samedi 10 octobre 2020

DECORUM #5, de Jonathan Hickman et Mike Huddleston



Ce nouveau numéro de Decorum renoue avec sa meilleure veine. Sa plus compréhensible aussi. En même temps, Jonathan Hickman esquisse un lien entre ses deux intrigues, mais on n'est guère plus avancé puisque cela est réduit à des planches de transition, muettes qui plus est. Mike Huddleston brille toujours par son originalité graphique.


Neha Nori Sood suit sa formation à l'école des assassins où l'a fait admettre Imogen Morley-Smith. Malheureusement, ce n'est pas un élève doué. Elle est détestée par ses camarades qui la menacent et la tabassent à la moindre occasion en séance d'entraînement.



La première année, elle doit remplir son premier contrat de tueuse. Imogen l'accompagne jusqu'à sa cible. Mais Neha s'avère incapable de supprimer l'homme, pourtant malfaisant, qu'on lui a assigné. Imogen s'en charge à sa place.


La deuxième année de sa formation n'est pas pas meilleure pour Neha. Ses camarades continuent de la menacer. Elle est toujours dominée physiquement dans les entraînements. Imogen reste présente pour surveiller ses progrés, mais elle se désespère.


Deuxième contrat. Et deuxième échec. Neha face à sa cible se dégonfle piteusement, craignant d'être tuée dans une explosion car l'homme qu'elle vise est ligoté à un arsenal. Imogen la supplée une nouvelle fois en se demandant si ce n'est pas une cause perdue.


Mais la troisième année marque un rebond inattendu. Lassée d'être le punching-ball de ses camarades, Neha s'endurcit. Surtout, elle a comme nouveau contrat son ancien patron, qu'elle liquide avec plaisir. Mais elle ignore, comme Imogen, que cet assassinat a eu un témoin...

Decorum est un véritable yo-yo narratif. On passe d'un épisode très cryptique comme celui du mois dernier avec une intrigue mêlant éléments mystiques et cosmiques, au suivant, comme celui-ci, qui anime les personnages dans des scènes rapides, à la fois brutales et souvent très drôles, sur fond de récit initiatique.

Bien entendu, comme certainement la majorité des lecteurs de la série, je préfère franchement un épisode comme ce cinquième car le plaisir est immédiat. L'écriture de Hickman est magistrale et révèle un auteur très amusant alors qu'on le considère d'abord et surtout comme un narrateur austère et complexe - un portrait finalement peu fondé puisque, dans X-Men aussi, il sait faire preuve d'un humour savoureux.

Mais dans ce chapitre-ci, on assiste pour la première fois à un début de liaison entre les deux pans narratifs de Decorum. Le scénario court sur trois années et à chaque étape, on a droit à une pleine page pour nous l'indiquer, et sur cette page figure une image d'une des mères célestes, celle qui s'est proposée pour couver l'oeuf cosmique vu dans le précédent épisode. On le voit évoluer jusqu'à sa (presque) éclosion. Reste qu'on n'en saura pas plus sur ce qui rattache cette gestation et l'apprentissage de Neha Nori Sood.

La buddy story entre Imogen Morley-Smith et Neha constitue l'essentiel de ce numéro 5. Neha, l'ex-coursière aux abois, témoin d'un assassinat perpétré par Imogen, a intégré une école qui forme des assassins - le même établissement où Imogen a été instruite. Elle a accepté ce marché pour sauver sa peau, mais sans mesurer la difficulté de ce qui l'attendait. Elle va en baver.

Hickman, comme Tom King dans un autre registre, aime jouer sur les effets de répétition. Ainsi il conforte le lecteur dans sa (fausse) impression que rien ne lui échappe, avant qu'un rebondissement ne remette tout en cause et n'oblige à tout reconsidérer. Dans cet épisode, tout est ritualisé, en trois trois temps immuables : 1/ Neha suit une série de cours théoriques et pratiques ; 2/ elle s'entraîne au combat rapproché avec ses camarades ; 3/ elle est envoyée sur le terrain pour exécuter un contrat.

Tout de suite, on assiste à ses énormes difficultés dans ces trois domaines. C'est une élève lamentable. Elle ne comprend rien à ce qu'on lui enseigne, elle s'attire l'inimitié de ses camarades (qui la considèrent évidemment comme une intruse), elle se prend des raclées régulières et violentes et reçoit des menaces manuscrites. Et elle est bien sûr incapable, le moment venu, de tuer celui qu'on lui a commandé de supprimer.

Pour Imogen, c'est une déception, qu'elle intrègre à sa manière, avec flegme. Elle avait fondé de grands espoirs car elle estimait qu'avec la vie qu'elle avait endurée, Neha aurait en elle un certain potentiel, une envie de revanche, une dureté. Il n'en est rien. On rit volontiers et de bon coeur en assistant à ces déconvenues car Neha est attachante et on s'identifie facilement à elle. Dans pareille situation, nous ne serions pas davantage doués. Lorsqu'elle ne peut pas presser sur la détente, lorsqu'elle vomit après que Imogen ait tué sa cible, on la comprend car nous serions dans le même état.

Ce ressort comique est surprenant parce que, comme je le disais plus haut, le style de Hickman est celui d'un auteur sérieux. Il nous prend aussi de court par la simplicité désarmante de sa construction. Il n'y a aucune ambiguïté sur l'intention comique du procédé. Le contraste entre la personnalité froide, détachée, professorale, d'Imogen et l'amateurisme incorrigible, la fébrilité permanente, de Neha produit aussi un effet hilarant garanti. 

Mais Hickman se garde d'humilier sadiquement son héroïne, car il sait qu'en allant trop loin dans cette direction, le lecteur lui en voudrait de trop maltraiter Neha et parce que Imogen est certes charismatique mais moins sympathique. Aussi montre-t-il les progrès qu'accomplit Neha au bout de trois ans, sa pugnacité, sa résistance, sa résilience. Elle ne sera jamais une tueuse implacable comme son mentor, mais elle trouve les ressources nécessaires quand elle est face à une figure honnie de son passé. L'émotion se nuance alors parce qu'on vient d'assister à la fin de l'innocence. Neha n'est pas une tueuse, mais elle tue quand même in fine, c'est un aller sans retour.

Peut-être en fait, est-ce là le lien entre la gestation de la mère céleste et le parcours commun d'Imogen et Neha. Imogen accouche d'une tueuse, elle l'engendre, elle fait d'une jeune femme éprouvée une exécutrice, d'un ange une exterminatrice. La mère céleste mettra-t-elle au jour un messie ? Ou un enfant dégénéré qui condamnera l'univers ?

Ce chemin est illustré par Mike Huddleston avec son originalité radicale coutumière. Les premières pages sont trompeuses avec leur usage appuyé de l'infographie au service d'images abstraites. La majeure partie de l'épisode est réalisé selon des méthodes plus conventionnelles. Le papier est beige, le dessin en noir et blanc. Lorsque les couleurs reviennent, elles sont d'abord sommaires et réduites. Mais c'est un sentiment de sobriété, d'économie, d'épure qui domine.

Cette épure aboutit à un effet en soi : il introduit une distance entre le lecteur et la représentation de la violence. Le réalisme stylisé de l'épisode fait qu'on n'est pas choqué par le déchaînement de brutalité auquel on assiste. Pourtant il y a aurait de quoi car Imogen achève ses proies en leur explosant littéralement la tête après leur avoir tiré dessus à de multiples reprises. Mais Huddleston cadre ces moments en composant des plans habiles, qui évite toute surenchère ou complaisance.

Idem pour les scènes d'entraînement de combat au corps-à-corps. Neha reçoit des coups particulièrement rudes, mais le noir et blanc sur fond beige stylise cette âpreté. Le sang est une tâche noire. Le découpage en "gaufrier" de neuf cases induit une concision dans le traitement des scènes. On ne s'attarde pas. On reste spectateur mais de loin. C'est une violence presque cartoon.

Tout cela est aussi désamorcé par les scènes dialoguées, qui se situent avant ou après l'exécution des contrats (mais sur place, devant la victime), entre Imogen et Neha. Avant, c'est une sorte de mise en place : Imogen conseille Neha (sur l'arme à utiliser pour tuer, sur le fait de ne pas s'attarder), Neha hésite, se décide, puis se ravise. Après, Neha est prise de haut-le-coeur immanquables, Imogen s'énerve mais moins de cette réaction physiologique que de l'absence de manières de sa protégée (qui ose vomir sur ses bottes hors de prix, ou dégueule même quand elle croit qu'elle ne va pas le faire). Tout cet aspect rituel du meurtre commandé en montre le côté dérisoire et tragique, grotesque aussi. Imogen instruit Neha sur ce qui est reproché à la cible, mais au fond elle s'en fiche : c'est son erreur car Neha, elle, s'en soucie et s'interroge sur la légitimité à tuer quelqu'un. Ce n'est qu'en face de quelqu'un qui lui a fait du mal qu'elle sera capable de surmonter ses scrupules. C'est une tueuse sentimentale en somme, alors qu'Imogen est une pure professionnelle.

Tout cela, Huddleston sait le souligner mais en dosant ses effets. Il met en images la première exécution en en montrant la dimension la plus pathétique (la cible a commis des actes objectivement dégoûtants). C'est un assassinat sans éclat, un petit boulot. La deuxième exécution est spectaculairement ridicule avec la cible attachée à du matériel potentiellement dangereux (ce qui rend délicat l'accomplissement du contrat, du moins selon Neha). La dernière exécution est un réglement de comptes, avec des implications personnelles pour Neha (ce qui déplaît à Imogen, qui ne l'avait pas anticipé et qu'elle tente de reprendre en main). Ces variations émotionnelles sont parfaitement traduites graphiquement et laisse le lecteur ébranlé (magnifique dernière page).

Qu'en sera-t-il du prochain épisode ? Decorum est imprévisible, pour le pire (quand les auteurs nous perdent dans des scènes trop cryptées et une intrigue parallèle assez absconse) et le meilleur (quand on suit les deux héroïnes dans leur aventure épatante, déroutante et efficace).

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