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jeudi 25 novembre 2021

DECORUM #8, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston


Sept mois après le précédent numéro, voici enfin le dernier épisode de Decorum ! La série la plus folle de Jonathan Hickman arrive à son terme (ou peut-être pas...) et le plus étonnant, c'est qu'on replonge dans cette histoire sans avoir besoin de réviser, comme si cet univers nous était resté parfaitement familier. Visuellement, Mike Huddleston produit une nouvelle fois des planches hallucinantes.



Ayant mis la main sur le Messie Céleste, Neha Nori Sood est devenue la femme à abattre par ses homologues de l'organisation criminelle de la Sororité de l'Homme. Elle élimine Jetti Kahn puis Sam-Sam avant de tomber sur Ursula Ring. Mais Imogen Morley-Smith intervient juste à temps.


Cette dernière entend bien malgré tout honorer le contrat lancé sur la tête du Messie Céleste par l'Eglise de la Singularité. Toutefois, il la convainc de n'en rien faire et lui expose un plan, audacieux, pour se débarrasser de Ro Chi, le leader fou de cette institution.


Imogen persuade ensuite, à son tour, Ma, la chef de la Sororité, d'accomplir le plan du Messie Céleste. Les tueuses de l'organisation se lancent donc à l'assaut de l'Eglise et en massacrent les membres les plus dangereux. Mais Ro Chi supprime Ma et défie le Messie.


Le Messie dispose facilement de Ro Chi puis reconfigure l'Intelligence Artificielle de l'Eglise. Il reste à lui trouver un nouveau leader. Et  ce sujet, Imogen a une idée précise bien que parfaitement farfelue...

De prime abord, on peut être mécontent d'avoir dû patienter tant de temps pour lire la fin de cette histoire qui n'était déjà pas simple à intégrer. Sept mois ! On pourrait être d'autant plus sévère avec Jonathan Hickman et Mike Huddleston que, dans l'intervalle, les deux hommes se sont engagés dans un nouveau projet pour la plateforme Substack, avec la saga 3W. 3M. (3 Worlds. 3 Moons.), et il paraît légitime de se demander si, avant de lancer ça, ils n'auraient pas d'abord dû achever Decorum.

Et puis, on se dit : basta ! Decorum #8 est là, lisons-le, profitons-en et voyons ce que ça vaut, considérons si sa conclusion est à la hauteur de l'attente. Après tout, ce n'est que de la BD, on ne va pas s'arracher les cheveux pour sept mois d'attente. L'essentiel n'est-il pas que Hickman et Huddleston aient fini ?

On notera alors que les deux acolytes n'ont pas lésiné sur le format : cet ultime chapitre compte une soixantaine de pages, l'effort est louable. Ensuite, sur le fond, c'est vraiment foutraque à souhait, souvent très drôle, épique. Et à la toute fin, il y a une chouette surprise, inattendue.

Ce qui m'a le plus surpris, c'est la facilité avec laquelle je me suis replongé dans la lecture. Je n'ai volontairement pas voulu relire les épisodes précédents, justement pour tester la faculté d'Hickman et Huddleston à me happer. Et c'est comme si j'avais quitté la série le mois dernier : je me souvenais des noms des personnages, de la situation dans laquelle ils étaient à la fin du #7, etc. J'y ai vu le signe d'une écriture très solide, d'un récit mémorable.

Donc, Neha a mis la main sur le Messie Céleste : c'est un homme avec l'esprit d'un nouveau-né, qui sait à peine parler, raisonner, accomplir les choses les plus élémentaires. Plus un boulet qu'un véritable créateur d'univers. Mais Neha a choisi de ne pas le tuer, comme elle s'y était pourtant engagée à l'instar des autres membres de la Sororité de l'Homme. Problème : elle est désormais traquée au même titre que ce Messie.

Cependant, à chaque tentative de meurtre à laquelle elle échappe, elle voit que le Messie évolue, son intelligence augmente, et ses capacités divines se révèlent. Neha étant elle-même une jeune fille très dégourdie et spontanée, elle ne fait pas une cible facile car elle trouble les assassins à ses trousses, qui ne savent jamais ce qu'elle va faire. A eux deux donc, Neha et le Messie vont se débarrasser des terribles Jetti Kahn et Sam-Sam. Avant de tomber sur la redoutable Ursula Ring.

Mais Imogen Morley-Smith, la mentor de Neha, intervient à point nommé. Le Messie va alors entraîner les tueuses dans une mission suicidaire contre l'Eglise de la Singularité et leur chef fanatique Ro Chi. A la clé : la survie de l'univers !

Plus souvent qu'à son tour, Decorum a pu désorienter le lecteur et cet épisode ne fait pas exception. On ne sait jamais sur quel pied danser. Ce délicieux parfum d'inattendu fait tout le sel de l'aventure écrite par Jonathan Hickman. Pour ma part, et je crois que c'est une lecture valable du projet, Decorum est une comédie où Jonathan Hickman s'autoparodie de manière savoureuse et absolue, en déployant tous ses tics d'écriture (les data pages, les chapitrages, le format des épisodes, le goût des personnages désincarnés, la grandiloquence des décors et des enjeux). On ne peut le prendre au sérieux ici tant il pousse les curseurs à fond.

Tout est fou dans Decorum, tout est absurde, grotesque, et hilarant. On peut voir résumer cela par la double page où, façon maître d'école, le Messie interroge le lecteur pour définir ce qu'est une divinité comme lui. Plus loin, on voit détailler, par le menu, la "Mission Déicide", et les paragraphes du plan regorgent de détails saugrenus dans leur précision. On en mesure le caractère délirant et insensé tout en voulant bien croire, puisque c'est énorme, que c'est effectivement le seul moyen de règler le problème qui se pose à ce stade (ici : neutraliser l'Eglise de la Sororité et son leader). Quand, enfin, le Messie reconfigure tout ce bazar pour assurer la paix cosmique et que vient le moment de choisir un successeur au fanatique Ro Chi, la solution est tellement loufoque qu'elle ne peut que vous faire éclater de rire. Toutes les pauses sérieuses qui ont pu précéder ont volé en éclats.

Mike Huddleston a depuis le début fait lui aussi exploser le calibrage de la bande dessinée pour transformer Decorum en une expérience visuelle. Il n'allait pas s'assagir au dernier moment et pendant soixante pages, il lâche les chevaux. On passe de pages à la colorisation minimaliste à d'autres saturées d'effets numériques, puis en noir et blanc. Constamment, il fait souffler le chaud et le froid, ne laissant aucun répit au lecteur.

On en sort rincé, mais c'est une claque esthétique peu commune. Toute la série semble avoir été non pas pensée, élaborée, mais réalisée à l'instinct, selon l'humeur de l'artiste. Ce qui, là encore, va à l'encontre des principes qu'on attache aux comics de Hickman, avec ses plans, ses cadres, son déterminisme. Le génie de Huddleston est d'avoir injecté dans la machine Hickman une irrationnalité qui l'a dégrippée, décoincée.

Mais, en vérité, on s'en doute, rien n'est si simple. Hickman a sans doute dès le départ voulu tout péter et avec Huddleston, il avait un partenaire idéal pour cela. Un dessinateur capable de jouer la folie totale tout en concevant des planches hyper-travaillées mais qui donnaient l'impression d'être improvisées, comme sous l'effet d'un trip. De ce point de vue, le decorum, c'est-à-dire l'ensemble des règles à observer pour bien se tenir en société, s'applique avant tout aux deux auteurs qui étaient connus dans leurs registres respectifs (Hickman le cérébral, Huddleston le fou) et allaient nous décoiffer en faisant le contraire de qu'on attendait d'eux. C'est donc tout à fait réussi. Huddleston a certainement produit son oeuvre la plus calculée quand Hickman a volontairement complètement lâché la rampe.

Allez, je ne résiste pas : ce n'est pas vraiment fini car, en fin d'épisode, un teaser annonce une suite à Decorum qui s'intitulera Decorum and the Womanly Art of Empire. Hickman et Huddleston vont donc rempiler, mais, prudents, ils n'indiquent pas la date du retour de leur série. Est-ce que je repartirai pour un tour ? On verra, mais si c'est aussi amusant, pourquoi se priver. 

mercredi 7 avril 2021

DECORUM #7, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston



Après quatre mois d'attente, le septième et pénultième épisode de Decorum paraît enfin. Autant être franc et direct : cette périodicité n'aide pas à se reconnecter avec une histoire déjà bien barrée. Mais abandonner maintenant serait dommage, surtout que le n°8 devrait sortir le mois prochain, sans nouveau retard, et clore ce projet. Jonathan Hickman fait l'effort, louable, de simplifier son intrigue, et de la sorte Mike Huddleston a la voie libre pour produire des planches toujours aussi folles.


Lancée par Chi Ro, le leader de l'Eglise de la Singularité, la chasse à l'oeuf cosmique mobilise toutes les tueues de la sororité de l'homme, confirmées comme débutantes. Soeur Ma, leur chef, dispose de de plusieurs pistes et déploie ses assassins.


Neha Nori Sood a la chance, surtout après avoir survécu à une collision avec une voiture et une noyade, de localiser la première l'endroit où est caché l'oeuf. En pénétrant dans un entrepôt désert au coeur duquel se trouve une pyramide, elle tranche l'oeuf avec une épée et libère l'enfant.
 

Celui-ci est déjà formé et possède un corps masculin sculputral adulte, mais avec l'esprit d'un nouveau né. Mais, plutôt que d'en informer Soeur Ma, Neha emmène l'enfant à l'abri, ignorant qu'elle est suivie et bientôt on informe Ro Chi puis la conscience céleste de l'Eglise de la Singularité de la situation.


A son tour, Soeur Ma est mise au courant et n'a d'autre choix que de rediriger ses tueuses pour éliminer Neha et lui reprendre l'enfant. Evidemment, Imogen Morley, la mentor de Neha, est avertie et va devoir devancer ses collègues...

Contrairement à X-Men où, avec les data pages du designer Tom Muller, Jonathan Hickman fait comme si le lecteur de Decorum découvrait chaque épisode en en connaissant les acteurs et la situation. Pas de page pour lui rappeler les identités de chacun et les enjeux de l'histoire. Lorsqu'on ouvre ce septième fascicule quatre mois après le précédent, il faut donc d'abord commencer par consulter ses notes pour s'y retrouver (à moins d'avoir une mémoire d'éléphant).

Hickman teste donc le fan d'entrée de jeu, ne se souciant pas des retards pris par sa série, sans doute parce que, lui, a terminé l'écriture de ses scripts depuis un moment (ce n'est qu'une hypothèse puisque les maisons d'édition ne communiquent jamais sur les raisons des retards de parution d'une série et qu'Image Comics laissent ses auteurs livrer quand bon leur chante). Ce qui complique vraiment la chose, c'est que Decorum n'est pas, depuis le début, la série la plus simple à appréhender.

Mais en revanche, on peut remercier Hickman pour avoir, progressivement, dégraissé son projet, le simplifiant considérablement, comme si, au fond, tout l'arrière-plan qu'il avait décrit minutieusement dans les premiers épisodes ne comptaient pas tant que ça. Le scénariste aime bien poser un univers, un contexte, pour cadrer son récit, ses acteurs. Mais dans le cas de Decorum, tout compte fait, cela n'aura pas servi à grand-chose pour saisir l'essentiel.

Tout a fini par se résumer à l'apprentissage d'une jeune femme au métier de tueuse, formée par une redoutavble professionnelle à l'issue d'un concours de circonstances, et à la jeter dans une chasse à un oeuf cosmique convoîté par une obscure église qui le considère comme une menace. Quelle genre de menace exactement ? On s'en fiche un peu, franchement. Et même davantage : Decorum est une S.F. mais aurait tout aussi bien pu être un polar ou un western par exemple. Le cadre cosmique n'aura été qu'un décor de théâtre plus luxuriant, baroque, étonnant, propice à la production d'images ahurissantes.

Il y a un sens de l'absurde, et même de la comédie dans tout ça, les numéros précédents l'ont prouvé à de multiples reprises (notamment quand il a été question de la formation de Neha par Imogen). Mais cela ne doit pas nous empêcher de questionner le comportement de Neha dans cet épisode justement. Pourquoi sauve-t-elle et cache-t-elle l'enfant cosmique, en sachant que son geste ne pourra pas échapper à la sororité de l'homme bien longtemps ? Elle est de plus épiée par un mystérieux individu qui la dénonce à Ro Chi de l'église de la singularité, ce qui provoque une réaction en chaîne prévisible/ Désormais Neha est la femme à abattre.

Pourquoi a-t-elle donc agi ainsi ? C'est ce à quoi répondra le dernier épisode, qui devrait certainement être l'occasion de plusieurs réglements de comptes entre Neha et ses "soeurs" tueuses, peut-être d'une confrontation avec Imogen Morley, et d'une explication avec l'église de la singularité. Toutefois, je vois mal Decorum s'achever classiquement en une succession de bastons homériques, et la forme comptera autant que la résolution narrative de Hickman.

On peut faire confiance à Mike Huddleston pour produire un dernier opus flamboyant et déglingué. Car s'il n'a pas pu tenir le rythme mensuel, l'artiste a su à chaque fois en donner pour son argent au fan. Decorum, grâce à lui, sort vraiment de l'ordinaire (si d'aventure le scénario ne vous a pas suffi).

Une fois encore, donc, Huddleston mixe les techniques en virtuose et transforme ce récit en expérience visuelle unique. L'infographie lui permet toutes les audaces pour représenter des environnements surréels. Mais, sans prévenir, avec la même aisance, Huddleston peut revenir à des techniques plus sobres et aligner plusieurs pages en noir et blanc, réhaussées d'effets (trames, fragments colorés), le tout dans un découpage défiant toutes les attentes. C'est toujours aussi déconcertant, mais si on a apprécié jusqu'à présent, on ne sera pas déçu par ce dessin d'humeur, où seul semble compter l'envie de traiter une page comme l'artiste le souhaite, avec l'objectif de surprendre, d'éblouir et de submerger le lecteur.

A noter que Urban Comics vient de débuter la traduction de Decorum : un premier tome avec les quatre premiers épisodes (ça peut paraître peu, mais n'oubliez pas que la pagination des chapitres est souvent plus conséquente) vient de paraître et, éditorialement, c'est un pari car l'album se présente dans un format plus grand, pour être rangé à côté de parutions franco-belges. Une stratégie en forme de cheval de Troie, car en France on ne mélange pas les "torchons" (les comics, toujours majoritairement considérés comme de la sous-BD) et les serviettes (les livres traditionnels), et qui imite les mouvements opérés par d'autres (comme Glénat ou Delcourt).

jeudi 17 décembre 2020

DECORUM #6, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston


Après deux mois sans parution, Decorum est de retour, et aborde sa dernière ligne droite avec ce antépénultième numéro. Jonathan Hickman a développé, en parallèle, deux intrigues dont on pouvait se demander comment, quand et si elles se rejoindraient : c'est chose faite avec cet épisode, une fois de plus magnifiquement mis en images par Mike Huddleston.


Chi Ro comparaît devant la Singularité dont il est le leader de l'Eglise et avoue son échec à récupérer et livrer l'Oeuf cosmique. Il s'attend à être exécuté mais contre toute attente il reçoit une solution pour se tirer de ce mauvais pas.
 

Au centre d'entraînement de la Sororité de l'Homme, Chi Ro se présente et passe un contrat. Il offre une récompense faramineuse si les assassins de l'école lui ramènent soit l'Oeuf intact soit ce qui en est sorti, mort ou vivant. Ma confie cette mission à Imogen mais elle suggère que les élèves participent tous.


Malgré les doutes de Ma, Imogen obtient satisfaction car ce contrat permettra vraiment d'évaluer leurs recrues. Neha a compris qu'avec la récompense, même si elle n'en touche qu'une partie, elle pourrait refaire sa vie et donner des soins à son frère, peut-être le sauver.


Mais la jeune apprentie est consciente de la difficulté de cette mission et propose à Imogen de faire équipe en partageant le butin. Imogen refuse net. Elle rend visite à son mari qui lui parle de son dernier rêve, où elle apparaît. Neha rend visite à son frère mais sent qu'elle est suivie...

S'il est bien une chose qu'on peut reconnaître à Jonathan Hickman, c'est que, même s'il ne choisit pas souvent la ligne droite pour raconter une histoire, il retombe sur ses pieds avec une adresse stupéfiante. De ce point de vue, Decorum est une leçon de narration et particulièrement ce sixième épisode où il réussit à lier les deux intrigues qu'il développait dans cette mini-série sans qu'elles aient apparemment le moindre rapport.

D'un côté, nous suivions le tandem Imogen-Neha, digne d'une buddy-story dans un cadre SF, la tueuse la plus redoutable et la plus exigeante sur les bonnes manières de son job et l'ancienne coursière devenue sa protégée et l'élève de l'école d'assassins où la première a fait ses classes. De l'autre, un récit beaucoup plus nébuleux où il était question d'un oeuf, d'une église qui le convoîtait, de Mères Célestes. D'un côté une histoire character-driven. De l'autre, quelque chose d'indéfinissable et d'à peine compréhensible.

Et puis, voilà les premières pages de ce numéro 6 où dans une scène aux lumières bariolées, avec un dialogue entre une créature et une entité informe, qui va tout lier, magistralement et simplement. Cet oeuf cosmique, que la créature (Chi Ro) a échoué à livrer à l'entité (la Singularité), et qui est désormais couvé par une Mère Céleste (mais ça, ils l'ignorent), autant demander à des professionnels de le localiser et de le rapporter. S'il a éclos, alors il faut éliminer celle qui l'a couvé et ce qui en est sorti et le remettre à Chi Ro. Et quels meilleurs professionnels que des assassins ?

Et donc les assassins de la Sororité de l'Homme, où se trouvent Imogen et Neha (et les camarades/concurrents de celles-ci). Simple comme bonjour ! Nos deux héroïnes vont donc partir à la recherche de l'oeuf, de sa couveuse, peut-être de sa progéniture.

La scène de la transaction, qui fait suite au dialogue d'ouverture, est savoureuse. On a d'un côté un commanditaire pour qui la notion même d'argent, de rétribution n'a aucun sens, mais baste ! s'il faut payer, il paiera. Et donc il offre comme récompense un diamant de la taille d'une planète. Je sais que ça ne paraîtra jamais évident à beaucoup mais c'est dans ces moments-là qu'on mesure à quel point Hickman est un auteur capable d'un sens de l'humour complètement loufoque (c'est peut-être aussi, surtout, ce qui a déconcerté les X-fans avec X of Swords, qui déjouait les codes d'un comic-book super-héroïque en transformant son tournoi des champions en une farce grotesque et une collection d'épreuves délirantes pour moquer les batailles épiques traditionnelles).

Au fond, Hickman ne serait-il pas un auteur sérieux qui ne se prend pas au sérieux, ou autrement dit un auteur qui n'a pas l'air de ce qu'il montre ? Derrière l'auteur qui aime raconter qu'il planifie tout, qui adore les data pages, les figures, les diagrammes, n'y a-t-il pas surtout un type rigoureux pour, sinon la déconne, en tout cas pour démonter ce qui est trop sérieux dans les comics ? Car enfin, entre un Oeuf cosmique, une planète en diamant, une tueuse mariée avec un sosie du Prince Charles, une ex-coursière qui témoin d'un contrat est obligée de se reconvertir en assassin, une entité divine, son chef d'église incompétent, tout ça n'a ni queue ni tête. Mais inscrits dans le registre de la SF, du space opera, de la buddy-story, et de la métaphore absurde, c'est franchement drôle.

Moi, en tout cas, c'est comme ça que je vois la chose. J'admets que Decorum paraisse imbuvable parce qu'insaisissable, cryptique, abscons. Il faut s'accrocher parfois, c'est sûr. Mais en même temps, c'est quand on accepte de se relâcher, de s'y abandonner, que cette histoire si bizarre devient jubilatoire. Et Hickman nous récompense de notre patience en reliant le tout à deux étapes de la fin. Ce n'est pas juste un pétage de cable par un auteur reconnu. L'affaire a quand même une construction, une structure, des personnages attachants (et aussi d'autres complètement impossibles car volontairement définis comme des créatures échappant à des représentations classiques). Et désormais un but, un objectif, une finalité, simple, efficace, captivante, parce qu'avec ce qui les ont précédés, on peut quand même croire que tout ne va pas se règler de façon basique.

Par ailleurs, Decorum n'a pas pris ses lecteurs en traître car, visuellement, dès le départ, Mike Huddleston ne s'est pas contenté d'illustrer un script, il a fait sa propre BD avec des images sublimes, déroutantes, belles, moches, bizarres, indéfinissables. C'est une expérience renouvelée d'épisode en épisode et qui signale au lecteur que, esthétiquement, le voyage sera un trip unique.

Huddleston déstabilise le lecteur car il semble n'appliquer à ses pages aucune logique justifiant le traitement de son graphisme. Il ne se réinvente pas d'une page à l'autre, ou d'un numéro à l'autre : non, il va plus loin, il maintient le lecteur sur le qui-vive en permanence car il dessine selon son humeur, de manière imprévisible. Il peut aligner des pages entières en oir et blanc, puis enchaîner avec une débauches d'effets numériques, le plus souvent même ces sauts visuels se produisent d'une case à l'autre, sans aucune prévention. Juste pour souligner un détail, une expression.

Il transcende les notions de beau, pas beau, efficace, raisonnable. C'est parfois délicat, acrobatique, car on n'est pas habitué à un tel feu d'artifices. Mais notre attention est sans cesse requise, c'est une lecture très active et qui nous interroge, nous force à nous questionner sur ce qui est acceptable, supportable, agréable, fluide. Même quand il nous agresse avec des formes, Huddleston semble soucieux de se faire presque pardonner en sortant plus loin une image, une planche à couper le soufffle. Avant de nous chahuter à nouveau.

Pour tout cela, Decorum est une BD passionnante. Parfois complètement fumeuse, limite fumiste. Mais aussi virtuose, et très ludique. Si vous aimez un certain inconfort, voire les sensations fortes, c'est parfait. Pour lecteurs avertis seulement ? Non. Mais un peu quand même.

Variant cover de Mike Huddleston

samedi 10 octobre 2020

DECORUM #5, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston



Ce nouveau numéro de Decorum renoue avec sa meilleure veine. Sa plus compréhensible aussi. En même temps, Jonathan Hickman esquisse un lien entre ses deux intrigues, mais on n'est guère plus avancé puisque cela est réduit à des planches de transition, muettes qui plus est. Mike Huddleston brille toujours par son originalité graphique.


Neha Nori Sood suit sa formation à l'école des assassins où l'a fait admettre Imogen Morley-Smith. Malheureusement, ce n'est pas un élève doué. Elle est détestée par ses camarades qui la menacent et la tabassent à la moindre occasion en séance d'entraînement.



La première année, elle doit remplir son premier contrat de tueuse. Imogen l'accompagne jusqu'à sa cible. Mais Neha s'avère incapable de supprimer l'homme, pourtant malfaisant, qu'on lui a assigné. Imogen s'en charge à sa place.


La deuxième année de sa formation n'est pas pas meilleure pour Neha. Ses camarades continuent de la menacer. Elle est toujours dominée physiquement dans les entraînements. Imogen reste présente pour surveiller ses progrés, mais elle se désespère.


Deuxième contrat. Et deuxième échec. Neha face à sa cible se dégonfle piteusement, craignant d'être tuée dans une explosion car l'homme qu'elle vise est ligoté à un arsenal. Imogen la supplée une nouvelle fois en se demandant si ce n'est pas une cause perdue.


Mais la troisième année marque un rebond inattendu. Lassée d'être le punching-ball de ses camarades, Neha s'endurcit. Surtout, elle a comme nouveau contrat son ancien patron, qu'elle liquide avec plaisir. Mais elle ignore, comme Imogen, que cet assassinat a eu un témoin...

Decorum est un véritable yo-yo narratif. On passe d'un épisode très cryptique comme celui du mois dernier avec une intrigue mêlant éléments mystiques et cosmiques, au suivant, comme celui-ci, qui anime les personnages dans des scènes rapides, à la fois brutales et souvent très drôles, sur fond de récit initiatique.

Bien entendu, comme certainement la majorité des lecteurs de la série, je préfère franchement un épisode comme ce cinquième car le plaisir est immédiat. L'écriture de Hickman est magistrale et révèle un auteur très amusant alors qu'on le considère d'abord et surtout comme un narrateur austère et complexe - un portrait finalement peu fondé puisque, dans X-Men aussi, il sait faire preuve d'un humour savoureux.

Mais dans ce chapitre-ci, on assiste pour la première fois à un début de liaison entre les deux pans narratifs de Decorum. Le scénario court sur trois années et à chaque étape, on a droit à une pleine page pour nous l'indiquer, et sur cette page figure une image d'une des mères célestes, celle qui s'est proposée pour couver l'oeuf cosmique vu dans le précédent épisode. On le voit évoluer jusqu'à sa (presque) éclosion. Reste qu'on n'en saura pas plus sur ce qui rattache cette gestation et l'apprentissage de Neha Nori Sood.

La buddy story entre Imogen Morley-Smith et Neha constitue l'essentiel de ce numéro 5. Neha, l'ex-coursière aux abois, témoin d'un assassinat perpétré par Imogen, a intégré une école qui forme des assassins - le même établissement où Imogen a été instruite. Elle a accepté ce marché pour sauver sa peau, mais sans mesurer la difficulté de ce qui l'attendait. Elle va en baver.

Hickman, comme Tom King dans un autre registre, aime jouer sur les effets de répétition. Ainsi il conforte le lecteur dans sa (fausse) impression que rien ne lui échappe, avant qu'un rebondissement ne remette tout en cause et n'oblige à tout reconsidérer. Dans cet épisode, tout est ritualisé, en trois trois temps immuables : 1/ Neha suit une série de cours théoriques et pratiques ; 2/ elle s'entraîne au combat rapproché avec ses camarades ; 3/ elle est envoyée sur le terrain pour exécuter un contrat.

Tout de suite, on assiste à ses énormes difficultés dans ces trois domaines. C'est une élève lamentable. Elle ne comprend rien à ce qu'on lui enseigne, elle s'attire l'inimitié de ses camarades (qui la considèrent évidemment comme une intruse), elle se prend des raclées régulières et violentes et reçoit des menaces manuscrites. Et elle est bien sûr incapable, le moment venu, de tuer celui qu'on lui a commandé de supprimer.

Pour Imogen, c'est une déception, qu'elle intrègre à sa manière, avec flegme. Elle avait fondé de grands espoirs car elle estimait qu'avec la vie qu'elle avait endurée, Neha aurait en elle un certain potentiel, une envie de revanche, une dureté. Il n'en est rien. On rit volontiers et de bon coeur en assistant à ces déconvenues car Neha est attachante et on s'identifie facilement à elle. Dans pareille situation, nous ne serions pas davantage doués. Lorsqu'elle ne peut pas presser sur la détente, lorsqu'elle vomit après que Imogen ait tué sa cible, on la comprend car nous serions dans le même état.

Ce ressort comique est surprenant parce que, comme je le disais plus haut, le style de Hickman est celui d'un auteur sérieux. Il nous prend aussi de court par la simplicité désarmante de sa construction. Il n'y a aucune ambiguïté sur l'intention comique du procédé. Le contraste entre la personnalité froide, détachée, professorale, d'Imogen et l'amateurisme incorrigible, la fébrilité permanente, de Neha produit aussi un effet hilarant garanti. 

Mais Hickman se garde d'humilier sadiquement son héroïne, car il sait qu'en allant trop loin dans cette direction, le lecteur lui en voudrait de trop maltraiter Neha et parce que Imogen est certes charismatique mais moins sympathique. Aussi montre-t-il les progrès qu'accomplit Neha au bout de trois ans, sa pugnacité, sa résistance, sa résilience. Elle ne sera jamais une tueuse implacable comme son mentor, mais elle trouve les ressources nécessaires quand elle est face à une figure honnie de son passé. L'émotion se nuance alors parce qu'on vient d'assister à la fin de l'innocence. Neha n'est pas une tueuse, mais elle tue quand même in fine, c'est un aller sans retour.

Peut-être en fait, est-ce là le lien entre la gestation de la mère céleste et le parcours commun d'Imogen et Neha. Imogen accouche d'une tueuse, elle l'engendre, elle fait d'une jeune femme éprouvée une exécutrice, d'un ange une exterminatrice. La mère céleste mettra-t-elle au jour un messie ? Ou un enfant dégénéré qui condamnera l'univers ?

Ce chemin est illustré par Mike Huddleston avec son originalité radicale coutumière. Les premières pages sont trompeuses avec leur usage appuyé de l'infographie au service d'images abstraites. La majeure partie de l'épisode est réalisé selon des méthodes plus conventionnelles. Le papier est beige, le dessin en noir et blanc. Lorsque les couleurs reviennent, elles sont d'abord sommaires et réduites. Mais c'est un sentiment de sobriété, d'économie, d'épure qui domine.

Cette épure aboutit à un effet en soi : il introduit une distance entre le lecteur et la représentation de la violence. Le réalisme stylisé de l'épisode fait qu'on n'est pas choqué par le déchaînement de brutalité auquel on assiste. Pourtant il y a aurait de quoi car Imogen achève ses proies en leur explosant littéralement la tête après leur avoir tiré dessus à de multiples reprises. Mais Huddleston cadre ces moments en composant des plans habiles, qui évite toute surenchère ou complaisance.

Idem pour les scènes d'entraînement de combat au corps-à-corps. Neha reçoit des coups particulièrement rudes, mais le noir et blanc sur fond beige stylise cette âpreté. Le sang est une tâche noire. Le découpage en "gaufrier" de neuf cases induit une concision dans le traitement des scènes. On ne s'attarde pas. On reste spectateur mais de loin. C'est une violence presque cartoon.

Tout cela est aussi désamorcé par les scènes dialoguées, qui se situent avant ou après l'exécution des contrats (mais sur place, devant la victime), entre Imogen et Neha. Avant, c'est une sorte de mise en place : Imogen conseille Neha (sur l'arme à utiliser pour tuer, sur le fait de ne pas s'attarder), Neha hésite, se décide, puis se ravise. Après, Neha est prise de haut-le-coeur immanquables, Imogen s'énerve mais moins de cette réaction physiologique que de l'absence de manières de sa protégée (qui ose vomir sur ses bottes hors de prix, ou dégueule même quand elle croit qu'elle ne va pas le faire). Tout cet aspect rituel du meurtre commandé en montre le côté dérisoire et tragique, grotesque aussi. Imogen instruit Neha sur ce qui est reproché à la cible, mais au fond elle s'en fiche : c'est son erreur car Neha, elle, s'en soucie et s'interroge sur la légitimité à tuer quelqu'un. Ce n'est qu'en face de quelqu'un qui lui a fait du mal qu'elle sera capable de surmonter ses scrupules. C'est une tueuse sentimentale en somme, alors qu'Imogen est une pure professionnelle.

Tout cela, Huddleston sait le souligner mais en dosant ses effets. Il met en images la première exécution en en montrant la dimension la plus pathétique (la cible a commis des actes objectivement dégoûtants). C'est un assassinat sans éclat, un petit boulot. La deuxième exécution est spectaculairement ridicule avec la cible attachée à du matériel potentiellement dangereux (ce qui rend délicat l'accomplissement du contrat, du moins selon Neha). La dernière exécution est un réglement de comptes, avec des implications personnelles pour Neha (ce qui déplaît à Imogen, qui ne l'avait pas anticipé et qu'elle tente de reprendre en main). Ces variations émotionnelles sont parfaitement traduites graphiquement et laisse le lecteur ébranlé (magnifique dernière page).

Qu'en sera-t-il du prochain épisode ? Decorum est imprévisible, pour le pire (quand les auteurs nous perdent dans des scènes trop cryptées et une intrigue parallèle assez absconse) et le meilleur (quand on suit les deux héroïnes dans leur aventure épatante, déroutante et efficace).

samedi 22 août 2020

DECORUM #4, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston


Vous me trouvez bien embêté au moment de résumer et critiquer ce quatrième épisode de Decorum. Nous voici donc à la moitié de cette mini-série et j'avoue humblement n'avoir pas compris grand-chose à ce que je viens de lire dans ce numéro. Accrochez-vous au pinceau, je retire l'échelle.


Il est donc à nouveau question de cet oeuf cosmique en possession des Mères Célestes. Son début d'éclosion a provoqué une brêche détectée par l'Eglise de la Singularité, ennemie des Mères Célestes et qui convoite aussi l'oeuf. Ro Chi, le chef de l'église, ordonne à sa flotte entière de partir.


Direction : Bidur Faul, où se trouvent donc les Mères Célestes et l'oeuf. L'arrivée de la flotte ne passe pas inaperçue et les Mères Célestes décident de filer en laissant l'oeuf (dont l'une a préalablement tranché un bras qui en était sorti), afin que l'Eglise de la Singularité pense avoir gagné.


Ro Chi découvre l'oeuf dans un cratère de la planète et voit en sortir un humanoïde. Déçu, il le fait brûler vif. Ailleurs, les Mères Célestes se disputent sur leur stratégie : autrefois des milliers, elles ne sont plus que quatre et leur sacrifice n'aboutit à rien


L'une d'elles, la plus jeune, offre de jouer les mères porteuses et la plus vieille lui insémine un échantillon à partir du bras tranché. Reste à attendre le fruit de cette gestation...


Vous noterez donc d'emblée que ni Imogen Smith-Morley ni Neha Nori Sood n'apparaissent dans cet épisode. Inutile d'attendre la suite de la formation de Neha comme tueuse, après son introduction hilarante dans le centre de la planète Tempest. Et ça, c'est déjà décevant.

Depuis le début de Decorum, Jonathan Hickman va-et-vient entre ses deux héroïnes, aux caractères bien trempés, et une intrigue parallèle, nettement plus nébuleuse, impliquant cette Eglise de la Singularité, les Mères Célestes et cet oeuf cosmique. Sur cette seconde partie, difficile, pour ne pas dire impossible de se faire un avis.

En effet, rien ne relie les deux récits, même si on devine (on espère) que Hickman a quand même un plan à cette fin. Mais enfin, ça paraît de plus en plus fumeux : qu'est-ce qui pourrait rapprocher une tueuse professionnelle, son élève (malgré elle) et des forces supérieures comme celles précitées ?

Surtout, Jonathan Hickman ne fait vraiment rien pour aider le lecteur à saisir son propos. Et le dessin de Mike Huddleston ne facilite pas la tâche. Ro Chi et les autres membres (très rares) de l'Eglise de la Singularité sont des créatures à peine humanoïdes, entièrement noires, aux lignes acérées. Les Mères Célestes ne sont guères plus avenantes, tour à tour blanches ou rouges, avec néanmoins des visages humains, des silhouettes un peu moins grossières.

Les décors sont réduits à leur plus simple expression. Ils traduisent à eux seuls la radicalité graphique de cette partie de l'histoire puisque Huddleston les remplace par des camaiëux de couleurs, des masses chromatiques, tantôt austères, tantôt bariolées. On flirte puis on est submergé par des abstractions qui abolissent tout repère spatio-temporel.

Peut-on apprécier quelque chose qu'on ne peut identifier et même qu'on peine à comprendre ? C'est un vieux débat. J'emploie à dessein le terme d'abstraction car on est souvent devant les pages de cet épisode comme devant un tableau de peinture abstraite. Les éléments figuratifs y sont  comptés ou carrément absents. L'artiste invite le lecteur à une expérience immersive où la sensation se substitue à la grille de lecture traditionnelle.

Ainsi dit, Decorum, aussi bien dans le texte que dans l'image, ressemble à une oeuvre exigeante, à la limite de l'hermétisme, où il faut accepter de laisser au vestiaire ses habitudes, qui se défie du formatage. Au risque, bien entendu, d'être impénétrable.

Pour ma part, le texte de Hickman comme les dessins de Huddleston m'ont souvent laissé sans voix, à la fois par leur beauté mais aussi par leur l'impossibilité que j'ai eu à les comprendre, à les déchiffrer. C'est donc un sentiment très divisé, et quand même assez rebuté. J'ai touché mes limites.

Hickman fait de Decorum un laboratoire, il tente, mais peut aussi vous décourager. C'est à l'évidence un pari pou cet auteur qui adore tester son public et s'aventurer dans des territoires que lui seul, à l'évidence, maîtrise. Il ne vous engloutit pas vraiment sous un jargon abscons mais vous entraîne dans un univers tellement détasbilisant qu'il faut produire un sacré effort. Huddleston est, de ce point de vue, un partenaire de jeu idéal pour lui car, esthétiquement, ses planches sont aussi une épreuve et un ravissement. Leur design est réellement, de mon point de vue, fabuleux, mais on achève la lecture de l'épisode sans trop savoir ce qu'on a vu et lu.

Paradoxalement, Decorum, par son jusqu'auboutisme, motive. Puisqu'il y a une part ludique là-dedans, et aussi peut-être par fierté, on a envie de relever le défi des auteurs, de ne pas abdiquer parce qu'un épisode comme celui-ci vous laisse perplexe. En espérant quand même que la suite sera un brin moins corsé. La couverture du #5 autorise l'espoir puisqu'y figurent Imogen et Neha, dont l'aventure est nettement plus accessible.  

vendredi 24 juillet 2020

DECORUM #3, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston


C'est (positivement) étonnant mais je découvre que Jonathan Hickman est un auteur qui peut être drôle. On ne le croirait pas comme ça car le scénariste, réputé pour ses histoires au long cours, minutieusement planifiés, passe pour un bonhomme très sérieux, cérébral, limite prétentieux. Mais Decorum est une série totalement atypique, qui ne va jamais là où on l'attend, et le fait avec humour comme en atteste ce numéro. Comme d'habitude somptueusement mis en images par le prodigieux Mike Huddleston, qui donne à l'ensemble une dimension encore plus foutraque.


Imogen Smith-Morley a donc proposé à Neha Nori Sood de plaquer son job de coursier pour devenir un assassin professionnel après qu'elle ait assisté à une de ses exécutions. En échange, elle voit le traitement de son fils assuré. Mais la jeune femme de 21 ans est indisciplinée.


Or pour Imogen, le talent ne fait pas tout, c'est par un entraînement strict qu'on devient capable. Elle conduit Neha jusqu'à la planète Tempest, où elle-même a été formée et dont elle devenue une (si ce n'est la) meilleure tueuse de l'univers.


Le décor du centre de formation impressionne Neha, même si elle n'est toujours sûre d'y avoir sa place. En tout cas la voici introduite dans la Sororité de l'Homme, dirigée par la terrible Sister Ma, où postulent trois autres candidates redoutables...


Le précédent épisode m'avait laissé confus, avec ces passages cosmiques, son histoire d'oeuf convoîté par l'Eglise de la Singularité alors même que les Mères Célestes avaient du mal à le contrôler. Où Jonathan Hickman voulait-il en venir ? Quel rapport avec l'intrigue principale ?


On attendra donc avant d'avoir des réponses à ces questions, mais en recentrant son propos sur ses deux héroïnes, réunies à la fin du premier épisode, on a la garantie d'un récit plus simple et surtout réjouissant. Car, c'est la surprise du chef : tout ça aboutit à un résultat très drôle.

Comme je le disais en ouverture, on associe pas Hickman, scénariste sérieux, établi, qui planifie ses sagas au long cours comme un architecte, et qui en interview ne passe pas pour le plus joyeux des lurons (on peut même le trouver franchement hautain), avec quelqu'un remarquable pour son sens de l'humour.

Pourtant, déjà, dernièrement dans X-Men ou son arc de New Mutants, on l'a vu se dérider franchement et proposer des histoires avec des éléments décalés, des dialogues savoureux, des situations rigolotes. Pas du genre "Bwahwahwah" comme du Justice League International version DeMatteis-Giffen-Maguire ou délirant comme Nextwave de Ellis-Immonen, mais souvent un humour british, pince-sans-rire, absurde, qui vous prend par surprise. Exemple : les mamies de Hordeculture, totalement improbables, mais pourtant capables de flanquer une raclée à Cyclope, Emma Frost et Sebastian Shaw, ou le traitement irrésisitible de Sunspot qui se prend pour un grand leader mais se ridiculise par sa prétention.

Tout ce troisième épisode de Decorum donne lieu à un dialogue entre Imogen Smith-Morley, la meilleure tueuse de l'univers, si distinguée et rigide, et Neha Nori Sood, la coursière témoin de son dernier contrat qui a accepté pour payer les soins nécessaires pour son fils de devenir à son tour une tueuse. On les suit d'abord durant le trajet spatial qui les conduit jusqu'à la planète Tempest.

Dans ce premier temps, la mauvaise humeur de Neha irrite poliment Imogen parce qu'elle tient à respecter les usages, le decorum, entre elle elles et le personnel du vaisseau qui les transporte. C'est une comédie certes, mais aussi une danse, une manière de vivre ensemble, une courtoisie qui sert à la fois à établir les différentes classes sociales et à pacifier les relations avec autrui. Neha, elle, n'y voit que hypocrisie et perte de temps.

Variant cover par Mike Huddleston

Une fois arrivées sur Tempest, le ton change et la discussion tourne autour du talent. Pourquoi Imogen investit-elle sur Neha, comme se le demande cette dernière ? Imogen a vu du potentiel dans la jeune femme car elle a vécu des choses difficiles (la maladie de son fils, un métier ingrat, le spectacle de la tuerie commise par Imogen...). Mais ce talent est brut et pour Imogen, cela ne suffit pas. Pour devenir compétente, il faut s'exercer, de façon répétée, stricte, intense.

Ce passage du dialogue sonne comme un aveu chez Hickman. Il n'est pas impossible, sans vouloir surinterpréter ses propos, qu'il parle pour lui-même et pour sa propre conception de son métier. Cette manie de préparer, de planifier (au risque, pour certains lecteurs, de rendre ses histoires un peu désincarnées, car elles privilégient le story-driven au détriment du character-driven), ce serait la méthode d'un laborieux qui croit dans la vertu de l'entraînement, de la répétition, de la discipline. Pour bien écrire, Hickman a besoin d'un matériau solide, comme Imogen croit que pour bien tueur, il faut une formation implacable.

Jusque-là, Mike Huddleston illustre l'épisode presque sagement en comparaison avec les expériences graphiques auxquelles il nous a habitués. Bien entendu, le travail sur les couleurs détone, avec une économie dans la palette étonnante, et des décors à peine suggérés. Tout cela change quand les deux héroïnes débarquent à Tempest avec des couleurs plus vives, un tunnel très stylisé et surtout le passage qui mène au centre de formation. Là, Huddleston enchaîne deux pleines pages ahurissantes, avec des décors photo-réalistes et surréalistes à la fois, qui nous laissent aussi bouche bée que Neha. Ce gigantisme spectaculaire tranche tellement avec ce qui a précédé et ce qui suivra que c'est un moyen très efficace de signaler qu'on a franchi une étape, qu'on pénètre dans un endroit spécial.

La comédie va alors s'imposer dans la seconde partie du scénario et produire des effets imparables. D'abord, il y a cette splash-page qui fait office de présentation pour la Sororité de l'Homme, le centre de formation, où on souhaite la bienvenue aux aspirants tueurs en énumérant les qualités de l'enseignement (avec maniement d'armes mortelles diverses).

Puis nous faisons connaissance avec Sister Ma, chargée de l'entraînement des recrues. C'est elle qui apparaît sur la regular cover, et Mike Huddleston en fait une femme mémorable d'emblée, avec son physique imposant, son énorme épée qui lui barre la silhouette, ses petites lunettes au bout du nez et son absence totale de délicatesse quand elle somme ses élèves de se présenter.

Les aspirantes ont toutes en commun d'être des criminelles effroyables et elles listent leurs exploits avec un air blasé qui est déjà très marrant, même quand on ne comprend rien à leur sabir (comme celui de Sam-Sam). C'est tout de même parfois glaçant : ainsi Jetti Kaan est une tueuse de masse, sans aucun code moral, qui tue volontiers de enfants, affiche un tableau de chasse sidérant et aucun remords.

Quand vient le tour de Neha, là, on rit franchement car non seulement elle n'a jamais tué mais surtout parce qu'elle parle d'elle-même en des termes complètement décalés par rapport à la situation : elle adore les pantacourts, avoue être pacifiste, ne sait pas ce qu'elle fait là sinon payer son dû à Imogen. "Quelque chose cloche chez elle ?" demande Sister Ma. Oui, à l'évidence, mais c'est terriblement marrant. Et franchement inattendu de la part de Hickman.

Huddleston souligne l'effet comique de belle manière puisqu'il simplifie son dessin à l'extrême en représentant parfois Neha comme un crobard enfantin ou de manière plus précise et exressive avec finesse quand elle se met à rire de sa propre incompétence, du fait qu'elle n'a rien à faire là. Il faut toute la détermination de Imogen face à Sister Ma, plus que perplexe, furieuse, au bord de l'explosion pour ce qui ressemble à une blague de mauvais goût, pour que Neha soit, contre toute attente intégrée au programme (avec la mise en garde qu'elle a intérêt à en être digne tout de même).

Tout cela a un potentiel évident. Hickman va-t-il insister sur ce ressort comique ou transformer effectivement Neha en exécutrice redoutable ? Et bien entendu, comment va-t-il relier le parcours de Imogen et sa protégée à cette affaire d'oeuf cosmique, de Mères Célestes et d'Eglise de la Singularité ? En vérité, avec cette loufoquerie assumée, on ne craint guère les développements futurs : au contraire, on a la quasi certitude que Decorum, grâce à tout cela, va continuer à surprendre et s'imposer comme l'ovni comics de l'année. 

mardi 16 juin 2020

DECORUM #2, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston


Elle aussi victime de l'interruption des publications, Decorum revient pour son deuxième épisode. La production de Jonathan Hickman et Mike Huddleston est toujours aussi folle. Après un premier numéro qui laissait croire à une histoire de tueuses à gages rencontrant une coursière dans un futur lointain, le scénario part dans des directions inattendues qui suggèrent une saga bien plus ambitieuse. Au risque de perdre le lecteur... Ou de le solliciter davantage ? 


Dans leur vaisseau, les Mères Célestes précipitent l'éclosion d'un oeuf cosmique, au coeur duquel est en gestation une force terrible. Ce geste ne passe évidemment pas inaperçu : l'Eglise de la Singularité, qui traque les Mères Célestes et convoîte cet oeuf, le remarque et le Grand Prêtre de cet ordre est averti.


Ce Grand Prêtre se nomme Ro Chi et il peut entrer en contact avec Dieu lui-même qu'il informe de la situation. Il lui promet l'oeuf, bien que ses prédécesseurs aient tous échoué à le récupérer.


Cependant, Morley, la tueuse à gages, rentre auprès de son mari, Master Morley. Celui-ci lui raconte l'étrange rêve qu'il a fait en cherchant à en trouver la signification - peut-être s'agit-il d'un pressentiment. Puis il s'enquiert des affaires de son épouse, qui lui confie s'être engagée dans un projet spécial.


Celui-ci concerne Neah, la coursière qu'elle a rencontrée lors de l'exécution de son récent contrat. Après avoir payé pour les soins du fils de cette dernière dans un hôpital luxueux, Morley dévoile ce qu'elle espère en retour : inscrire Neah dans la même école qui l'a formée. La coursière est libre de refuser pour trouver un autre moyen de rembourser sa bienfaîtrice, mais elle accepte.


De retour auprès des Mères Célestes, celles-ci s'aperçoivent qu'une anomalie se déroule avec l'oeuf, dont veut s'extraire une créature surpuissante et dangereuse. Elles arrivent à sceller l'ouverture, mais l'effort que cela exige de la Mère supérieure est si éreintant qu'elle doute de pouvoir le répéter.

Variant cover de Mike Huddleston

Ce résumé a du mal, je m'en rends compte après l'avoir rédigé, à traduire la bizarrerie extrême de l'épisode. Seule sa partie centrale, c'est-à-dire les scènes entre Morley et son mari et Morley et Neah, sont réellement descriptibles - et encore le rêve conté par Master Morley est cryptique à souhait.

De fait, c'est une légère déception qui nous étreint à la fin de ce copieux numéro. Sans doute parce qu'il souffre de la comparaison avec le précédent, où la densité des informations et le magistral final dégageaient quelque chose de particulièrement grisant. Ici, on a quatre-cinq scènes en tout, quelques data pages, mais l'ensemble marque un coup d'arrêt et on n'est pas certain d'avoir tout saisi.

Cependant, on ne peut retirer à Decorum d'être franchement dépaysant et peu commun. Ce n'est pas du Hickman pour rien. Qu'est-ce qui relie cette intrigue avec un oeuf cosmique, la manoeuvre des Mères Célestes qui précipitent d'abord son éclosion puis finalement le scellent à nouveau, la traque de l'Eglise de la Singularité, et le couple si curieux que forment Morley et Neah ? On n'en sait rien, mais le pari que s'est lancé Hickman d'unifier tout cela en seulement huit épisodes est audacieux et excitant.

Morley semble donc vouloir faire de Neah son éléve, peut-être son successeur ou son adjointe. Elle aurait pu se débarrasser d'elle après le carnage qu'elle a commis dans le premier épisode, mais elle choisit une voie intéressante en lui offrant une reconversion et une vie qu'elle promet meilleure - déjà les soins qu'elle paie au fils de la coursière assurent d'une amélioration certaine. Elle ne force pas la main à la jeune femme, bien que Neah, si elle refuse le deal, devra trouver un autre moyen de remercier sa bienfaîtrice.

Si l'épisode se contentait de cela, ça suffirait à combler le lecteur car la relation des deux femmes est accrocheuse. Avant cela, le dialogue, tout en flatterie amoureuse et en termes suggestifs, entre les époux Morley est aussi faussement badin et bien tourné. Ajoutez-y la surprise que représente le fait que Mike Huddleston donne à Master Morley les traits de Charles d'Angleterre (oui, oui, le rejeton de la Reine Elizabeth), et vous comprendez la malice que recèle cette scène.

Je ne ferai pas le malin en prétendant que le prologue et l'épilogue de l'épisode, toute cette partie cosmico-divine, ne m'est pas passée au-dessus de la tête. Par exemple, pourquoi accélerer l'éclosion d'un oeuf pour le refermer quand il éclot ? Et surtout sachant que faire cela va immanquablement attirer l'attention de l'Eglise de la Singularité ? Ou encore que contient exactement cet oeuf (on voit un bras en sortir, qui colle une beigne à une des Mères Célestes) ? Tout ça est fort mystérieux - fumeux peut-être. Mais c'est une sorte de sub-plot indéniablement palpitant, et qui donne une dimension épique à la série.

Decorum est bel et bien une mini-série hors du commun. Mis en images de manière exceptionnelle, et écrite avec un art consommé du dosage des effets et des contrastes des ambiances, on ne s'ennuie pas même si la quantité des questions sans réponses est frustrante. La suite annonce la couleur : les choses vont devenir encore plus étranges, indique la dernière page.

dimanche 15 mars 2020

DECORUM #1, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston


Auréolé du succès de sa relance des X-Men, Jonathan Hickman a également ces derniers mois planché sur un projet en creator-owned : Decorum, pour Image Comics, avec Mike Huddleston. C'est une mini-série en huit épisodes mais totalement dingue, pleines des obsessions sci-fi de son auteur et des délires graphiques de son partenaire. C'est le comic-book de la semaine. Du mois sans doute. Et assurément un des titres à suivre cette année.


Dans un futur lointain, l'empire solaire a disparu au terme de conflits répétés, de conquêtes sauvages, où se sont affrontés technologie et magie. Pour rétablir l'ordre après ce chaos, l'Eglise de la Singularité s'est opposée à l'Union de Persée en recrutant des chasseurs de primes et des assassins.


Pour mater les dernières poches de résistance, l'Eglise n'a pas hésité à recourir à un terrible virus. Pour sauver ceux qui pouvaient encore l'être, il fallait les cryogéniser à prix d'or, comme l'a fait Neah, une coursière, avec son fils. Pour payer ce soin elle accepte une livraison.


Parce qu'elle devine l'affaire dangereuse, que l'expéditeur lui paie trois fois le prix normal, elle obtient un salaire quadruplé. C'est ce qu'elle mérite car elle est la meilleure dans sa partie, même si elle ignore tout du destinataire et de ce qu'elle transporte.


Ailleurs, l'avocat Doman reçoit Morley, envoyée par le Syndicat. Cette organisation a été empêchée de poursuivre ses activités récemment à la suite d'une dénonciation anonyme sur ses pratiques. Et Morley accuse directement Doman d'être le délateur.


Sur ce, Neah arrive chez Doman avec son colis. Mais celui-ci, contre toute attente, est pour Morley. Elle sort de la mallette un cristal rose avec lequel elle tue tous les sbires de Doman puis ce dernier. Puis elle se tourne vers Neah en se demandant ce qu'elle va faire d'elle.

Longtemps, je n'ai pas adhéré au style de Jonathan Hickman. Et aujourd'hui il fait partie de mes trois auteurs favoris (avec Jeff Lemire et Tom King). J'étais partisan des histoires character's-driven alors que le scénariste privilégiaient les intrigues, les plans d'ensemble, les plans au long cours, dans lesquels les personnages ressemblaient à des pions désincarnés.

Je crois que nos goûts en matière de lecture sont cycliques. Notre intérêt, nos préférences évoluent. Je ne suis plus l'ado qui s'émerveillait en lisant Claremont, Byrne, Miller et (Alan) Moore - même si je conserve pour eux une admiration intacte. Je suis plus non plus celui qui a replongé dans les comics avec Bendis, Millar, Brubaker - sans que j'ai délaissé leurs productions. En revanche, il est certain que les récits story-driven m'attirent davantage depuis quelques temps et donc je suis plus sensible à Hickman, Lemire, King, pour lesquels il faut consentir à s'investir dans des lectures moins immédiatement accessibles.

Dans le cas précis de Hickman, il y a aussi une notion du high-concept qui est séduisante (ou repoussante, c'est selon) : le scénariste arrive avec des projets qui reposent sur des idées fortes, radicales, qui, si on ne les accepte pas, vous laissent sur le pas de la porte. Avoir ainsi transformé les X-Men en une sorte de société autarcique, fondé sur un culte étrange, que le reste de la communauté des super-héros ne comprend plus et tolère à peine, était une sorte de test (que tous n'ont pas admis).

En matière de productions en creator-owned, je suis largement passé à côté de ce qu'a écrit Hickman : je n'ai pas lu East of West, The Manhattan Project, The Nightly News, Pax Romana. Je me suis juste intéressé à Black Monday Murders, surtout pour les dessins de Tomm Coker. Autant dire que je m'engageai dans Decorum sans savoir où j'allais.

Du coup j'ai reçu une claque magistrale car le projet est exaltant, d'une richesse narrative et esthétique exceptionnelle. On achève les cinquante pages de ce numéro 1 avec le sentiment d'avoir mis les pieds dans une entreprise ambitieuse mais maîtrisée, qui repousse les limites du média tout en assurant un divertissement de grande qualité.

Le début déroute pourtant. On assiste au débarquement de conquistadors robots et à leur affrontement contre des espèces de néo-indiens avant que le combat ne se déplace dans un village dominé par une pyramide évoquant celles de Incas, à l'intérieur de laquelle a lieu une curieuse cérémonie devant un cristal rose en suspension. Celui-ci finit par percer le sommet de la pyramide et à s'envoler dans l'espace. Plus tard on retrouvera une forme plus réduite de ce cristal dans une scène aussi meurtrière...

La référence est explicite : il s'agit d'un rappel aux conquêtes espagnoles en Amérique, au massacre des indigènes, au pillage de leurs cultures et de leurs terres. Plus loin, on évoluera dans une ambiance à mi-chemin entre le polar et le western. Tout cela ressemble à un improbable mix.

En même temps, Hickman ré-utilise des éléments familiers à ceux qui ont lu House of X-Powers of X (et aussi Black Monday Murders) avec des data pages nous informant sur le contexte politique, géographique, historique de l'histoire. Celle-ci se situe dans un futur très lointain : notre système solaire et l'empire qui s'y était développé ont périclité, et une guerre très longue a régné entre deux grandes puissances (une église et une union). D'autres pyramides avec des cristaux ont été localisés. Pour gagner le conflit, une peste terrible a été diffusée, et pour sauver ceux qui pouvaient encore l'être, on les a placés en hibernation (un service de soins très onéreux). Des assassins et des chasseurs de primes ont été payés pour rétablir l'ordre dans ce nouvel empire, et des avocats (souvent louches) servent d'intermédiaires entre diverses parties pour des questions commerciales.

Ces pages informatives, agrémentées de quelques illustrations, servent aussi bien à représenter les cryopodes, les nouilles qu'on sert dans des restaurants, la nature de la peste, le statut des organismes les plus puissants de ce nouvel ordre. En nous bombardant ainsi  de graphiques, de textes, de faits, du plus anecdotiques au plus savants, Hickman résume, très habilement, toute une histoire dans l'histoire, dresse le décor, présente les usages en vigueur (attention, le mort "decorum" est un faux-ami : il ne désigne pas le décor, mais la pompe officielle, le respect des convenances, les règles sociales, les bonnes manières).  C'est (quasiment) aussi dense que ce qu'écrivait Isaac Asimov dans Fondation.

L'épisode, très long donc, se découpe en trois chapitres. A partir du deuxième, la narration se calme et prend une allure plus classique avec une séquence qui introduit le personnage de Neah, une coursière dont le fils a été placé en cryogénisation. Sa réputation est excellente et elle est intelligente car elle sent tout de suite que le contrat qu'on lui propose est dangereux en raison du prix que son commanditaire est prêt à lui verser. Elle obtient une rallonge en l'acceptant cependant, mais ignore tout de la mallette qu'elle convoie, de son contenant, de son destinataire. Ce passage est remarquable par l'intensité des dialogues, la tension de l'échange entre les personnages. Mais pas que.

Car déjà on note l'audace du dessin de Mike Huddleston - ou devrais-je dire, des dessins. Car Huddleston (qui signa déjà de superbes variant covers pour HoX-PoX, après avoir travaillé avec Phil Hester, Robert Vendetti, Joe Casey) applique à ses planches un traitement étonnant, variant les techniques et multipliant les effets. Il passe du tout digital à la couleur directe, du noir et blanc à la bichromie, de l'image quasi-crayonné aux plans encrés avec minutie. Le résultat est spectaculaire, d'autant plus que l'artiste passe de l'une à l'autre de ces techniques parfois dans la même page.

Le découpage est nerveux, avec des angles de vue toniques, l'expressivité des personnages est très énergique, les compositions des plans toujours inattendues et magnifiquement pensées. C'est bien une sorte de dessin total, se réinventant sans cesse, jamais au repos, comme si Huddleston fuyait la routine à tout prix, voulait en permanence désarçonner le lecteur, ne pas laisser une page ni même deux cases se ressembler.

Un peu show-off ? Peut-être. Mais quelle virtuosité ! Quel plaisir aussi de voir un dessinateur tout donner ainsi, ne jamais s'économiser, produire une BD qui expérimente sans jamais perdre de vue le plaisir et la lisibilité pour le lecteur, qui littéralement prolonge le travail du scénariste en créant ce monde futuriste. On est touché d'une manière sensuelle, organique par ce graphisme en mouvement constant qui ne se ménage pas et ne nous ménage pas non plus.

La troisième partie prolonge ce virage avec l'entrée en scène de la seconde héroïne de la série, Morley. C'est d'abord une réussite en terme de character's design, cette silhouette élancée et moulée dans une robe noire, au col monté, à la texture de cuir. Le personnage existe déjà puissamment par sa seule figuration, on sent qu'on rencontre une femme exceptionnelle rien qu'en la voyant entrer dans la pièce. On n'est pas déçue par la suite.

Là encore, Hickman et Huddleston font le pari d'une narration très compressée, nerveuse, comme un plan-séquence électrique. Une discussion qui tourne mal, l'arrivée de Neah et de son colis sur ces entrefaites, et une fusillade insensée, fulgurante. Ce passage file comme un bolide et nous laisse pantois. C'est irrésistible. A la mesure du twist qui unit donc Morley et Neah (puisqu'on découvre que la mallette avait un destinataire inattendu, imprévisible, et un contenu  qui renvoie au début de l'épisode).

Finalement, ces cinquante pages forment une sorte de master class en termes de narration écrite et visuelle. Decorum est jubilatoire, galvanisant, et avec huit épisodes au compteur (cinq sont déjà prêts à être publiés), on a l'assurance que l'ensemble sera emballé sans fioritures. Pour son innovation, son efficacité (redoutable), ce premier épisode mérite bien d'être classé comme le "pilote" de la semaine, du mois. De l'année ?