mardi 31 mars 2015

Critique 595 : LES TOURS DE BOIS-MAURY, TOMES 5 & 6 - ALDA & SIGURD, de Hermann


LES TOURS DE BOIS-MAURY : ALDA est le 5ème tome de la série créée, écrite et dessinée par Hermann, publié en 1989 par les éditions Glénat.
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Le chevalier Aymar de Bois-Maury et son écuyer Olivier atteignent les terres du seigneur Yvon de Portal qu'ils trouvent à l'abandon. En étant reçu dans son château en bois, le vieil homme confie avoir souffert de la mort de sa femme et du départ de son fils, Raymond, pour les croisades. A présent, il partage son lit avec la jeune Guillaumette, complice de la bande qui s'est établie auprès de lui. 
Il s'agit en vérité de la troupe de voleurs dont Germain, l'ancien maçon, est devenu le chef (suite à la mort de la Pie - voir tome 3) avec Marcus.
Alda, elle, s'est installée dans la ville voisine où elle tient une auberge et apprend que des chevaliers traquent les brigands dans toute la région.
Aymar finit par découvrir que Yvon retient sa femme et son fils en détention dans une fosse de la cour de son château et Germain, ayant reconnu le chevalier, l'aide à s'évader. Olivier est chargé de trouver des renforts pour libérer la place. Et Alda va s'employer à sauver Germain d'une mort certaine...

LES TOURS DE BOIS-MAURY : SIGURD est le 6ème tome de la série créée, écrite et dessinée par Hermann, publié en 1990 par les éditions Glénat.
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Un tournoi approche et Aymar avec Olivier gagnent le domaine de messire Landri. En en approchant, ils voient un superbe étalon blanc dont le front porte un médaillon en or mais sans réussir à le capturer.
En racontant cette anecdote, les deux visiteurs ne se doutent pas de l'effroi qu'ils provoquent chez le seigneur et ses gens, qui craignent le retour de Hervör, l'ancien maître des lieux qui a maudit les siens après avoir été assassiné par son fils Sigurd en 963.
Lorsqu'un participant au tournoi disparaît, Aymar part à sa recherche, seul, et va être entraîné dans une étrange aventure aux frontières du réel, expliquant la conversion à la religion chrétienne des anciens descendants vikings du coin...

Ces deux tomes représentent un tournant dans la série puisque le 5ème épisode conclut le premier cycle des Tours de Bois-Maury et le 6ème représente un intermède dans la saga, avant que Hermann ne redirige son histoire jusqu'au terme du tome 10.

Comme pour mieux signer ce virage, mais cette fois visuellement, on constate que Fraymond n'est plus en charge de la colorisation : Hermann s'en occupe pour le tome 5, avant de provisoirement laisser la place à Zeljo Pahnuck au 6ème. Le titre n'en ressort pas profondément transformé, mais une nouvelle palette est sensiblement mise en place.

Toujours avare en détails permettant de situer géographiquement et historiquement son récit, Hermann laisse au lecteur le soin de deviner que du temps a passé depuis le chapitre précédent (Reinhardt) : on le remarque notablement en retrouvant Aymar et Olivier qui ne sont plus au service du marchand qu'ils escortaient. Le chevalier et son écuyer sont en nouveau en route pour le fief de Bois-Maury, qui ressemble de plus en plus à un pays fantasmé et lointain : en vérité, les deux hommes sont des voyageurs errants, profitant de leur voyage pour saluer des connaissances, et ils sont alors embarqués, malgré eux, dans des intrigues où ils portent secours à ceux qu'ils jugent en détresse.

La relation entre Aymar et Olivier est complexe, d'autant plus que, là aussi, Hermann ne la formalise pas ou très peu : à les voir cavaler côte à côte, peu de choses semble distinguer l'un de l'autre, le chevalier ne traite pas son serviteur comme tel. Aymar est un être secret, taiseux, on lui prête un âge mûr (une bonne quarantaine d'années), de l'expérience au combat - et dans ce tome 5, on en trouve une nouvelle confirmation quand il est obligé de se camoufler dans les bois et qu'il exécute un des voleurs avec une redoutable efficacité puis qu'il affronte Marcus. 
Olivier est un compagnon fidèle, loyal, dévoué, mais pas du tout décrit comme un serf : il semble autant attaché à son maître qu'à un ami, surtout parce que celui-ci ne le considère pas comme un subalterne mais bien comme un second, un bras droit, un partenaire.

Ces rapports de classe sont justement au coeur d'Alda où l'on rencontre un seigneur aveuglé par l'amour d'une gourgandine, complice d'une bande de voleurs - cette assemblée réunit des êtres réunis par l'appât du gain, solidaires et sans scrupules : y retrouver Germain, désormais à leur tête, résume de manière saisissante l'évolution de ce personnage, même si, en apprenant qu'Aymar est l'invité puis le prisonnier d'Yvon de Portal, le renvoie aux origines de sa corruption (quand il eût la main ébouillantée après avoir été accusé du meurtre du chevalier qui avait violé son amante, Babette - voir tome 1) et le conduira à s'acquitter de la dette qu'il a envers lui en lui permettant de s'évader (il ignore pourtant qu'en faisant cela il condamne ses acolytes).

Le scénario s'appuie sur un équilibre épatant, où, pour la première fois, les situations du héros (Aymar) et d'un des seconds rôles récurrents (Germain) sont développées équitablement. Le dénouement, spectaculaire, est amené avec une magistrale fluidité, toujours sur un court laps de temps, après une succession de scènes mouvementées et plus calmes, des séquences diurnes et nocturnes (encore une fois splendides). Ce n'est pas tant l'originalité du dispositif que son efficacité qui rend la lecture aussi plaisante et prenante, avec, de plus en plus, un souci prononcé pour produire des dialogues imitant le langage de l'époque, un vieux français au vocabulaire évocateur.

En comparaison, Sigurd provoque une surprise totale : dès les premières pages, avec l'apparition de cette spectrale monture au front orné d'un talisman, le fantastique s'invite franchement dans le récit et y introduit une ambiance inquiétante, troublante, intense, que Hermann manie avec virtuosité.

La série s'est toujours distinguée par sa capacité à générer des images mémorables, des atmosphères puissantes, et ce 6ème tome le confirme comme une ponctuation éblouissante. Il est visible que l'auteur a fait plaisir à l'artiste, au point que plusieurs pages sont muettes (et, au demeurant, tout l'album pourrait se passer de texte en conservant sa lisibilité tout en augmentant son aspect atypique et fascinant).

Pourtant, il ne s'agit pas que d'une parenthèse fantasmagorique : cette aventure bouleversera profondément Aymar pour qu'il prenne une décision finale ré-orientant nettement son parcours, et aussi celui d'Olivier. Comme pour annoncer ce revirement, au tout début de l'histoire, une scène, a priori insignifiante, souligne une altération dans la relation du chevalier et de son écuyer - lorsque ce dernier, en rattrapant son cheval de bât, ramasse le bouclier de son maître, celui-ci le rappelle sèchement à l'ordre. Plus tard, on verra Aymar partir enquêter sur la disparition de Joscelin de Courcy, seul. 

Graphiquement, donc, ces deux épisodes sont époustouflants : Hermann y déploie une fois encore son génie pour représenter la nature dans son expression la plus sauvage et compose des plans comme autant de tableaux. 

Qu'il s'agisse du domaine de Portal en Automne ou du château de Landri avec ses falaises contre lesquelles se fracassent les vagues d'une mer déchaînée (où semble voguer un drakkar), le trait allie précision (avec une méticulosité ahurissante, semblable aux gravures de Albrecht Dürer, avec des tapis de feuilles, des arbres fournis, des pierres aux fissures presque palpables, une brume épaisse faite de milliers de points) et puissance (la façade du bâtiment de bois de Portal, la pleine page du château de Hervör).

Les personnages sont campés avec le même talent, avec un souci de réalisme saisissant, mais sans que la reconstitution n'étouffe jamais le souffle du récit. Des silhouettes inoubliables, particulièrement dans Sigurd, traversent les pages, des visages familiers refont surface (Alda, Germain, Marcus), les héros sont marqués subtilement par le temps qui passe (des rides, une bedaine naissante, une allure plus lourde).

La conclusion de ce premier cycle des Tours de Bois-Maury est fabuleuse. Relire la suite promet énormément, mais le doute est mince qu'Hermann se rate quand on voit avec quelle inspiration il anime cette saga.

lundi 30 mars 2015

Critique 594 : NEXUS OMNIBUS, VOLUME 4, de Mike Baron, Steve Rude et Paul Smith


NEXUS OMNIBUS : VOLUME 4 rassemble les épisodes 40 à 52 et le premier de The Next Nexus de la série créée et écrite par Mike Baron, publiés initialement en 1988-1989 par First Comics puis réédités dans cet album par Dark Horse Comics en 2013. Les dessins sont signés par Steve Rude (#40-42, 45-48, 50, et The Next Nexus #1) et Paul Smith (#43-44, 49, 51-52).
Il faut, bien sûr, avoir lu les trois précédents volumes (disponibles dans la même collection Omnibus chez le même éditeur) pour comprendre les histoires de celui-ci.
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Horatio Hellop alias Nexus continue à exécuter des criminels dans toute la galaxie ainsi que le lui commande le Merk, l'entité qui lui a donné ses pouvoirs, mais cette tâche ingrate, qui lui fait perdre le sommeil, rogne sur sa vie privée et sociale, lui pèse de plus en plus au point qu'il songe désormais à démissionner.
Néanmoins, avant cela, une mission importante requiert toute son attention : suite la défaillance du dispositif Gravity Well, mis au point par le Général Loomis (qui a été précédemment abattu par Nexus), et qui peut créer artificiellement des trous noirs, la voie lactée est menacée de disparition. La seule solution pour empêcher cette catastrophe: obtenir l'aide d'Ashram, un extra-terrestre suffisamment puissant pour contrecarrer la machine. Mais pour cela, il faut retourner sur le Bowl-Shaped World, désormais aux mains du mégalomane Sklar, qui a placé Ashram en détention.
Nexus s'y résout en étant accompagné de son fidèle ami, Judah Maccabee, et de l'incontrôlable Norbert Syles alias Badger, tous deux comme lui familiers de l'endroit. Dans ce contexte de fin du monde, Mezzrow et son groupe de rock entreprennent une tournée cosmique afin de rassurer les populations.
Cependant, les trois filles du général Loomis - Stacy, Lonnie et Michanna (la benjamine, qui a réussi à entrer en contact télépathique avec le Merk, afin qu'il les investisse de pouvoirs similaires à Nexus) - organisent leur vengeance contre le bourreau protecteur d'Ylum. Cette lune est traversée par des tensions à cause des élections présidentielles imminentes, qui oppose leur dirigeant Tyrone (qui a réussi à sécuriser l'endroit) à Vooper (l'homme de paille du conseiller Swerdlow)... Et à Sundra Peale (la fiancée de Horation Hellpop, soutenu par Dave, autre proche de Nexus et père de Judah Maccabee) !
Enfin, Ursula XX Imada, mère des deux filles de Nexus (Sheena et Scarlett, qui ont hérité de quelques-uns des pouvoirs de leur père), doit se préparer, elle aussi, à l'avenir, sur les plans parental et politique...

Bien que j'avais fait l'acquisition de ce 4ème Omnibus de Nexus depuis un bout de temps, je n'ai pris le temps que de le lire ces derniers jours : une autre conséquence de ma lassitude des récits super-héroïques depuis quelques mois. Je l'ai donc ouvert sans grande conviction, comme pour me débarrasser d'un devoir trop longtemps reporté... Avant d'être à nouveau happé par ce feuilleton !
Le plaisir était aussi certainement dû au fait que je ne pouvais trouver une bande dessinée plus différente que Les Tours de Bois-Maury, dans laquelle je suis actuellement plongé : quoi de mieux en effet que des aventures futuristes au fin fond de l'univers pour ponctuer avec une saga au Moyen-Âge ?  
  
Les premiers épisodes de ce tome sont classiques, dans la plus pure tradition de la série, avec des missions remplies par Nexus, mais l'efficacité avec laquelle Mike Baron les écrit prouve à quel point la qualité demeure au rendez-vous, surtout que le scénariste trouve encore des cas passionnants à régler pour son bourreau galactique (une possession, une collection de cibles qui veulent toutes s'éliminer) : à chaque fois, on a affaire à bien plus que des meurtriers de masse sanguinaires, et leur exécution soulève des interrogations troublantes aussi bien pour le héros que pour le lecteur - la première restant les critères, toujours mystérieux mais sommatoires, de Merk, le commanditaire de Nexus, pour désigner les coupables (ils le sont à chaque fois, mais parfois à leur corps défendant).

Après cette (re)mise en route, Mike Baron développe à nouveau tout ce qu'il a patiemment mis en place dans les volumes précédents, et comme les sous-intrigues sont innombrables, ce ne sont pas les dossiers en attente qui manquent. Tout gravite plus ou moins directement autour de Nexus, et si, quelquefois, on a pu, par le passé, ressentir un ralentissement certain du rythme avec lequel tout cela était traité, cette fois, tout prend de la vitesse pour culminer avec le double 50ème épisode.

La menace centrale concerne le trou noir et le dispositif du Gravity Well, que l'exécution de son concepteur, le général Loomis, n'a pas réglé. La solution entraîne Horatio Hellpop sur un monde délirant, déjà visité auparavant, avec les renforts de Judah Maccabee et du loufoque Badger (un pitre qui a une double utilité : celle de secourir ses deux partenaires à un moment compromis mais aussi celle d'injecter une dose d'humour dans une situation désespérée). C'est l'aboutissement d'une histoire ayant couru sur une vingtaine d'épisodes et la résolution est satisfaisante, avec une dimension spectaculaire exceptionnelle et des débouchés inattendus pour un comic-book super-héroïque (au terme de ce périple, Nexus fait le choix de quitter ses fonctions, ce qui signifie évidemment de futurs problèmes pour lui).

Durant la partie, importante aussi bien en termes de contenu que de volume, se déroulant sur le Bowl-Shaped World, Baron s'amuse à mixer des éléments empruntés à plusieurs autres genres avec sa saga spatiale : on y trouve des pirates, des monstres, un navire comme aurait pu en imaginer Jules Verne, de la comédie, de l'aventure, et beaucoup d'action, sans que, jamais, la caractérisation ne soit sacrifiée. Là encore, le tonus avec lequel le récit est conduit est vivifiant, sans jamais sombrer dans un prêchi-prêcha pseudo-philosophique, mais en assumant simplement son rôle de divertissement (scénaristes et editors de Marvel comme DC pourraient relire ces épisodes et s'en inspirer pour leurs events, autrement plus pompeux !).

Pour ponctuer tout cela, Baron rappelle au lecteur que la vie ne s'arrête pas même quand l'univers risque de disparaître dans un trou noir : des ponctuations légères (comme la tournée du groupe de rock de Mezzrow) ou plus graves (comme la progression de la vengeance des filles Loomis) alternent avec le voyage de Nexus, Judah et Badger, tandis que sur Ylum se préparent les élections, que le garde du corps quatro Kredd (et son comparse, ex-assassin gucci, Sinclair) continue d'être traqué pour le massacre commis sur Mars et finit par en assumer la responsabilité devant la justice, ou encore que Ursula (la mère des enfants de Nexus) manoeuvre pour son avenir politique tout en devant s'acquitter de ses devoirs de parent (avec deux filles aux facultés bien spéciales). Tout cela procure à la série une richesse dramatique incroyable et une densité narrative rare, qui la privent de tout temps mort. 

Visuellement, on peut affirmer sans hésitation que ce 4ème volume est le plus beau et le plus impressionnant de la collection.

Dans les deux premiers épisodes de l'album, Steve Rude change sensiblement son style pour l'épurer de manière somptueuse (inspiré par ses échanges, musclés, avec Alex Toth, qui n'hésita pas à le bousculer quand il lui soumit des planches de Jonny Quest - un test pour un artiste à l'ego affirmé comme le "Dude" mais aussi pour le fan qu'il reste des grands maîtres des comics de l'âge d'argent). Il est très probable en tout cas que des dessinateurs comme Chris Samnee, Ron Salas, Tonci Zonjic, David Aja, entre autres, aient lu ces chapitres tant on y trouve une matière similaire à ce qu'ils ont développer (en s'appuyant sur des références communes avec Rude, comme Noel Sickles, Milton Caniff, Hugo Pratt).

Ensuite, le trait retrouve son modelé si reconnaissable, avec des finitions élégantes et fournies, notamment dans la représentation des décors et véhicules mais aussi le design des vêtements. Rude compose une esthétique à la fois rétro et futuristes dans des images aux compositions souvent acrobatiques mais impeccablement maîtrisées, avec des personnages séduisants (quand ils sont d'apparence humaine), souriants, et des seconds rôles aux physionomies aussi délirantes que variées (dans ce domaine, l'artiste semble d'une imagination sans limites).

Le charme de la série doit énormément à la contribution de Rude, qui bonifie les scripts de Baron (même si les deux hommes, aux caractères bien trempés, se fâchent et se réconcilient régulièrement : conflits imparables pour des partenaires aussi exigeants l'un que l'autre ?). La narration est dopée par un sens de l'image à la fois suranné et aux références parfaitement digérées, avec une technique d'une propreté et d'une solidité peu communes (Rude démontrant aussi un talent de peintre évident comme en témoignent ses couvertures).   

Pour les plus attentifs, Rude glisse même, dans le 50ème épisode (qu'il encre aussi lui-même, comme The Next Nexus #1), des caméos comme Magnus the robot fighter (la création de Russ Manning, son idole), le capitaine Kirk et Mr Spock (de Star Trek), ou Jan, Jayce et Blip (issus de Space Ghost, d'Alex Toth) !

Evidemment, un résultat graphique aussi poussé oblige régulièrement Rude à recourir à un remplaçant et si, par le passé, ses suppléants ont été inégaux, cette fois, plus de souci puisque c'est le seul Paul Smith qui assure l'intérim sur les 5 épisodes restants (parfois encrés par John Nyberg, le collaborateur de Rude). Artiste trop rare, il effectue des prestations remarquables, respectant la charte graphique de la série tout en ne déguisant pas son style, plus rond, moins fouillé, mais d'un raffinement exquis.

Ce 4ème Omnibus est donc une réussite. Pourtant je vais en rester là car, même si j'aurai aimé, par exemple, connaître le dénouement de quelque subplot (celui impliquant les filles Loomis), les deux prochains volumes (qui terminent les rééditions de la série originale) voient Steve Rude s'absenter de plus en plus (seulement 6 épisodes dans le tome 5, et plus aucun dans le 6ème et dernier).
Néanmoins, je ne saurai, une fois de plus, que chaudement conseiller à tous la lecture de cette collection, disponible à prix très abordables (en neuf comme en occasion) compte tenu de la quantité d'épisodes pour chaque album et de la qualité de ceux-ci. Nexus est une série formidable, réalisé par un tandem artistique de haute volée, une découverte jubilatoire.

vendredi 27 mars 2015

Critique 593 : SPIROU N° 4015 (25 Mars 1015)


Cette semaine, alors que c'est mon 42ème anniversaire, la revue semble avoir pensé à moi en donnant sa "une" et quatre pages au Dad de Nob. La présence sur le bandeau du Club des Huns ajoute à ma satisfaction.
(Dab's signe un édito très drôle pour "La semaine de Spirou")

J'ai aimé :

- Dent d'Ours : Werner (2/9). Hanna se pose à Berlin où elle a rendez-vous avec Hitler et où elle est reçue avec son passager par le général Adolf Galland...
Forcément avec une pré-publication sur 9 semaines, il faut s'attendre à des épisodes assez brefs et où, par conséquent, il ne se passe pas grand-chose : c'est le cas cette fois-ci où tout est dit dans mon résumé. Pas de quoi apprécier l'écriture de Yann.
Les dessins de Henriet sont toujours superbes, et l'interview qu'il donne en compagnie de son épouse et coloriste, Usagi, est très instructive sur la méticulosité avec laquelle ils travaillent. Le résultat est là, impeccable.

- Dad : About a girl. Retour dans le passé : Dad est encore un jeune homme et s'occupe de sa première fille, Pandora, mais il a une opportunité de carrière à Hollywood. Son ex-compagne, mère de la fillette le prévient que s'il part, elle récupérera la garde...
Nob explique dans l'interview qu'il donne dans la rubrique En direct de la rédak sa volonté d'étoffer sa série et d'en varier les effets, en ne se cantonnant plus au simple gag en une page : ce petit récit en forme de flashback vient confirmer cette ambition et s'avère très réussi. L'émotion s'invite dans le récit avec toujours la même justesse, l'histoire devient plus intimiste.
Les dessins sont à l'unisson : on s'amuse d'abord de découvrir Dad en jeune grunge puis le travail sur les couleurs souligne la tonalité mélancolique de cet épisode. C'est comme si, d'un coup, le titre venait de passer au palier supérieur. Bravo.

- Capitaine Anchois. Tricher, ça ne paie pas et le second du capitaine va l'apprendre à ses dépens à cause de son addiction au jeu : Floris tricote en deux pages une fable bien sentie.

- Le Club des Huns. Savoir s'adapter, tel est le souci d'Attila, à la tête de sa bande de bras cassés : Dab's est en grande forme et la série a fait son trou sans problème, s'imposant comme une valeur sûre.

- Les Cavaliers de l'Apocadispe : ont un match important. Olive n'est déjà pas du genre courageux et fiable mais là, ça cloche de plus en plus, et ça tombe mal à la veille d'une partie de foot : Libon nous revient au sommet de son art avec ces quatre pages jubilatoires.

- Rob. Clutch truande son patron avec l'aide de son robot : ce n'est pas le cas de James et Boris Mirroir qui régalent toujours autant leurs fans avec leurs strips absurdes et imparables.

- Boni : Les plaisirs d'hiver. Ian Fortin est lui aussi sur sa lancée : en quelques semaines, les gags de son lapin se sont imposés. C'est très drôle, avec une narration déjà très bien huilée, et son petit héros est vraiment irrésistible.

- Minions. Didier Ah-Koon et Renaud Collin ne forcent pas leur talent dans le gag de cette semaine, mais là aussi, l'efficacité de cet humour réduit à sa forme la plus minimaliste a quelque chose de fascinant. C'est tellement bien que, même quand ça ne raconte rien, on sourit quand même.

- Zizi chauve-souris. Suzie doit négocier avec le Falquenin pour qu'il n'attaque pas sa mère, et la chauve-souris doit subir le son de terribles sifflets : trois nouveaux strips de Trondheim et Bianco, toujours réjouissants, grâce au fichu caractère de leur héroïne.

- L'Atelier Mastodonte. Frédéric Niffle trouve le point faible de Benoît Féroumont pour qu'il livre ses pages à temps, et Jérôme Jouvray prend des notes sur ses collègues en pleine dispute sur les pseudonymes : deux doubles strips bien piquants pour ce titre essentiel.

- Tash & Trash. Dino ne produit pas un grand gag, mais pourtant en trois cases, il réussit toujours à faire sourire. Je suis accro, donc très indulgent.  
(J'y ai un peu cru, mais, en fait, non, j'accroche pas aux Nombrils)

En direct de la rédak, comme évoqué plus haut, donne la parole à Nob, qui annonce l'apparition prochaine du papa de Dad. Et la semaine prochaine, un événement pour le n° 4016 puisque seront publiées des pages inédites de Rob-Vel, le créateur de Spirou !
Les aventures d'un journal revient sur les Blabladoigts créés par Roba : une idée toute bête, mais déjà très interactive (puisque sollicitant les lecteurs)... Il y a 40 ans ! (Comme quoi, la modernité, c'est très surfait...)

Le bonus des abonnés est un paper-toy de Dad : pas vraiment un cadeau pour quelqu'un d'aussi malhabile que moi (et qui ne se prête guère, avec les pliages, au trait rond de Nob).

jeudi 26 mars 2015

Critique 592 : LES TOURS DE BOIS-MAURY, TOMES 3 & 4 - GERMAIN & REINHARDT, de Hermann


LES TOURS DE BOIS-MAURY : GERMAIN est le troisième tome de la série créée, écrite et dessinée par Hermann, publié en 1986 par les éditions Glénat.
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Aymar de Bois-Maury et son écuyer Olivier sont devenus les escortes d'un marchand et de son épouse, qui semble avoir perdu la raison suite à un viol, et qui se rendent à Saint-Jacques-de-Compostelle en pèlerinage.
De son côté, l'ancien apprenti orfèvre Germain continue de tailler la route en compagnie de la petite troupe de forains voleurs, formée de la Pie, Marcus, la belle Alda et un autre larron, qui l'a recueilli. Installée près d'un monastère où se sont arrêtés d'autres pèlerins sous la garde du chevalier Favard, la bande décide de le piller et Germain infiltre le bâtiment. Mais un autre mendiant, Ludovic, a le même projet et tous ces vilains s'enfuient ensemble tandis que Alda distrait Favard.
Le lendemain matin, comprenant qu'il a été joué, le chevalier se lance à la poursuite des brigands qui se séparent pour ne pas être pris et se donnent rendez-vous plus tard. Germain tente de sauver la peau de ses amis mais la traque est sans pitié : Alda est capturée, la Pie gravement blessé, Ludovic double Marcus... La jeune femme se vengera terriblement de Favard pourtant.
De leur côté, Aymar et Olivier continuent leur voyage, sans savoir tout cela. L'écuyer trouvant un nourrisson abandonné sur le bord d'une route le remet à la femme du marchand et favorise sa guérison. 
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LES TOURS DE BOIS-MAURY : REINHARDT est le quatrième tome de la série créée, écrite et dessinée par Hermann, publié en 1987 par les éditions Glénat.
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Des pluies torrentielles obligent durant trois jours le marchand, son épouse, leur bébé à stationner dans un hameau, sur le conseil d'Aymar et Olivier. La peste décime les paysans de la région que traverse, une fois le temps calmé, Reinhardt Von Kirstein, un chevalier templier et ses deux compagnons. Ce revenant des croisades retourne dans son fief familial dans le Nord où son père, le Baron, se meurt.
Peu après, pourtant, Reinhardt est attaqué par des mercenaires, dont il ignore qu'ils sont envoyés par Hugo, le serviteur de son frère cadet, Manfred, qui veut le supprimer pour hériter seul du domaine de leur père. Aymar et Olivier lui portent secours.
L'expédition prend la direction du port de Bordeaux, mais Reinhardt les quitte en route, préférant emprunter un passage en montagne que le sentier. Une fois en ville, le lendemain, Aymar apprend que le croisé et son cheval ne sont plus ensemble et, avec Olivier, il part à la recherche de l'homme.
Une fois Reinhardt délivré de son frère et d'Hugo, Aymar compte les semer en allant encore plus haut dans les Pyrénées. Mais de terribles conditions hivernales les y attendent... Ainsi qu'une fillette mystérieuse, déjà entrevue auparavant, qui prétend être guidée par une dame aux fleurs de lis et pouvoir les sauver d'une mort certaine dans les neiges.

Pour commencer cette critique, il convient de préciser une chose : si vous n'avez pas lu les deux premiers tomes de la série, c'est le moment de rattraper votre retard sinon vous allez être perdus pour continuer car Hermann fait plusieurs fois référence aux épisodes précédents en dévoilant le sort de personnages secondaires.

Ainsi, en intitulant le tome 3 Germain, l'auteur indique clairement que l'histoire renoue avec l'infortuné apprenti orfèvre dont on a fait la connaissance dès le tome 1 (Babette). Cela deviendra une caractéristique de la série de muter en feuilleton, de s'apprécier comme une saga complète, en s'intéressant alternativement au chevalier de Bois-Maury et son écuyer puis à des personnages apparus en marge de leurs aventures.

La liberté que s'octroie ainsi Hermann lui permet consacrer un épisode entier avec Aymar et Olivier en retrait au profit de Germain. Ce dernier, mutilé et donc incapable de travailler à nouveau sur les chantiers de construction des cathédrales, avait rejoint une petite troupe d'artistes voleurs et nous apprenons à en détailler les membres : leur chef est la Pie, un stratège attiré comme l'oiseau dont il a pris le nom par tout ce qui brille ; puis il y a Marcus, un jongleur ; la belle Alda, qui n'hésite pas à jouer de ses charmes pour faciliter les rapines de ses acolytes ; et un dernier larron, sans nom.

Le récit s'attarde sur le vol qu'ils commettent dans un monastère, abritant des pièces d'orfèvre telles qu'en confectionnait Germain, puis sur leur fuite et leur traque par l'implacable chevalier Favard. Celui-ci est un curieux individu, obsédé par Alda au premier regard, mais aussi hanté par des cauchemars récurrents impliquant un oiseau qui veut l'aveugler avec ses serres. Il n'a de toute évidence pas la conscience tranquille, même s'il escorte des pèlerins.

Cette course-poursuite menée sous un soleil de plomb dans un paysage rocailleux, aride, escarpé, fournit à Hermann le cadre pour un suspense bien tendu, où la vengeance tient une place importante (celle de Favard comme celle de Alda). Comme l'action se déroule dans un laps de temps réduit, on n'a pas le temps de souffler et, même si les actes de la troupe sont condamnables, le comportement acharné et sadique de Favard fait qu'on prend les voleurs en sympathie, souhaitant qu'ils s'en sortent malgré tout.

Pendant ce temps-là, l'espace dévolu à Aymar, Olivier, le marchand et son épouse, est réduit mais réserve quelques beaux moments, comme la découverte du nourrisson que l'écuyer "offre" à la femme et qui lui permet de sortir de sa léthargie.

Le tome 4 propose un contenu recentré sur le chevalier de Bois-Maury et les gens qu'il escorte jusqu'à leur rencontre avec un personnage immédiatement mémorable, Reinhardt Von Kirstein. Ce colosse blond, véritable force de la nature, au caractère arrogant, électrise le récit. Son charisme naturel éclipse celui d'Aymar et infléchit le cours des événements. 

Hermann s'en sert pour imposer une déviation importante à son histoire qui s'engage dans une très longue séquence épique, spectaculaire, captivante, flirtant même avec le fantastique (grâce à l'apparition récurrente de cette petite mendiante en relation avec une mystérieuse dame aux fleurs de lis). Entre l'évasion de Reinhardt organisée par Aymar et Olivier, leur fuite dans les Pyrénées, et le retour du chevalier et son écuyer auprès du marchand à Bordeaux, c'est une vingtaine de pages qui défilent, soit près de la moitié de l'album : un pari narratif audacieux mais parfaitement maîtrisé.

Visuellement, ses deux tomes sont encore plus beaux, si c'est possible, que les deux précédents : on devine que Hermann a passé de longues heures à se documenter pour représenter les décors, les vêtements d'époque, tant ceux-ci sont criants de vérité. La qualité de la reconstitution n'est cependant jamais sacrifiée au détriment de la puissance narrative, tout cela palpite, bouillonne, au rythme des saisons, des climats des régions traversées (la chaleur accablante du Sud-Ouest puis la froideur hivernale des Pyrénées).

La série abonde toujours d'images splendides, comme l'intérieur du monastère en pleine nuit (lorsque Germain le traverse pour aller voler les pièces d'orfèvrerie), la garrigue jaunie par le soleil et ses périlleux sentiers creusés de gorges assassines, de falaises abruptes, de ronces, puis, surtout, dans Reinhardt, le périple en haute montagne, avec une tempête de neige illustrée avec une minutie époustouflante, telle qu'on sent presque la texture de la neige, la rigueur du froid, en tournant les pages. Encore une fois, Hermann étale son génie pour reproduire de grands espaces, indomptables même par des hommes à la volonté de fer, à l'orgueil démesuré.

Les personnages fournissent à l'artiste son lot d'occasion pour croquer des trognes masculines inoubliables, créatures parfois difformes, visages trahissant les sentiments les plus vils, traits exprimant la rudesse ou la noblesse. Les femmes sont plus rares, mais Alda s'impose comme une figure alliant la beauté et la détermination sans que le dessinateur ne tombe dans la facilité : chez Hermann, la crédibilité physique est plus importante que la séduction esthétique.

En trois ans et quatre albums, Les Tours de Bois-Maury s'imposait déjà comme un classique de la bd d'aventures, aux images fortes et aux scénarios atypiques.     

mercredi 25 mars 2015

Critique 591 : LES TOURS DE BOIS MAURY, TOMES 1 & 2 - BABETTE & ELOÏSE DE MONTGRI, de Hermann


LES TOURS DE BOIS-MAURY : BABETTE est le premier tome de la série créée, écrite et dessinée par Hermann, publié en 1984 par les éditions Glénat.
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Au XIIème siècle, en plein Moyen-Âge, le chevalier Aymar de Bois-Maury parcourt, en compagnie de son écuyer Olivier, la France pour regagner son château (dont les tours seraient les "plus belles et les plus hautes du monde"), d'où il a été chassé.
Les deux hommes sont actuellement les invités de Messire Eudes, en attendant de repartir pour participer à divers tournois sur leur route.
C'est alors qu'une jeune paysanne du domaine est violée par Geoffroy, le fils aîné de Eudes, avant qu'on le retrouve mort, sa lance plantée dans le corps. Le maçon Germain, qui participe à l'édification d'une cathédrale voisine, est soupçonné parce qu'il était l'amant de Babette, mais Aymar ne croit pas à sa culpabilité.
Le frère cadet de Geoffroy mutile le maçon avant de défier Aymar, dont il ne supporte pas l'attitude. Le chevalier tue le dernier fils de son hôte et doit partir ensuite. Quant à Germain, il essaie de retrouver une place sur un chantier, puis entre au service d'une lingère, avant de retrouver une bande de forains voleurs qui lui offre le gîte et le couvert...
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LES TOURS DE BOIS-MAURY : ELOÏSE DE MONTGRI est le deuxième tome de la série créée, écrite et dessinée par Hermann, publié en 1985 par les éditions Glénat.
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Une bande de pillards, emmené par leur inquiétant chef qui dissimule son visage sous un masque et une peau de mouton, sème la terreur dans le pays de Caulx en pénétrant dans les châteaux avec un troupeau. Partout où ils violent, volent, tuent, incendient.
Aymar de Bois-Maury et Olivier croisent le brigand sans se douter de ses activités puis rencontrent ses dernières victimes. C'est alors que surgit Eloïse de Montgri, venue de Catalogne, à la poursuite des malfrats, et qui convainc le chevalier de les aider, elle et ces gens, de se venger.
Mais la jeune femme, aussi belle que redoutable, a un contentieux encore plus ancien avec le chef des pillards...

La relecture de Comanche m'a donné envie d'enchaîner avec celle des Tours de Bois-Maury, un projet autour duquel je tournais depuis quelque temps sans trouver le temps de m'y consacrer. Mais dans ce cas comme le précédent, me replonger dans une série qui m'a marqué lorsque j'étais plus jeune m'a motivé. Il est toujours tentant de confronter ses souvenirs, surtout quand ils sont favorables, avec un regard plus tardif : l'occasion de tester la qualité d'une bande dessinée.

Si je n'aime guère (passés les premiers tomes) Jérémiah, l'autre série-phare de Hermann comme auteur complet, Les Tours de Bois-Maury sont toujours aussi impressionnants : le projet fut d'abord accepté par l'éditeur yougoslave Strip Art Features avant d'être repris par les éditions Jacques Glénat, c'est ainsi que le titre devient un des fleurons de la revue "Vécu" pendant des années.

Le dépaysement est assuré avec cette saga qui se déroule durant le Haut Moyen-Âge, même si Hermann ne précise pas exactement l'année où l'histoire commence. 

L'Europe comptait moins de 50 millions d'habitants alors, et la première croisade allait opposer à partir de 1096 les turcs seldjoukides aux pèlerins chrétiens auxquels était refusé le libre passage vers Jérusalem. En 1150 Thierry d'Alsace finit par ramener de la ville sainte la relique du Saint-Sang du Christ, après la deuxième croisade entamée en 1146.  
De 1136 à 1155, la légende du Roi Arthur prit forme, tandis que la société médiévale se transformait grâce à de nouvelles codifications des usages et obligations (en faveur des dépendants) mais aussi aux progrès techniques (la fertilisation des terres avec la récolte des fruits, les moissons, la culture des vignes, des prés, des pâtures, et l'élevage des moutons et des vaches grâce à l'apparition des harnais, de l'étrier, de la charrue à roues).
C'était aussi le temps des cathédrales, avec l'invention d'engins de levage sur les chantiers, et la participation active des francs-maçons (qui "signèrent" bien des bâtiments).

La bande dessinée d'Hermann a de toute évidence été très documentée, mais l'auteur a su digérer toutes ces informations pour éviter de produire une oeuvre scolaire. Le résultat, c'est que Les Tours de Bois-Maury est un projet où la reconstitution passe davantage par la représentation visuelle, avec des décors incroyablement réalistes, des ambiances d'une authenticité puissante, des personnages d'une vérité troublante, que par le texte. On est dans une expérience sensible, où le lecteur est immergé dans un monde évoqué avec une richesse et une fluidité exceptionnelles.

Ces deux premières aventures montrent aussi que l'originalité du propos tient au traitement des protagonistes : Aymar de Bois-Maury et son écuyer Olivier sont moins les héros au sens de premiers rôles que les participants à des histoires dont les vrais acteurs sont souvent à la marge du récit. Ainsi, Babette connaît un sort tragique et rapide mais qui va impacter toute une galerie d'individus tout aussi dramatiquement (la confrontation entre le deuxième fils de Messire Eudes et Aymar, la punition infligée à Germain - pourtant innocent mais soumis au "jugement de Dieu", consistant à lui brûler une main qui si elle n'était pas guérie au bout de trois jours prouvait sa culpabilité - , les rapines d'une petite troupe de forains).

Hermann procède avec son scénario comme avec un fait divers dont il nous expose ensuite les conséquences sur une toute une communauté. C'est encore le cas avec Eloïse de Montgri, même si, là, la construction est plus classique, avec un prétexte plus convenu (la vengeance - celle d'Eloïse, mais aussi celle de Basile de Caulx, des gueux qui suivent l'héritier de leur seigneur et ceux qui se volent entre eux pour survivre, ou encore du vieillard qui veut qu'on épargne sa poule Aldegonde). Aymar et Olivier font d'abord connaissance avec le méchant de l'histoire sans savoir qui il est, puis le chevalier hésite à s'engager dans l'expédition punitive de ses victimes (une nuit d'amour avec Eloïse le fera revenir sur sa décision).

L'auteur maîtrise toute son entreprise avec une maestria éblouissante et on finit ces deux premiers tomes avec le souvenir d'images fulgurantes, d'une beauté à couper le souffle, dessinées d'un trait de plume d'une finesse sensationnelle : Hermann use de croisillons, de hachures, de points, qui restituent fantastiquement le crépitement d'un feu, la sauvagerie de la nature, le tapis des herbes folles, la boue des chemins.
Maître en matière de scènes nocturnes, il produit également des vignettes impressionnantes, comme la prise du château de Caulx, un repas sous un pont, l'assaut d'une grotte.

Les décors sont aussi dignes de gravures, comme cette vue en plongée de la cathédrale où travaille Germain quand le fils de messire Eudes vient l'arrêter : une pleine page qui rappelle à quel point Hermann est génial pour capturer un lieu en un seul plan d'envergure. Plus loi, au terme du duel opposant Aymar au second fils de Eudes, il utilise le même angle de vue pour figer la scène, en dessinant chaque pierre (!) d'un mur d'enceinte à l'intérieur du château.

Les personnages se prêtent plus que dans n'importe quelle autre série de son artiste à son goût pour les trognes : Aymar n'est, par exemple, pas un bellâtre, mais un chevalier d'âge déjà mûr, à la physionomie crédible. Mais le dessin peut aussi révéler toute la beauté d'un visage de femme comme lorsque apparaît Eloïse de Montgri, avec ses cheveux courts mais ses traits si fins. Et Hermann réussit aussi à créer une créature inquiétante, à la limite du fantastique, quand il représente le chef des pillards, dont la cape en peau de mouton et la tête ornée de cornes en font une silhouette inoubliable.

Les couleurs de Fraymond finissent d'envoûter, avec une palette aux nuances délicates (admirez comment il traite un cour d'eau, un prés : il sublime réellement l'imagerie si élaborée de Hermann).

Plus de trente après, Les Tours de Bois-Maury ont bel et bien gardé toute leur magie.

dimanche 22 mars 2015

Critique 590 : COMANCHE, TOMES 1 & 2 - RED DUST & LES GUERRIERS DU DESESPOIR, de Greg et Hermann


COMANCHE : RED DUST est le 1er tome de la série, écrit par Greg et dessiné par Hermann, publié en 1972 par les éditions Le Lombard.
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Red Dust arrête la diligence de Sid Bullock non loin de Greenstone Falls car il n'a plus de cheval. Mais ce contretemps irrite le seul passager, Willy Hondo, un tueur à gages que défie le cowboy en voulant le calmer. Contre toute attente, c'est Dust qui réussit à abattre ce professionnel sur lequel Bullock trouve un contrat concernant sa cible : Comanche, propriétaire du ranch du "Triple-6".
Une fois en ville, Dust se fait passer pour Hondo auprès de Lawrence Cathrell, l'homme de loi qui a fait appel à ses services, avant d'être démasqué par son autre homme de main, une connaissance du cowboy, Jack "Kentucky Kid" Jeffords.
Dust prend la direction du ranch de Comanche et s'y fait engager après avoir dompté un cheval, Palomino. La propriété de la jeune femme ne paie pas de mine : elle est seulement aidée par le vieux Ten-Gallons et doit son infortune à Cathrell qui a interdit quiconque de commercer avec elle pour la déloger.
Mais Red Dust convainc la jeune femme de tenir bon : ensemble, ils vont obtenir 50 têtes de bétail, l'assistance de deux employés - Toby-face-sombre et Clem-cheveux-fous - , écarter le vétérinaire véreux Doc Wetchin, et finir par connaître qui en veut au ranch et pourquoi.
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COMANCHE : LES GUERRIERS DU DESESPOIR est le 2ème tome de la série, écrit par Greg et dessiné par Hermann, publié en 1973 par les éditions Le Lombard.
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Le personnel du "6-6-6" reçoit la visite des Cheyennes et de Cheval-Debout, fils aîné de leur chef Trois-Bâtons, qui vient réclamer la restitution des terres et du bétail car leur tribu est affamée.
Comanche et Red Dust négocient une trêve avec le Sachem : la jeune femme reste avec les Cheyennes durant les trois jours obtenus par le cowboy pour aller régler ce litige avec le bureau des affaires indiennes à Arrow Creek.
Mais les ouvriers de la West Coast Railroad attendent eux aussi la viande promise par le ranch du "Triple-6" et décident d'attaquer la tribu.

Tout cela ne nous rajeunit pas mais ces deux premiers épisodes nous renvoient à il y a 43 et 42 ans ! Pourtant ils demeurent toujours efficaces et ont démarré cette superbe série, digne des classiques de la bande dessinée western comme Jerry Spring ou Blueberry.

Greg met en place dans le premier tome l'essentiel de son casting pour les tomes à venir : il ne s'agit pas simplement de présenter des personnages, un décor, mais de les inscrire dans un récit qui possède une intrigue solide et aura assez de potentiel pour être développé.

La figure du cowboy solitaire, tireur exceptionnel, sorti de nulle part, et qui sauve une petite communauté, n'est ps très originale en soi, et il est vrai que Red Dust apparaît d'abord comme un homme providentiel extraordinaire, capable d'abattre deux pistoleros redoutables, de remotiver Comanche (sans pour autant vouloir la séduire) et le vieux Ten-Gallons, de convaincre deux étrangers comme Toby et Clem de grossir les rangs de leur équipe, et de démasquer le méchant qui voulait précipiter le départ de la propriétaire du "6-6-6", tout ça en 46 pages !

On mesure à quel point Greg, à partir de ce héros incroyable, part de loin et parviendra à le transformer en un personnage extrêmement plus nuancé, que son séjour dans le Wyoming changera définitivement. Néanmoins, au-delà de Red Dust, le scénariste installe déjà des protagonistes inhabituels dans une bande dessinée, avec une femme aux commandes d'un ranch, ou un employé noir affranchi (qui n'apparaît, en outre, jamais comme le quota de la série, et ça, même aujourd'hui, cela reste rare). En fin de compte, la bande de "Triple-6" est une famille recomposée avec la chef (Comanche), le bras droit (Red Dust), le vétéran (Ten-Gallons), et les deux "cousins" (Toby et Clem) : un ensemble attachant, contrasté, aux relations très vives, bref une base très riche.

Des seconds rôles récurrents sont aussi rapidement mis en place comme le conducteur de diligence Sid Bullock, le véto véreux Doc Wetchin. Et d'autres rôles évolueront (comme le shériff de Greenstone Falls) de manière significative.

Avec le tome 2, une autre composante est établie : même si l'époque précise à laquelle se déroule la série n'est jamais mentionnée, on devine que c'est après la guerre de sécession (après 1865) et les guerres indiennes (1868), car dans le Wyoming se trouvent déjà parqués dans des réserves les Cheyennes présents dans Les guerriers du désespoir.

Greg aborde ce sujet avec tact et vigueur à la fois, en évitant de représenter les indiens comme des sauvages sanguinaires. Au contraire, ils sont dépeints comme des gens dépossédés de leurs terres, négligés par l'administration, réduits à la famine : il est impossible de ne pas comprendre le mobile de leur révolte au début de l'histoire ni la raison des tensions entre eux et les blancs. La situation est rendue encore plus complexe par la présence voisine des ouvriers du chemin de fer, qui réclament eux aussi au ranch de Comanche la nourriture promise, quitte à se débarrasser des Cheyennes s'ils leur prennent leur part.

L'histoire est intense, et même si la construction trahit un chapitrage évident, taillé pour la pré-publication hebdomadaire dans le Journal de Tintin, Greg alimente un suspense très efficace, reposant majoritairement sur Red Dust. On y découvrira aussi dans quelles circonstances Cheval-Debout deviendra le nouveau chef de sa tribu, comment son frère Feu-Solitaire ourdira sa vengeance (dans le tome 6, Furie rebelle) et surtout comment Tâche-de-Lune, à la suite d'un drame familial dans le feu de l'action, rejoint la troupe du ranch.

Visuellement, Hermann est encore dans sa période "moite" : son trait, plus rond, et son encrage, plus fluide, n'ont pas encore la tenue qui feront sa renommée et donneront cette identité graphique si particulière à ses propres séries (Jérémiah, Les Tours de Bois-Maury) ou à la fin de ses runs sur Comanche et Bernard Prince.

Ce rendu que je qualifie de "moite" est remarquable par cette impression que tous les personnages semblent évoluer dans un climat chaud (renforcé par des couleurs souvent vives), avec leurs vêtements qui leur collent à la peau. On ne voit pas encore l'usage de croisillons, de hachures, de points, comme Hermann le fera plus tard, à l'instar de Giraud/Moebius et Franz.

Mais le résultat est tout de même fabuleux car lorsqu'il s'agit de situer l'action dans les grands espaces, l'artiste ne connaît pas beaucoup de concurrents. Il sait aussi camper des ambiances, notamment nocturnes, tout à fait intenses. Les décors sont traités avec un soin incroyable (mentions au village indien et au ranch), et les personnages ont déjà une vraie caractérisation (dans leurs expressions, leurs attitudes, leur diversité).

Cela aura été un régal de relire ces épisodes (même si hélas ! le tome 8 n'était plus disponible à la bibliothèque municipale) : western atypique aux héros attachants, abordant des sujets et développant des intrigues avec talent, et supporté par des dessins de première classe, Comanche reste une série incontournable, produite par un tandem d'auteurs à la complémentarité exceptionnelle.  

Critique 589 : SPIROU N° 4014 (18 Mars 2015)


Cette semaine commence la pré-publication du tome 3 de la série Dents d'Ours par Yann et Alain Huriet, qui a donc droit à la couverture. C'est aussi le retour des Campbell de Munuera, qui figure sur le bandeau. 

J'ai aimé :

- Dad. Ondine est contrariée par son père qui l'empêche de réussir un selfie : comme toujours Nob réussit une mise en scène très drôle à partir d'un fait anecdotique. La chute est percutante. Le tout est encore une fois un régal pour les yeux. Piqûre de rappel : le tome 1 de la série est sorti ce Vendredi (et le tome 2 sera dispo en Octobre), ne passez pas à côté !

- Dents d'Ours : Werner (1/9). Max et Hanna sont deux gamins que la seconde guerre a séparés. Lui, juif, est devenu un agent infiltré dans les troupes allemandes. Elle est devenue une pilote émérite ayant adhéré au parti nazi. Nous sommes en 1945, et le régime d'Hitler vit ses dernières heures - comme Hanna que Max est chargé de tuer ?
Je sais que Yann n'a pas très bonne presse et que beaucoup de lecteurs ne l'apprécient guère, la faute à une production abondante et un caractère provocateur. Pourtant, je lui conserve une certaine affection (en souvenir de Pin-Up avec Berthet). Je ne connaissais pas Dents d'Ours mais il est facile d'y plonger et c'est très accrocheur. 
Les dessins d'Huriet sont superbes, avec des coucous magnifiques mais aussi des personnages et des décors très soignés. C'est parti pour 9 semaines de parution !

- Minions. Didier Ah-Koon et Renaud Collin sont aussi de la partie cette semaine et ont concocté un gag savoureux avec leurs lutins jaunes.

- Les Campbell : Un pirate, ça pue ! Ittaca et Genova peuvent partir à la recherche de leur père, enlevé par des pirates ennemis, maintenant que Luca les a prévenues : Munuera revient, après avoir encore pris son temps, pour un petit épisode de 8 pages. Il faudra attendre encore pour savoir où il veut en venir mais il lui sera beaucoup pardonné parce que sa série est attachante, avec quelques traits d'humour bienvenus, et ce dessin si tonique.

- Boni : La volée. Le lapin de Ian Fortin doit faire face au racket du terrible Bruno : 4 strips cruels mais irrésistibles, qui me font dire que cette série va devenir une de mes favorites dans la revue.

- Rob. Le robot vient voir comment Clutch se débrouille au boulot : il y a effectivement quelques soucis à régler. Mais James et Boris Mirroir, eux, se débrouillent toujours comme des chefs avec leur titre, aussi absurde que drôle.

- Zizi chauve-souris. Trondheim et Bianco ont fourni à Suzie un moyen de faire déguerpir Bobby, la mec de sa mère : en tout cas, les trois strips de cette semaine sont encore impayables.

- L'Atelier Mastondonte. Benoît Féroumont est hanté par les attentats de Janvier et Guillaume Bouzard fait comprendre à un de ses collègues qu'il occupe sa table à dessin : deux nouveaux doubles strips bien inspirés pour cette série qui, en définitive, montre bien les décalages dont souffrent les auteurs et sait en rire intelligemment.

- Tash & Trash. / Kahl & Pörth. Deux strips délicieusement bizarres : ce sont des petites friandises avec lesquelles j'aime finir ma lecture.

En direct de la rédak donne la parole à Munuera, qui cause des femmes pirates (mais ne révèle rien sur les prochains épisodes des Campbell : frustrant). Et la semaine prochaine, ô joie, double ration de Dad !
Les aventures d'un journal revient sur la drôle de carrière de la série Victor Sébastopol de Jacques Devos et Hubuc, jamais éditée en albums, et considérée comme trop en avance sur son époque (1962).

Les abonnés ont droit cette semaine à un mini-récit à relier, Béchamel (le dernier ours des Pyrénées), par Duprat : très réussi et marrant (même le montage est toujours un supplice pour moi qui ait deux mains gauches).

samedi 21 mars 2015

Critique 588 : COMANCHE, TOMES 9 & 10 - ET LE DIABLE HURLA DE JOIE... & LE CORPS D'ALGERNON BROWN, de Greg et Hermann


COMANCHE : ET LE DIABLE HURLA DE JOIE... est le 9ème tome de la série, écrit par Greg et dessiné par Hermann, publié en 1981 par les éditions Le Lombard.
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Red Dust est de retour à Greenstone Falls et y rencontre Addison De Vega, un assureur venu de Boston avec son partenaire, Pickford. Depuis quelque temps, des incendies, apparemment accidentels, détruisent des ranchs, comme dernièrement celui des McClure, et De Vega fait signer des contrats aux fermiers pour les couvrir.
Le ranch du "Triple-6" est à son tour victime des flammes et De Vega trouve à proximité une flèche d'indien Pawnee. Mais Red et Tâche-de-Lune sont persuadés qu'il s'agit d'un coup monté par l'assureur. La dispute ne va cependant pas plus loin car un nouveau feu se déclare chez des voisins.
Clem-cheveux-fous resté au "6-6-6" surprend alors une discussion compromettante entre De Vega et Pickford qui le neutralisent et prennent la fuite.
Red et Tâche-de-Lune se lancent à la poursuite des deux hommes et découvrent rapidement qu'un troisième larron est de la partie : il s'agit d'une vieille connaissance du cowboy, Doc Wetchin, ancien complice de Russ Dobbs (le criminel que tua Dust jadis)...
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COMANCHE : LE CORPS D'ALGERNON BROWN est le 10ème tome de la série, écrit par Greg et dessiné par Hermann, publié en 1983 par les éditions Le Lombard.
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Après 21 jours de pluie continus, les terres de Greenstone Falls sont dévastées et les troupeaux décimés. En constatant les dégâts lors d'une patrouille à cheval, Comanche, Ten-Gallons et Red Dust découvrent le cadavre d'un nommé Algernon Brown, noyé après avoir été abattu de deux balles.
Le hasard veut que le nouveau médecin de la ville, Averell Colby, venu saluer Comanche à son ranch, reconnaît le nom de la victime, qu'il décrit comme un tueur. Le successeur du shériff Wallace, Ken Willard, nomme Red à son poste le temps qu'il aille à Laramie, d'où venait Brown. Mais un mercenaire abat le policier avant qu'il soit arrivé sur place et que Red ait eu le temps d'éviter ce nouveau drame.
Bon gré mal gré, le cowboy retourne à Laramie, où il n'a pas que de bons souvenirs (c'est là qu'il tua Russ Dobbs), mais il y retrouve "Bombardier" Cavendish, le boxeur, qui lui prête main forte pour son enquête. Il va ainsi apprendre une vieille histoire concernant une famille de notables locaux, révélant une usurpation d'identité, une vengeance tardive, et impliquant le Dr Colby...

N'ayant pu emprunter le tome 8 (Les Shériffs), j'enchaîne donc avec les épisodes 9 et 10 de la série, qui sont aussi les derniers réalisés en commun par Greg au scénario et Hermann aux dessins. L'artiste abandonna le titre à cause d'un emploi du temps surchargé à l'époque : en effet, il illustra en parallèle jusqu'en 1978 Bernard Prince et depuis 1977, écrivait et mettait en images sa propre production, Jérémiah (dont il signa huit albums d'affilée jusqu'en 83, année où il quitta donc Comanche, soit 11 albums toutes séries confondues en 6 ans !).

En relisant ces deux dernières histoires, un détail m'a frappé, que je n'avais pas remarqué auparavant (mais ça faisait aussi longtemps que je n'avais pas rouvert ces livres) : Greg utilise deux éléments naturels contraires au coeur de ses intrigues, le feu dans Et le diable hurla de joie..., l'eau dans Le corps d'Algernon Brown.

Dans le tome 9, le scénariste renoue avec un exercice qu'il apprécie et maîtrise parfaitement en mélangeant les motifs du western et ceux de l'enquête policière : de prime abord, on a affaire à une escroquerie à l'assurance montée par Addison De Vega (qui, autre fait amusant, vient de Boston comme le photographe Dan Morgan dans Furie Rebelle : à croire que cette ville ne produit que des individus peu recommandables...). Mais c'est plus compliqué et Greg en profite pour relier son histoire à un personnage déjà employé auparavant, le fameux Doc Wetchin, inoubliable complice de l'infâme Russ Dobbs (dans le tome 4). Il sera encore question de la terrible tuerie de Laramie dans le tome suivant d'ailleurs.

Le suspense est très efficace et bien malin qui devinera qui est le véritable coupable avant la fin. Certes, le scénario aurait pu se dispenser de quelques rebondissements (comme lorsque Red Dust perd temporairement la vue), un peu capillotractés, mais la traque du héros et de son ami Tâche-de-Lune dans un périmètre finalement réduit et un laps de temps très court (comme souvent dans la série) est riche d'un suspense intense.

Dans le tome 10, après les incendies criminels ravageant les ranchs de Greenstone Falls, c'est une sorte de déluge qui s'est abattu sur la région et l'a dévasté. Cela ne procure pas seulement au début du récit un air post-apocalyptique aussi réaliste que dans le Jérémiah d'Hermann mais aussi le contexte pour une histoire de meurtre tordue à souhait.

Greg a d'ailleurs un peu chargé la mule car il est vite difficile de suivre les fausses pistes, les coups de théâtre et les retournements de situations d'un récit là encore mené comme un polar au far-west. Il semble surtout que tout cela serve parfois de prétexte pour autre chose : ramener Red Dust en un endroit aussi traumatisant pour lui que pour le lecteur, Laramie, où se dénoua la traque de Russ Dobbs (dans le tome 4, Le ciel est rouge sur Laramie). Hélas ! la comparaison ne joue pas en faveur de ce 10ème épisode, beaucoup moins intense, directe et violent. Ce qui faisait la force de la série, c'était la simplicité de ses récits, et Le corps d'Algernon Brown se perd au contraire dans une histoire de famille, de folie, de vendetta, dont la conclusion est expédiée.

Pour la dernière fois donc, Hermann dessine la série et livre des planches magnifiques, avec la mise en couleurs somptueuse de Fraymond (alias Raymond Fernandez).

Qu'il s'agisse de mettre en scène les incendies dans Et le diable hurla de joie..., avec de larges plans dans des camaïeux de rouge, orange et jaune, qui font quasiment sentir la fournaise dévorant les ranchs, ou les terres submergées du Corps d'Algernon Brown, l'ambiance de ces récits est visuellement traduite de manière impressionnante : comme toujours, la maîtrise dont fait preuve Hermann pour représenter les grands espaces, les décors naturels, subjugue.

Mais quand l'action se déplace en ville, notamment lors du retour à Laramie, qui a bien changé depuis le duel entre Dust et Dobbs, la beauté des décors, avec notamment la propriété luxueuse des Brown, est intacte. Le génie réaliste de l'artiste, son goût pour les détails, et le parfait dosage entre ce qui constitue sa marque de fabrique (hachures fines, jusqu'à un pointillisme extrême) produisent un effet mémorable, qui inscrit Hermann dans la tradition des Giraud/Moebius et Franz.

Les personnages sont également savamment campés, et on notera avec quel soin le dessinateur leur donne des attitudes et expressions étudiées, des physionomies correspondant si justement à leurs rôles. Du grand art.

Greg (puis plus tard Rodolphe) écriront quelques tomes supplémentaires à la série, sans jamais renouer avec la magie de ce run initial. Le départ d'Hermann ne sera jamais compensé (Rouge le remplacera, sans éclat, dans ce style impersonnel, copié sur Giraud).
Mais cela ne doit pas faire oublier la qualité de ces épisodes et de ce western de haute volée, narrativement et graphiquement.     

vendredi 20 mars 2015

Critique 587 : COMANCHE, TOMES 6 & 7 - FURIE REBELLE & LE DOIGT DU DIABLE, de Greg et Hermann


COMANCHE : FURIE REBELLE est le 6ème tome de la série, écrit par Greg et dessiné par Hermann, publié en 1976 par les éditions Le Lombard.
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Red Dust est devenu l'adjoint du shériff Wallace à Greenstone Falls, après avoir prouvé sa valeur et sa loyauté contre la bande de Shotgun Marlowe. Les deux hommes doivent assurer la protection d'un photographe du "Boston Examiner", Dan Morgan, qui veut immortaliser l'Ouest sauvage avant que le progrès l'ait définitivement transformé.
Mais la période est bien mal choisie car les tensions sont à leur comble entre différentes tribus Cheyennes : il y a le clan de Feu-Solitaire, un rebelle dont les hommes enivrés veulent chasser les blancs pour récupérer leurs terres en commettant des pillages ; et le clan de Cheval-Debout, qui a conclu les accords de paix avec l'armée.
Tâche-de-Lune, l'ami de Red Dust et employé de Comanche au "Triple 6", l'autre fils de feu Trois-Bâtons, se retrouve au centre de ce conflit dont Dan Morgan espère tirer un reportage à sensations sans mesurer le danger qu'il court et fait courir aux autres... 
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COMANCHE : LE DOIGT DU DIABLE est le 7ème tome de la série, écrit par Greg et dessiné par Hermann, publié en 1977 par les éditions Le Lombard.
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Alors que le juge Dillon est en campagne pour devenir le nouveau gouverneur de la région, Red Dust, qui ne goûte guère à la modernité, décide de démissionner de son poste de shériff adjoint à Greenstone Falls pour faire sa vie ailleurs.
Il se dirige vers le Montana où l'exploitation du cuivre menace les cultivateurs les plus pauvres au profit de propriétaires que la loi Apex favorise en leur permettant de prendre possession de terrains voisins des siens où affleure une veine minière. 
Red fait la connaissance de Joseph Duncan et sa fille Patricia, qui vivent à l'écart de tout ça. Mais pas pour longtemps car ils reçoivent la visite de Dan Wallach, un redoutable pistolero au service du richissime Augustus Heinze. Ce funeste émissaire va se souvenir qu'avant d'être un paisible fermier, Duncan fut Jed Dexter alias "le doigt du diable", le tireur le plus efficace de l'Ouest.
Dès lors, pour le déloger, l'affrontement est inévitable et Red prend le parti du plus faible...

Après le triptyque formé par Les loups du Wyoming, Le Ciel est rouge sur Laramie et Le Désert sans lumière, on peut sans peine imaginer la pression qui pesait sur les épaules de Greg et  Hermann pour poursuivre leur série en maintenant un degré de qualité équivalente.

Ces deux tomes ne déçoivent pas, même s'ils ne composent pas un récit à suivre. Les scénarios ont toutefois en commun la transformation du far-west, déjà entrevue dans le tome 5 quand Red Dust, à sa sortie de prison, découvrait, après vingt mois d'absence, à quel point Greenstone Falls avait changé. On pressentait déjà qu'il n'appréciait que modérément cette modernité et qu'elle impacterait d'autres personnages dans l'entourage de Comanche, plus réceptive au progrès.

Dans Furie Rebelle, Greg exploite cette situation en inscrivant la visite d'un photographe venu de la ville de Boston avec un conflit entre tribus d'indiens. Le décalage qui s'installe entre l'ambition du citadin venu observer des "sauvages" dans le but d'en tirer un reportage sensationnel et les tensions claniques sur place, non seulement entre les factions de Cheyennes mais aussi avec les "visages pâles", produit une multitude de scènes hautes en couleurs, avec des personnages aux philosophies diverses.

Le contexte offre à Tâche-de-Lune, ami de Red Dust, employé de Comanche, et frère des deux chefs rivaux, Feu-Solitaire et Cheval-Debout, un rôle complexe dont le lecteur comme ses amis ne découvrent la vérité que vers la fin. Le récit ménage aussi son lot de moments spectaculaires dont le sommet est le vol en montgolfière au-dessus des deux tribus en plein affrontement et de l'assaut contre le ranch du "666". On ne s'ennuie pas et Greg évite tout manichéisme sans sacrifier au divertissement.

Dans Le Doigt du Diable, on trouve la confirmation de ce dont on se doutait dans Furie Rebelle : Red Dust prend le large au moment où le progrès et le changement qu'il concrétise s'incarne dans un homme, le juge Dillon, briguant le siège de gouverneur de l'état. Il s'agit pour le cowboy d'aller trouver ailleurs les grands espaces où quelqu'un comme lui, épris de liberté, peut échapper à ces bouleversements.

Greg expédie un peu vite les "adieux" entre Red Dust et son existence à Greenstone Falls - juste une petite scène (en une page) où il salue le vieux Ten-Gallons : c'est un peu rapide quand on sait à quel point il était attaché à Comanche, Toby-face-sombre, Clem-cheveux-fous et Tâche-de-Lune. Mais, en même temps, le lecteur se doute que le héros ne part définitivement, qu'il reviendra sûrement.

L'action se déplace donc dans le Montana où Red Dust n'est plus le centre de l'histoire en rencontrant un homme et sa fille, apparemment sans histoires, mais dans un coin lui aussi en proie à une situation peu ordinaire. L'exploitation minière du cuivre, la mainmise sur les filons par de gros propriétaires au détriment de résidents plus modestes, et surtout la rivalité qui va se déclencher entre deux légendes du colt deviennent les arguments d'un récit à la fois dense et simple, d'une efficacité imparable.

La figure du "doigt du diable", un flingueur retiré, est campé avec intelligence : comme lors de la conclusion du tome 4, on comprend que ce genre de personnage n'a plus sa place dans un pays qui encadre ses habitants grâce à de nouvelles lois censées le normaliser. Red Dust a payé cher pour le comprendre en étant envoyé dans un pénitencier pour avoir fait justice lui-même. Joseph Duncan alias Jed Dexter a devancé cela en s'occupant de sa fille et en lui promettant de ne plus se servir de ses armes. La sommation de Dan Wallach, qui cherche plus à se mesurer à lui qu'à exécuter les ordres de son employeur, sert de déclencheur à un ultime duel.

Et ce duel est formidablement mis en scène par Greg : c'est un exercice révélateur pour réussir un western et il répond à toutes les attentes, avec un suspense à couper au couteau, osant même se produire avant le véritable dénouement de l'histoire.

Ces deux tomes confirment aussi la grande forme affichée par Hermann aux dessins, qui livre des planches magnifiques, à la mesure d'excellents scripts. 

Les deux histoires lui permettent en particulier de mettre en images de nombreuses scènes en extérieur, avec des paysages somptueux qu'il met en valeur grâce à des angles de vue très dynamiques : de vastes plongées, des perspectives profondes, des valeurs de plans très variées. On en prend plein les yeux !

Des moments clés comme l'envol de la montgolfière de Morgan, l'assaut contre le "Triple 6", puis le périple jusqu'au Montana (grâce à un enchaînement d'images alternativement en couleurs et en noir et blanc, en plans rapprochés et larges), l'arrivée de Wallach et ses deux acolytes chez Duncan, le petit matin qui se lève sur la ferme du "doigt du diable", les séquences nocturnes et en pleine nature, composent des planches extraordinaires, avec des découpages à la fois astucieux et simples, toujours au service de l'histoire.

Et, comme toujours, Hermann se fait plaisir en soignant les personnages, qu'ils s'agissent de seconds rôles familiers (les indiens, la Comtesse) ou d'acteurs occasionnels (Morgan et sa fine moustache blonde, Wallach avec ses lunettes rondes, Duncan et sa silhouette fatiguée). Tous ces protagonistes dégagent une vérité qui ajoutent à l'intensité et la vraisemblance du récit, faisant de la série un western quasi-documentaire, dont le réalisme surpasse le romanesque.

Presque quarante après leur parution, ces épisodes demeurent de fabuleux témoignages de la qualité du travail commun de Greg, cet auteur prodigieux, et Hermann, cet artiste si impressionnant.