et même l'admiration du lecteur, même si comme héros, Ned n'est pas plus fréquentable que les fripouilles qu'il affronte. La clé de verre est donc à la fois l'histoire de la recherche d'une vérité et de la résolution d'un mensonge, quel qu'en soit le prix.

A moins que... A moins que tout soit ne soit qu'un jeu pour Ned Beaumont : dès les premières pages, il est ainsi décrit, et son enquête ressemble aussi à une partie engagée avec lui-même, qui, s'il la gagne, lui redonne de l'estime envers lui-même. Détaché à l'extrême, il semble considérer tout ce(ux) qui l'entoure(ent) avec le même flegme, la même indifférence, mais il se révèle dans la difficulté, le rapport de force. Plus les êtres et les situations lui résistent, plus il est déterminé à les dominer : dès lors, connaître qui a tué Taylor Henry (et pourquoi, et comment) devient un objectif aussi obsessionnel que de remporter un pari, de rafler la mise. Lire le monde, ceux qui le coimposent, interpréter les signes qui mènent à la vérité sont des gestes de joueur pour gagner la partie.

Bien qu'attaché, pour la forme au bureau du procureur, ce n'est pas la vérité judiciaire qui intéresse Ned Beaumont : le meurtre de Taylor Henry est un prétexte, au moins au début. Il lui importe surtout, à l'origine, de récupérer le gain d'un pari qu'un bookmaker ne lui a pas remis. Mais ceci fait, il se prend littéralement au jeu et veut aller toujours plus loin pour savoir où cela conduit : il en déduit rapidement que le sort de Taylor Henry est étroitement lié à celui de son ami Paul Madvig et que Madvig est certainement plus menacé par ses proches que par des rivaux périphériques. Ned veut d'abord protéger son ami, puis le confondre quand il comprend que ses mensonges se moquent de leur amitié.

Pour ne pas perdre de vue les mobiles des actions de Ned, il faut aussi ne pas se laisser égarer par l'écriture même de Dashiell Hammett qui s'amuse à à multiplier les suspects, les fausses pistes, à aller d'un personnage à un autre, à  tourner en rond. Or, l'intrigue est justement circulaire et son dénouement révèle sa virtuosité quand on s'en compte.  Le style aride de l'écrivain décrit de manière mécanique les mouvements de son héros, le lecteur progresse donc à la même vitesse que lui la majorité du temps. Il paraît évoluer avec assurance, d'autant plus qu'il se garde de partager ses cogitations avec autrui (les autres personnages ou le lecteur). Mais sachant que c'est un joueur, le lecteur doit considérer que Ned bluffe et n'agit donc pas toujours en étant sûr de lui, du résultat de ses actes - ce qui introduit une part de doute dans l'esprit du lecteur.  Ainsi, dans le chapitre IV ( Le "Dog House"), on se rend compte qu'il n'a pas tout correctement anticipé et il va le payer chèrement.

On lit donc le roman sous deux angles différents : le  premier en constatant que les efforts de Ned sont à la fois têtus et maladroits, le second en reconstituant l'enquête à la lumière de son succès malgré justement ses avancées brouillonnes et impulsives. A la fin de l'histoire, on mesure la démarche laborieuse du héros mais en saluant la réussite à laquelle il parvenu en s'acharnant comme il l'a fait, en acceptant les multiples sacrifices consentis. Ne considérer que la fin revient à interpréter avec excès la fortune de Ned : il est évident qu'il n'est pas un enquêteur doué, mais il compense  son manque de méthode par sa persévérance et sa volonté de plus se compromettre avec des menteurs et des assassins.  La seule chose qu'il décide  longtemps à l'avance (longtemps avant de connaître le fin mot de l'affaire), c'est qu'il va quitter cette ville pour s'installer à New York, où, espère-t-il, il pourra refaire sa vie - se refaire comme dirait un joueur après une partie perdue. Il l'annonce très tôt à Opal Madvig, il le répète à Janet Henry et d'autres protagonistes : ce départ est son autre objectif, aussi important que résoudre le crime de Taylor Henry - résoudre le crime conditionne seulement la date de son départ, il ne partira qu'une fois le crime résolu.

Comme tout joueur, Ned compte sur sa chance, cette croyance lui donne le courage de foncer tête baissée dans la gueule du loup - sinon coment expliquer qu'il aille défier Shad O'Rory et ses gorilles. Ce comportement tranche avec celui d'un authentique détective qu'il calcule mieux les risques, comme Jack Rumsen (prêt à l'assister, mais jusqu'à un certain point seulement, comme lorsqu'il finit par refuser de s'attaquer directement à Madvig). C'est aussi ce qui distingue Hammett de Conan Doyle : chez l'écrivain américain, l'enquêteur n'est pas un fin limier rationnel, avec plusieurs coups d'avance - c'est un fonceur, parfois inconscient, volontiers "bourrin". Le seul point commun entre Ned Beaumont et Sherlock Holmes, c'est qu'une fois engagés dans leurs affaires, rien ne saurait les stopper  - ni le danger, ni la proximité (amicale) avec les suspects.
   
Avec cette affaire, Ned joue donc la partie de sa vie, le lecteur comme lui savent qu'il y laissera des plumes. Même si le procédé est donc inhabituel chez Hammett, les rêves sont comme des présages dans cette histoire et, comme il compte sur la chance, Ned leur accorde, contre toute logique, une valeur spéciale. Plusieurs personnages sont, comme lui, hantés, intimement convaincus qu'il leur faut régler une dette, faire éclater la vérité, rompre avec la situation dans laquelle ils se trouvent, ne pas laisser les coupables impunis. Opal et Janet sont aussi déterminées que Ned, mais lui seul veut que la vérité soit solidement établie pour que la condamnation soit sans appel. Ainsi ceux qui réclament la justice seront-ils récompensés. Pour être payé, il faut avoir soi-même payé - souffert.  C'est le prix de la vérité, de la morale, mais aussi de la liberté, de l'indépendance.

Hammett se pose donc comme une sorte d'esthète - à travers son héros, il évoque les apparences à la fois importantes et dérisoires, dénonce l'hypocrisie des convenances et la nécessité de la briser - mais aussi un dandy, un dilettante - son détachement tranche avec l'affairisme dominant. Mais parce qu'il côtoie le milieu, Ned ne se prétend pas supérieur aux canailles : il rend les coups, n'est pas un courtisan, ironise sur les femmes (dont le tempérament est volontiers fiévreux, limite hystérique). Pourtant, paradoxe savoureux, c'est aussi quelqu'un avide de pureté (à commencer par sa propre purification) : cela le porte à une intransigeance, quasiment une asociabilité. Qu'importe dès lors qu'il s'adresse à un homme ou à une femme, âgé(e) ou jeune, il ne transige pas avec cette exigence d'intégrité. Les lois, l'amitié, l'amour, la famille ne résistent pas à cette ligne de conduite : plutôt que d’être utilisé par Shad, plutôt que de démentir Opal ou de céder à Janet, plutôt que de cautionner Howard Mathews (le directeur de l’"Observer"), plutôt même de couvrir son ami Madvig ou le sénateur Henry, il veut avoir la conscience tranquille, partir honorablement.

La pureté désirée des personnages est précaire : lors d'un dialogue mordant entre Janet et Ned à l'hôpital, l'hostilité entre eux éclate pour mieux révéler leur aspiration commune qui est de confondre l'assassin de Taylor Henry. L'affrontement glisse vers la romance avec une subtile ironie, au diapason d'une histoire où rien n'est jamais acquis simplement. C'est aussi pourquoi elle comme lui veulent quitter la ville : ils savent que plus ils y demeureront, plus ils risquent d'être à leur tour corrompus et engloutis. 
     
Au bout du compte, le lecteur comme le héros reste pantelant après avoir traversé cette enquête éprouvante : Dashiell Hammett nous laisse, comme Ned et Janet, devant une porte à la fois fermée sur le passé mais un futur incertain, un vertigineux précipice. N'est-ce pas le propre des grands livres et des grands auteurs de réussir à faire partager à leurs lecteurs le même sentiment que ses personnages ?
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La clé de verre a été adapté deux fois au cinéma.
 Ci-dessus : l'affiche de la première adaptation cinématographique
du roman, réalisée par Frank Tuttle (1935),
avec George Raft (Ned), Claire Dodd (Janet) et Edward Arnold (Madvig).
 Ci-dessus : l'affiche de la seconde adaptation cinématographique
du roman, réalisée par Stuart Heisler (1942), avec :
 Brian Donvely (Madvig), Alan Ladd (Ned), Veronica Lake (Janet).

Je n'ai vu que la version réalisée par Stuart Heisler avec le couple Alan Ladd-Veronica Lake, qui est moyenne - en tout cas loin d'être aussi puissante que le roman. Voilà donc un livre qui mériterait d'être revisité par un cinéaste d'envergure, avec un casting de choix. Voilà les acteurs que je choisirai (dont les trois premiers m'ont été inspirés par Gangster Squad de Ruben Fleischer, un très bon polar, superbement interprété) :
 Ryan Gosling : Ned Beaumont
 Josh Brolin : Paul Madvig
 Emma Stone : Janet Henry
 Christopher Plummer : sénateur Ralph Henry
 Ricky Gervais :procureur Michael Farr
 Britt Robertson : Opal Madvig
 Sam Rockwell : Shad O'Rory
 Helen Mirren : Mme Madvig
Giovanni Ribisi : Jack Rumsen