jeudi 25 mars 2010

Critique 138 : FRESHMEN 1 - OPERATION BIZUTAGE, d'Hugh Sterbakov, Seth Green et Leonard Kirk

Freshmen est une série parodique publiée par Top Cow (Delcourt pour la v.f.) en 2005-2006 (pour le volume 1). C'est une création originale de Seth Green (interprète de Oz dans le feuilleton télé Buffy contre les vampires) et Hugh Sterbakov, illustrée par Leonard Kirk.
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En entrant à la fac', Annalee doit faire à de multiples désillusions : elle est obligée de partager une chambre avec trois autres étudiantes dans le centre scientifique de l'université sans partager aucune affinités avec elles. Il y a là : Paula , jeune femme dodue et commère ; Renée, une bimbo caractèrielle se disputant constamment avec son fiancé Brady ; et "Cacophonie", une gothique solitaire.
Elles voisinent avec les garçons : Liam, un amish naïf ; Jacques, un français arrogant ; Kenneth "Norrin", passionné de comics attiré par Annalee ; Charles, jeune black et fervent défenseur de l'écologie ; Elwood, petit génie en informatique ; Ray, obsédée par les filles ; et Jimmy, un rêveur.
Une fête est organisée par les élèves des classes supérieures, et lors de la soirée, une explosion a lieu dans un laboratoire de la fac'. Cet accident, qui passe d'abord inaperçu, dôte les bizuths d'étranges pouvoirs en rapport avec ce qu'ils pensaient à ce moment. Ainsi Liam peut produire des tremblements de terre en faisant vibrer son estomac, Annalee se plonger (et manipuler) les pensées des gens, Charles communiquer avec les végétaux, Elwood intoxiquer tous cex qui respirent ses rots alcoolisés, ou Paula rendre n'importe qui amoureux d'elle… Même le castor mascotte de l’école hérite d'une intelligence prodigieuse !
C'est ce rongeur et "Norrin" (le seul à n'avoir pas "profiter" de l'accident) qui convainquent les étudiants de former une équipe de super-héros, les freshmen !
Mais le Dr Théodore Tomlinson, professeur de sciences et concepteur de l'Ax-Cell-Erateur qui a explosé, est lui aussi résolu à utiliser leurs talents pour, à sa manière, faire le bien de l'humanité...
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Freshmen appartient à une catégorie de comics rare : celle de la parodie. Mais l'exercice dépasse la moquerie facile pour aboutir à une comédie certes régressive mais très bien conçue et qui fournit une lecture fort agréable, avec son lot de péripéties et un groupe de personnages attachants.
A l'origine, la série est le fruit des efforts d'Hugh Sterbakov, scénariste de séries télé (Robot Chicken), et de Seth Green, comédien (vu dans Austin Power) - même si c'est Sterbakov qui a rédigé le script. Fans de comics, ils nous offrent une relecture ludique des clichés des histoires de super héros.
Ils se sont visiblement beaucoup amusés (et à nous amusent beaucoup) avec les pouvoirs dont ils ont affublés leurs protagonistes : tantôt grotesques (les rots d’Elwood grisant autrui), tantôt parfaitement inutiles (Jacques collectant des glands comme un écureuil), ils sont la source de gags efficaces.
Mais ils savent aussi respecter les codes et s'en servir pour animer un récit enlevé, avec des séquences troublantes (le voyage intérieur d'Annalee dans les pensées de Paula) ou spectaculaires (les affrontements avec les sbires du Dr Tomlison).
Le déroulement de l'intrigue évoque des classiques comme les X-Men (avec les amants télékinésistes, l'héroïne télépathe), les FF (avec "Norrin", une référence au Surfeur d'Argent, Liam qui fait penser à Ben Grimm) ou Batman (avec un récit articulé autour des ambitions du Dr Tomlinson).
Freshmen joue la carte de la dérision mais on sent chez ses auteurs un respect et un amour pour le genre, allant jusqu'à réutiliser certaines répliques fameuses (comme le célèbre «de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités » de Spider-Man).
Le début est un peu lent mais l’histoire accélère dès le deuxième chapitre, mixant avec bonheur humour, action et émotion. Construite comme un récit initiatique où chaque chapitre est une étape supplémentaire franchie par les héros, la série s'autorise même quelques audaces narratives en changeant plusieurs fois de narrateurs. Et la fin ouverte donne envie d'en savoir plus (y a-t-il eu d'autres étudiants pourvus de pouvoirs ? Comment vont évoluer les relations entre plusieurs Freshmen, comme Paula et Jacques ou Annalee et "Norrin" ?), même si ces six premiers épisodes forment un tout complet et suffisant.
Ce n'est pas aussi décapant et débridé que Nextwave d'Ellis et Immonen, mais tout à fait concluant.
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Les dessins du vétéran Leonard Kirk (Agents of Atlas) sont un régal - c'est d'ailleurs d'abord pour lui que j'ai acquis cet album.
Son trait, élégamment encré par Andrew Pepoy (déjà vu à l'oeuvre sur Fables), fait merveille dans tous les registres, conférant de l'expressivité aux personnages comme du dynamisme aux scènes d'action.
Il ne surligne aucun effet et évite ainsi à cette production de sombrer dans la vulgarité facile (même lorsqu'il s'agit de suggérer qu'un des héros est pourvu d'un pénis démesuré...).
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Freshmen a tout du "sleeper" : une bande dessinée qui ne paie pas de mine mais qui, finalement, possède une énergie irrésistible. Une curiosité, certes, mais qui mérite qu'on s'y arrête.

mercredi 17 mars 2010

Critique 137 : GOTHAM CENTRAL - UNRESOLVED TARGETS, d'Ed Brubaker, Greg Rucka, Michael Lark et Stefano Gaudiano

Gotham Central : Unresolved Targets rassemblent les épisodes 12 à 15, écrits par Ed Brubaker et Greg Rucka, et 19 à 22, écrits par Ed Brubaker, de la série dessinée par Michael Lark et Stefano Gaudiano.
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- Soft Targets (Gotham Central 12-15) raconte commnt les policiers de Gotham se trouvent dans la ligne de mire du Joker, engagé dans une série de meurtres. Le maire de la ville est assassiné et bientôt le criminel met en ligne sur Internet, grâce à des webcams, les sites qu'il vise. Un éprouvante guerre des nerfs commence alors qui trouvera son dénouement lorsque le Joker se rend aux autorités après avoir élaboré un plan diabolique aux conséquences dramatiques pour deux des membres du G.C.P.D..
- Unresolved (Gotham Central 19-22) relate comment un ancien dossier sur un meurtre collectif impliquant le Châpelier Fou est réouvert. Cette affaire est l'occasion pour le flic déchu, Harvey Bullock, d'être réhabilité car il suspecte le Pingouin d'en être le cerveau.
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Les deux histoires contenues dans Unresolved Targets mettent en évidence les deux meilleurs aspects de Gotham Central, en réussissant à porter les qualités de la série plus haut encore que dans le volume 1 (In The Line Of Duty HC).
Dans le premier récit, Soft Targets, alors que le Joker sème la panique en ville, nous voyons comment la police de Gotham est constamment entre deux feux, au centre de batailles opposant Batman et ses ennemis les plus fous.
Ed Brubaker et Greg Rucka orchestrent cette partition avec un brio éblouissant : la tension de l'histoire ne faiblit jamais, l'atmosphère anxiogène est superbement restituée, à travers des scènes aux dialogues d'une prodigieuse habileté.
L'autre trouvaille richement exploitée est d'avoir situé cette course contre la montre en hiver, à l'époque des fêtes de Noël : le contraste entre la convivialité de cette période et l'épouvante qui s'abat sur les habitants et les forces de l'ordre donne lieu à des séquences mémorables d'une intensité électrique, comme lorsque les précautions des policiers se heurtent aux intérêts du nouveau maire, qui souhaite rassurer le public en organisant une arrestation aussi spectaculaire qu'inutile de fans du Joker.
La complémentarité de Brubaker, avec son art de bâtir des intrigues palpitantes et surprenantes, et de Rucka, avec le soin qu'il apporte à chaque personnage, leurs sentiments, leurs relations, font vraiment de Gotham Central un chef-d'oeuvre de la production DC de ces dix dernières années.
La seconde histoire, Unresolved, rédigée par le seul Brubaker, est d'une facture plus classique mais d'une puissance tout aussi remarquable : elle s'articule autour d'un motif typique de la "série noire", celui de la rédemption d'un flic que ses méthodes ont dans le passé conduit à son exclusion.
Harvey Bullock était mentionné dans In The Line Of The Duty, mais les raisons de sa disgrâce restaient nébuleuses : on les découvre ici, en même temps qu'un personnage inoubliable, à la carrure impressionnante et à la trajectoire empreinte d'un fatalisme digne des meilleurs romans de David Goodis.
Cet anti-héros renvoie aussi à l'autre figure qui hant la série sans presqu'y apparaître, l'ex-commissaire Jim Gordon, le fidèle allié de Batman (totalement absent lui de ces quatre chapitres) : avec Harvey Bullock, c'est une époque révolue du G.C.PD. qui est aussi évoquée, dont il ne reste quasiment plus rien - à peine ce passé conserve-t-il pour témoin Renee Montoya.
Brubaker se sert de cette différence éthique et générationnelle incarnée par Bullock pour souligner l'évolution du commissariat à travers la détective Josie MacDonald, jeune recrue qui ne comprend pas l'indulgence des anciens partenaires de ce flic déchu alors que, dans le même temps, ils se méfient de l'agent de la brigade scientifique Jim Corrigan, un modèle d'intégrité professionnelle selon elle.
Encore une fois, les personnages densifient l'intrigue et l'intrigue enrichissent les personnages : peu de comics exploitent aussi adroitement la narration, les enjeux dramatiques et ses acteurs, sans sacrifier aucun de ces trois éléments.
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Michael Lark va aussi à partir de ces épisodes entamer une fructueuse collaboration avec l'encreur-finisseur Stefano Gaudiano : leur rencontre, qui a produit des planches magnifiques dans le récent run de Brubaker sur Daredevil, sonne déjà comme une évidence tant les deux artistes se complètent déjà à merveille.
On a peut-être affaire là au tandem qui sait aujourd'hui le mieux représenter ce qu'on pourrait appeler des "street-level stories", des récits urbains d'un réalisme saisissant : leur Gotham city est le développement de celle qu'avait cartographié David Mazzucchelli dans Batman : Year One, évoquant New York (comme le soulignait Lawrence Block dans la préface du volume 1) tout en lui donnant une identité visuelle unique.
Il faut aussi saluer avec quel talent ils dessinent l'abondant casting de la série (24 rôles listés dans le "who's who" ouvrant l'album) : chaque personnage, même celui qui ne fait qu'une brêve apparition, est dôté d'un physique, d'une allure, immédiatement reconnaissable, dont se dégage une humanité troublante. C'est aussi ainsi que la mort de certains d'entre eux devient un moment fort car le lecteur non seulement sait exactement qui est la victime mais a pu s'attacher à elle et mesure la vulnérabilité de ces "simples mortels" pris dans les conflits entre un justicier déguisé en chauve-souris et des psychopathes aussi excentriques qu'infâmes.
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En se concentrant sur les épisodes de l'équipe formée par Brubaker-Rucka/Lark-Gaudiano, ce recueil softcover conserve sa cohérence esthétique et narrative. Mais surtout il confirme l'exceptionnelle excellence d'une oeuvre à (re)découvrir de toute urgence : oui, Gotham Central est vraiment un "masterwork" !

lundi 8 mars 2010

Critique 136 : AGENTS OF ATLAS, de Jeff Parker et Leonard Kirk


Agents of Atlas est une série limitée publiée en 2006-2007 par Marvel Comics. Le projet a ceci de particulier que le groupe de super-héros qu'il met en scène sont en vérité des personnages apparus dans de vieux comics datant des années 50, à l'époque où Marvel s'appelait encore Atlas Comics. Leurs débuts en tant qu'équipe (quoique dans une composition différente) remontent au numéro 9 de What if... ? (Juin 1978).
C'est à partir de l'idée originellement traitée dans ce fascicule que les actuels Agents of Atlas, ex-Secret Avengers, ont été réinventés par le scénariste Jeff Parker et le dessinateur Leonard Kirk.
Comme d'autres éditeurs, Marvel a donc eu l'idée de réintégrer à sa continuité des héros "au placard" depuis des dizaines d'années (même si on avait pu les revoir entretemps dans Avengers Forever, de Kurt Busiek, Roger Stern et Carlos Pacheco) : ce recueil regroupe les 6 numéros de la mini-série parue fin 2006-début 2007 et ramenant sur le devant de la scène des personnages comme l'espion Jimmy Woo, la déesse Venus, l'atlante Namora, l'extra-terrestre Marvel Boy, l'anthropoïde Gorilla Man et le robot M-11.
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Le récit démarre lorsque Jimmy Woo, un vétéran du SHIELD, lassé d'être cantonné à un travail de bureaucrate, attaque la base secrète d'une mystérieuse organisation avec un commando. Mais l'assaut aboutit à un massacre et le SHIELD récupère son corps gravement brûlé.
Prévenu de la situation, Ken Hale alias Gorilla Man vient au chevet de son ami et mène un raid imprévu pour récupérer le corps de Woo avec la complicité du robot M-11 et de l'alien Marvel Boy alias Bob Grayson.
Woo redevient grâce à une opération miraculeuse le jeune homme qu'il était dans les années 50 et décide de reprendre ses investigations en recomposant son équipe. C'est ainsi qu'il retrouve Venus puis Namora tout en découvrant les succursales, partout dans le monde, et dans des secteurs d'activité les plus variés, de l'organisation qui a tenté de le tuer.
Ce qu'il ignore, c'est son enquête est connue et suivie par son adversaire, qu'un agent double est présent dans le groupe, et que c'est son destin qui va se jouer dans cette partie d'échecs : il s'agit en effet moins d'un ennemi à abattre que d'une surprenante question de succession...
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Le premier atout, le plus immédiat en tout cas, de ce comic-book, ce sont ses dessins : signés Leonard Kirk, ils évoquent indéniablement ceux de Stuart Immonen, par le dynamisme du cadrage, l'expressivité des personnages, et l'efficacité du trait.
Le livre est attirant avec cet esthétisme qui respecte le côté rétro des héros tout en les mettant en scène de manière énergique, tout à fait moderne : Kirk réussit à transformer ce qui aurait pu être un handicap (utiliser des personnages de seconde zone aux looks désuets et décalés) en avantage (leurs apparences sortent du lot et leurs designs finement retravaillés les distinguent à la fois de ceux des icônes "Marveliennes" de l'univers classique ou de leurs versions plus "réalistes" de la gamme "Ultimate").
Leonard Kirk n'est pas un débutant - il a travaillé auparavant chez DC, avec Peter David sur la série Supergirl, ou Geoff Johns sur la JSA - mais son style a une vraie fraicheur et affiche une belle maîtrise comme le prouve sa faculté à représenter un grande variété de décors, d'ambiance et d'émotions.
Il est dommage qu'il ne soit resté que 6 épisodes sur le titre auquel il a donné une identité séduisante, mais plus encore cet artiste mériterait d'être placé sur une série exposée pour être reconnu du plus grand nombre.
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Une fois accroché par l'aspect purement visuel, ce qui finit d'embarquer le lecteur dans cette entreprise, ce sont la force du scénario et l'habilité de son auteur. Jeff Parker a su préserver le meilleur des deux époques réunies pour son intrigue : l'aura "naïve", presque primitive, propre à ses héros (re)surgissant des années 50, sans jamais les traiter comme des pantins dépassés, et un récit à la fois haletant, mystérieux et étonnant, dont les éléments sont parfaitement disposés pour que jamais le lecteur ne décroche.
La dynamique de groupe est en particulier magnifiquement soignée : chaque membre a un fort caractère, et leurs origines, parfaitement intégrés au déroulement de l'histoire, alimente l'ensemble avec une fluidité et un impact exemplaire.
Si brillants que soient de nombreux auteurs actuels, le souci qu'ils ont de donner un certain réalisme (bien qu'il faille employer ce terme avec du recul quand on parle de super-héros) se fait quelquefois au détriment d'un bon emploi de leurs pouvoirs.
Jeff Parker combine avec une facilité dignes des classiques le soin de la caractérisation et une utilisation ingénieuse des pouvoirs de ses Agents, en réservant à chacun son morceau de bravoure. Le cas de Venus est éloquent : capable d'influencer totalement les individus par sa voix et dôté d'un physique à la mesure de la Déesse dont elle a pris le nom, elle pourrait n'êtrre qu'un cliché ambulant. Mais ce personnage a gagné en relief et en ambiguïté, révélés lors d'une scène épique où ses camarades sont affectés par son pouvoir altéré par son état émotionnel.
Des figures aussi éculées et facilement sujettes à la parodie comme le singe intelligent ou l'homme robot profitent également de l'inventivité avec laquelle Parker les réécrit en jouant sur le tempérament "rentre-dedans" de l'un et impénétrable de l'autre.
Autres héros délicats à manier, l'extra-terrestre (en fait originaire de la Terre) comme Bob Grayson ou la princesse atlante Namora se révèlent passionnants : le premier possède une fêlure qui le rend attachant, la seconde une fougue altière digne de son prestigieux cousin (qu'on aimerait revoir aussi bien traité...).
Quant à Jimmy Woo, son déphasage profite pleinement à l'énigme qui sert de colonne vertébrale au récit : une autre idée lumineuse !
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Cet album est idéalement élaboré puisqu'en plus d'un arc complet et auto-suffisant, il contient deux autres parties exemplaires : d'abord, on a droit à une galerie de sketches magnifique, agrémentée de commentaires de l'éditeur et du scénariste (recueillis par http://www.comicbookresources.com/), et ensuite la réédition des épisodes originaux où sont apparus pour la première fois les personnages principaux (datant de 1947 à 1956 avec des dessins, entre autres, de Bill Everett et John Romita Sr), plus le fameux What If #9 de 1978.
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Avec ces postfaces à la fin de chaque épisode, Agents of Atlas ressemble à ce classique incontournable qu'est Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons : une sacrée référence pour un livre qui s'impose comme un des projets les plus récréatifs de Marvel.

Critique 135 : UMBRELLA ACADEMY 2 - DALLAS, de Gerard Way et Gabriel Bã



Umbrella Academy 2 : Dallas rassemble les six nouveaux épisodes de la série, faisant directement suite à Apocalyse Suite, plus un court récit extrait de Dark Horse Presents 12, tous écrits par Gerard Way et illustrés par Gabriel Bã, publiés en 2008-2009 par Dark Horse.
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Juste après l’Apocalypse avortée de l'orchestre Verdammten, dont Vanya Hargreeves était devenue l'instrument une fois transformée en White Violin, et au cours de laquelle leur mentor Pogo a trouvé la mort, les cinq autres enfants adoptifs du Monocle ont le moral dans les chaussettes.
Rumeur a perdu sa voix, Spaceboy devient obèse avachi devant la télé, Séance tente d'oublier le drame dans diverses frivolités. Mais Kraken, lui, enquête sur les voyages temporels de Numéro 5, traqué par une mystérieuse organisation, la Tempus Aeternalis - dont la mission consiste à "corriger" des "anomalies" historiques...
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Après un premier opus particulièrement réussi et prometteur, récompensé d'un Eisner Award, le retour d'Umbrella Academy était attendu avec un mélange d'excitation et d'appréhension. Ses auteurs allaient-ils transformer l'essai ?
Ne faisons pas durer le suspense et répondons tout de suite affirmativement à cette interrogation, en ajoutant même que ce deuxième tome est peut-être encore plus abouti et délirant que le précédent.
Gerard Way a certes improvisé, avouant dans la postface de l'album n'avoir qu'une vague idée de scénario, mais cela l'a libéré. Sa famille de super héros (7 êtres extraordinaires nés le même jour et pris en charge par un excentrique savant richissime dans le but de sauver le monde) présentée, le chanteur de My Chemical Romance s'est surpassé dans l'extravagance en développant des éléments comme les monstres mécaniques, les extra-terrestres, les voyages dans le temps, et autres créatures et inventions du même acabit.
La folie assumée et totale du récit est irrésistible et le rythme effrénée ne laisse pas le loisir de se questionner sur l'aspect "too much" de l'entreprise. On finit cette lecture avec le même sentiment qu'à la fin du tome 1, en ne sachant pas plus que l'auteur comment, la prochaine fois, il pourra aller encore plus loin, faire si fort. Mais cette incertitude fait partie intégrante du charme foutraque de la série.
Alors que La Suite Apocalyptique reposait sur une alternance de séquences au passé et au présent et sur les retrouvailles du groupe de héros à l'âge adulte, Dallas se concentre davantage sur le personnage énigmatique de Numéro 5 et les conséquences de ses actions sur la véritable Histoire de l'humanité au XXème siècle.
En dévoilant la véritable nature de ce protagoniste au corps d'enfant mais aux capacités de génie et de tueur imbattable, la dynamique de l'équipe est redéfinie : d'abord sous le choc de la perte de leur ami, le singe Pogo, elle se rassemble une nouvelle fois mais traversée par des tensions encore plus vives et transformée physiquement et psychologiquement.
Way maltraite ses créatures de manière si radicale que cela provoque plus le rire que la plainte, comme lorsqu'il fait de l'orgueilleux Spaceboy un dépressif bouffi par la junk-food ou de Séance une espèce de fashionista ahuri. Les blessures qu'il a infligées aux autres académiciens les ont dôtés d'unn caractère encore plus prononcé, comme Rumeur et Kraken dont la curiosité vis-à-vis de N°5 sert de véritable moteur à l'intrigue.
C'est de la caractérisation sauvage, à la hussarde, mixée à un sens de la narration plutôt remuant, mais je défie quiconque de s'ennuyer avec ces procédés !
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Si les expérimentations scénaristiques pourront déconcerter, en revanche, le dessin de Gabriel Bá devrait mettre tout le monde d'accord tant l'artiste argentin s'est une nouvelle fois surpassé.
Grâce un découpage ultra-dynamique et des inventions graphiques à la fois simples et efficaces (comme ce passage au paradis, ou la représentation du Vietnam), il donne une énergie fabuleuse au récit, s'émancipant de ses influences "Mignolesques".
Ce n'est plus une révèlation mais la confirmation d'un des talents les plus singuliers, sans lequel cette BD n'aurait assurèment pas le même charme.
Il faut aussi saluer la contribution de Dave Stewart dont la palette de couleurs vives convient idèalement à ce projet et à la personnalité de ses auteurs.
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Prévue pour former une vaste fresque, Umbrella Academy a encore bien des merveilles et bizarreries à proposer : souhaitons à Way et Bà de rester aussi inspirés après ces deux premiers volets de belle facture.

samedi 6 mars 2010

Critiques 134 : REVUES VF MARS 2010

X-MEN 158 :

- X-Men 512 : Les origines de l'espèce.
Je n'avais pas prévu d'acheter cette revue, n'en étant pas par ailleurs un lecteur régulier. Et puis, après l'avoir feuilleter, j'en ai fait l'acquisition, séduit par ce que j'y avais vu.
En premier lieu : cet épisode "king-size" des X-Men.
Matt Fraction a consacré au Club-X, la formation rassemblée par le Fauve pour remédier à l'extinction des mutants, ce long chapitre après les avoir traité en parallèle de la série régulière depuis quelque temps. Les voilà à pied d'oeuvre après avoir élaboré un plan qui consiste à aller dans le passé pour enquêter sur la naissance de la race mutante moderne. Leur cible est plus précisèment les parents du Dr Nemesis, basés à San Francisco en 1906.
L'attrait initial de cet épisode a été visuel : Yanick Paquette et Karl Story, le duo qui m'avait régalé sur la mini-série Terra Obscura (spin-off du Tom Strong d'Alan Moore), signent presqu'une quarantaine de planches magnifiques, comme les X-Men en mériteraient plus fréquemment (faute de quoi, on a droit à Greg Land, et trop rarement à Terry Dodson...).
La qualité des décors est bluffante, reconstituant le San Francisco du début du XXème siècle avec des éléments empruntés au "steampunk" (cet espèce de "rétro-futurisme" dont La ligue des gentlemen extraordinaires est le plus bel exemple récent).
Mais la beauté des personnages féminins est également toujours au rendez-vous avec Paquette, aussi à l'aise avec son casting masculin (en particulier avec le Fauve, Archangel ou le Dr Takiguchi).
L'encrage est d'un niveau exemplaire, à la mesure de ce qu'on peut attendre de celui qui a travaillé avec Chris Sprouse, et la colorisation de Justin Ponsor est somptueuse.
Narrativement, Fraction, qui a réussi à me faire lâcher Iron Man (bien "aidé" par Salvador Larroca), démontre sa déconcertante faculté à écrire des histoires bien plus inspirées quand il s'occupe des mutants.
La caractérisation des personnages, le rythme du récit, l'humour sous-jacent, évoquent parfois le meilleur d'un Warren Ellis. C'est un vrai régal.
Il faut espérer que l'auteur sera aussi brillant quand il sera aux commandes de Thor (qu'il va reprendre avec Pasqual Ferry - une nouvelle enthousiasmante).
- X-Men Legacy 225 : Le repli.
Le titre animé par Mike Carey m'est vraiment étranger et on l'entame avec méfiance, vu les critiques qu'il a récolté.
Pourtant, même en prenant le train en marche, cet épisode n'est pas déplaisant : on y voit un Charles Xavier, désormais écarté de ses élèves, déjouant avec efficacité la sécurité et les théories d'Exodus et ses Acolytes, engagés dans une croisade pro-mutants.
J'ai apprécié le traitement du Pr X abordé sous son meilleur angle, celui d'un redoutable stratège, capable de trouver la parade face à des adversaires supérieurs en nombre et en puissance. Ce personnage gagnerait à être utilisé plus souvent comme ceci pour avoir une place de premier choix dans le Marvelverse, au-delà de la communauté des mutants (comme Brian Bendis s'en était servi dans ses Illuminati).
Graphiquement, le travail du français Phil Briones est efficace à défaut d'être toujours impeccable : en s'encrant lui-même, son dessin reste inégal mais son découpage nerveux compense. C'est agréable à défaut d'être vraiment très bon ou même beau.
- New Mutants (vol.4) 1 : Le retour de la Légion (1).
Après plusieurs tentatives de relances, l'équipe originale des Nouveaux Mutants créée par Chris Claremont et Bob McLeod, qui fit les beaux jours de Titans (surtout lors d'épisodes mémorables illustrés par Bill Sienkewicz), renaît sous l'impulsion du talenteux Zeb Wells et du prometteur Diogenes Neves.
Il ne s'agit cependant que d'une introduction, à la fois frustrante et excitante, mais la recomposition du groupe est au coeur de l'intrigue puisqu'Ilyana Raspoutine (la soeur de Colossus) réapparaît et que deux autres membres sont portés disparus.
Ce (nouveau) début est réussi : Wells confirme tout le bien qu'a laissé voir sa mini-série Dark Reign : Elektra. Son écriture fluide et soutenue embarque le lecteur sans problème, avec uune équipe dont le rassemblement donne lieu à des scènes courtes mais intenses et énigmatiques, parfois empreintes d'humour. Les dernières pages donnent une irrésistible envie d'en savoir plus (même si je vais certainement attendre un tpb).
Diogenes Neves réalise de forts belles planches : sa manière de croquer les personnages, élégante et expressive, fait penser parfois à Olivier Coipel, et il soigne ses décors. Le découpage est simple, directe, très appréciable.
L'encrage fin de Cam Smith et Ed Tadeo et les couleurs de John Rauch contribuent également à la réussite esthétique de l'épisode.
Bilan : allez-y en confiance, c'est un numéro de belle facture.
MARVEL ICONS 59 :


- Iron Man 13 : Dans la ligne de mire (6).
Feuilleter cet épisode m'a suffi : je n'en peux plus de ces planches mochissimes et je ne compte pas sur un sursaut scénaristique pour rendre l'histoire plus intéressante.

J'ai donc décidé de zappper cette purge. Et donc de la critiquer.

- Les Nouveaux Vengeurs 53 : Bas les masques (3).
Enfin débarrassé de Bachalo, la lecture de nouveau chapitre consacré à la recherche du nouveau Sorcier Suprême est beaucoup plus agréable.

L'équipe arrive à la Nouvelle-Orléans où Madame Masque la reçoit à coups de bazooka. Là où se trouve la méchante au visage de métal, the Hood n'est pas loin : nous l'avions vu surgir chez Daimon Hellstrom, le Fils de Satan à la fin du précédent épisode, et leur affrontement va tenir ses promesses.
Pourtant, l'oeil d'Agamotto semble avoir choisi un autre successeur au Dr Strange...

Ce numéro est très réussi : Brian Bendis imprime un rythme soutenu à l'action et livre quelques dialogues vraiment drôles, où Spidey tient la vedette (un échange savoureux avec Luke Cage après que son épouse ait avoué avoir craqué sur lui au lycée, ou ce passage avec Ms Marvel et Mme Masque menaçant une otage : "Je compte jusqu'à trois. - Moi aussi, je compte jusqu'à trois. - Et si on comptait tous jusqu'à cent ?").
Le rôle de chaque Vengeur est bien défini, avec un Wolverine pressé d'en découdre, Spider-Woman soucieuse d'être efficace, Ronin et Mockingbird forcés de rester en retrait (en attendant de trouver où poser le quinjet), Cage ruant dans les brancards, ou "Bucky Cap" ("Ne m'appelle pas Bucky Cap !" répond-il au tisseur) n'hésitant pas à faire feu.
Cet arc qui a démarré mollement s'emballe de manière prometteuse.

Graphiquement, Billy Tan rend également une très bonne copie, très à l'aise dans les scènes de combat qu'il découpe avec vivacité et lisibilité.
-Captain America (vol. 5) 49 : La fille du temps.
Ed Brubaker prend du champ avec son héros pour s'intéresser à un personnage qui avait un peu disparu : Sharon Carter. Et le scénariste fait de cette parenthèse un fort bon épisode.

Hantée par son implication dans la mort de Steve Rogers, la relation compliquée avec ses parents disparus, et la passé en général, elle découvre surtout qu'elle était enceinte lors de sa captivité et est assaillie par d'inquiètants cauchemars avec Crâne Rouge et Arnim Zola.

Le scénariste excelle à transcrire le malaise qui saisit son héroïne, limitant au strict minimum les apparitions du seul personnage costumé dans son entourage (Sam Wilson, le Faucon). Des scènes courtes mais sutiles donnent au récit un tempo soutenu sans sacrifier la finesse avec laquelle l'ambiance est développée.

Visuellement, Luke Ross fournit de superbes pages - sans doute ses meilleures depuis son arrivée sur la série. L'encrage élégant de Rick Magyar et la colorisation irréprochable de Frank d'Armata confèrent à l'épisode une vraie classe.

- Fantastic Four 566 : Le maître de Fatalis (1).
L'épilogue du dyptique écossais suggérait par une ellipse que l'existence des FF avait connu de violents soubresauts et ce nouvel arc va nous éclairer à leur sujet.

Mark Millar lance, avec son énergie coûtumière, plusieurs pistes intriguantes : un Gardien d'une dimension parallèle est retrouvé sauvagement tué et Red et Jane se penchent sur l'affaire qui a certainement un lien avec l'arrivée en Latvérie des maîtres de Fatalis, le Marquis de la Mort et le Nouvel Apprenti, visiblement mécontent de leur disciple.
Pendant ce temps, Ben Grimm répond impulsivement aux provocations de l'ex-fiancé de sa dulcinée, dont les motifs d'affection semblent soudain plus troubles et fragiles...

Le début de ce nouveau récit est prenant, davantage grâce à la menace redoutable que représentent les maîtres de Fatalis (dont on a eu précédemment un aperçu de la puissance) que, il faut bien le dire, à cause des déboires sentimentaux de la Chose.
Millar met en place un danger suffisamment conséquent pour qu'on s'interroge sur la façon dont nos héros vont y faire face.

C'est l'occasion pour Bryan Hitch de produire des pages, pleines et doubles, impressionnantes, restituant tout à fait l'importance de ce qui va se jouer dans la suite. Le dessinateur a parfois été inégal depuis son arrivée sur le titre mais il retrouve sa pleine (dé)mesure et c'est prometteur.

Bilan des courses : un numéro très recommandable !
WOLVERINE 194 :

- Old Man Logan (Conclusion).
La fin de l'odyssée de Mark Millar et Steve McNiven est enfin publiée en vf, après trois mois d'interruption, dûs aux retards de la série aux Etats-Unis. Mais j'ai envie de dire que ça valait le coup d'attendre car pour ceux qui comme moi ont apprécié les 7 chapitres précédents, ce 8ème remplit son contrat.

Après avoir accompagné Clint Barton à travers une Amérique futuriste dominée par les super-vilains, Logan est revenu précipitamment chez lui pour découvrir que le gang Hulk a exterminé sa famille. Cinquante ans après s'ête juré de ne plus sortir les griffes, Wolverine renaît, résolu à faire payer les assassins de sa femme et enfants.

Millar boucle la boucle en mettant en scène un duel apocalyptique entre deux personnages qui s'étaient déjà rencontrés en se battant. Les énigmes du récit ayant été dévoilées - ce qe transportait Hawkeye, l'identité de son client, pourquoi Logan s'était retiré - , c'est l'heure des réglements de comptes.
Durant 35 pages, le scénariste nous propose un affrontement dément et barbare, sanguinolent à l'extrème, à la croisée des comics super-héroïques, du western, de l'épouvante, mais aussi de la parodie et du grand-guignol.
Si l'on n'accepte pas ces partis-pris, et que plus généralement on est allergique au style outrancier et farceur de Millar, ou qu'on a l'estomac fragile, mieux vaut passer son chemin : cela évitera les lamentations habituelles des détracteurs de l'auteur, se plaignant sans cesse de sa communication tapageuse et de ses histoires bravaches aux dialogues à la fois expéditifs et provocateurs.
En revanche, si l'on a envie d'une virée dans le grand Huit, à la fois absurde, régressif mais assumé, crépusculaire et monstrueusement beau, alors ce Giant-Size Old Man Logan est fait pour vous. Ce sont des pages comme on n'en lit que peu dans une vie de fan de comics, un spectacle ahurissant, qui flirtent avec les limites d'un genre et qui vous laissent un sentiment curieux de sidération et d'incrédulité.

Je ne crois pas, pour ma part, qu'on puisse produire un tel projet, suscitant des réactions aussi épidermiques, et être un scénariste nul, réductible à du tintamarre publicitaire. Millar me fait davantage penser à un gamin facétieux qui torture les jouets d'une grande compagnie et fait tourner en bourrique les geeks.
Par ailleurs, l'homme a montré son goût des extrèmes - et un talent indéniable - comme lorsqu'il signe un récit aux antipodes de ce run sur Wolverine avec 1985.
Concepteur roublard et cynique qui privilégie ce qui lui rapporte (ses creator-owned l'enrichissent plus que ses commandes pour Marvel) ou Dr Jekyll & Mr Hyde aux commandes de son propre univers polychrome ? Millar est peut-être d'abord un agitateur d'idées qui en en dérangeant certains révèle la complexité de son job et de son média.

Il sait aussi s'entourer de fabuleux artistes, qui doivent quand même trouver quelques qualités à ses scripts. Steve McNiven est devenu son partenaire emblématique et avec Old Man Logan, il a franchi un palier dans la virtuosité qu'on n'avait que soupçonner dans l'event Civil War.
Cet ultime épisode de la saga est l'occasion de lire des planches hallucinantes et hallucinées par un dessinateur qui consacre visiblement un temps fou à chaque image : le texte, économe, laisse tout le loisir pour s'attarder de longs moments aux détails incroyables qu'il y met et qui donne à ses cases l'apparence de gravures baroques.
Sans McNiven, cet opéra de feu et de sang n'aurait assurèment pas le même impact - et cela laisse entrevoir de grandes choses pour Nemesis, son prochain projet avec Millar.
L'artiste est méritant mais il est aussi soutenu par des complices fameux, comme Dexter Vines dont l'encrage est prodigieux ou Morry Hollowell dont la colorisation est sublime. Prenez le temps de considérer le tout dernier plan, une splash-page iconique et renversante.

Cela n'engage que moi mais cet Old Man Logan restera comme un grand moment.

- Wolverine : Graves répercussions.
Le magazine se clôt par ce mini-épisode... Qui est aussi dispensable que différent de celui annoncé au sommaire.

Ecrit par un Todd Dezago transparent et mal dessiné par l'ignoble Steve Kurth, on ne voit pas bien à quoi il peut servir sinon à faire que la revue compte bien ses 48 pages. Mais Panini peut nous épargner ce genre de bonus, on ne leur en voudra pas.

Je n'ai pas prévu beaucoup d'achats en kiosque ce mois-ci, mais ce numéro de Wolverine a de quoi combler le manque.

lundi 1 mars 2010

Critique 133 : ASTERIOS POLYP, de David Mazzucchelli



- PRESENTATION -


Asterios Polyp est un roman graphique écrit et illustré par David Mazzucchelli, publié en 2009 par Pantheon Books.
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La première question qui se pose à celui qui va tenter de critiquer Asterios Polyp est comment appréhender correctement ce livre considéré comme le meilleur comic-book de l'année (de la décennie ?) avant même qu'il ait été commercialisé ?
D'abord, il faut convenir que cette réputation n'est pas usurpée : c'est définitivement une oeuvre d'une intelligence littéraire remarquable, pleine de symbolisme et d'allusions, mise en forme de façon exceptionnelle pour aboutir à une histoire fascinante.
Mais, bien qu'il ait finalement édité récemment, c'est déjà un ouvrage de poids (et je ne dis pas cela uniquement parce qu'il s'agit d'un pavé de 344 pages à la couverture cartonnée) : l'objet est en soi intimidant et l'on se demande comment rendre compte clairement et simplement de sa richesse, sans pour autant le décrire comme un livre élitiste, réservé à des initiés.
Je vais quand même m'y essayer, humblement.
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En termes purement narratif, l'effort de David Mazzucchelli ici n'a rien de vraiment spécial dans un premier temps : son propos peut être assimilé à celui de bien des films d'auteur indépendants, comme ces "road movies" où le héros, à la fois riche et désemparé, traverse le pays et durant son voyage va tirer un certain nombre d'enseignements sur lui-même, la vie, l'amour, etc. Tous ces ingrédients sont présents dans Asterios Polyp, mais c'est le propre des grands auteurs que de s'emparer de tels clichés pour créer une production qui les transcende.
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Le personnage principal, qui donne son titre au livre, est désigné comme un "paper architect", un concepteur brillant mais dont aucun plan n'a jamais servi à la construction d'un édifice, quel qu'il soit. Il est devenu professeur dans une université et lorsque le récit débute, un soir d'orage, alors qu'il est seul et triste dans son appartement, la foudre s'abat sur l'immeuble où il réside et déclenche un incendie.
Contraint de partir, il décide alors de quitter cette vie (ou le peu qu'il en reste). Il se paye un ticket de bus pour un trip à travers le pays qui le ménera jusqu'à une bourgade au milieu de nulle part.

Il se fait engager comme mécanicien auto, devient l'ami du patron du garage, qui l'invite à s'installer chez lui, et progressivement il va retrouver un sens à son existence.
Les chapitres de ce récit alternent avec des flashbacks sur le passé d'Asterios - en particulier sur sa relation avec son ex-femme, Hana. C'est une sculptrice aussi tranquille et réservée qu'il est exubérant et arrogant. En se souvenant de leur liaison, il va réaliser combien elle comptait pour lui et réfléchir au moyen de corriger ses erreurs.
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Ainsi décrite, cette histoire semble, je l'admets, fort banale, mais c'est son exécution qui transforme ce comic-book en une oeuvre totalement exceptionnelle.
Mazzucchelli va en effet employer tout son art, déployer toute son imagination, user de toute une palette d'astuces visuelles et narratives pour relater cette intrigue et en faire une bande dessinée atypique et sensationnelle, à la fois drôle et poignante, profonde et légère. Une histoire qui ne pouvait littéralement être racontée que sous cette forme-là, celle des comics, qui est à la fois exigeante et exaltante, une expérience unique.
Parmi les astuces utilisées par l'auteur, on notera d'emblée que chaque personnage est dessiné dans un style spécifique, qui traduit à la fois sa personnalité et ses sentiments propres, de telle manière que son écriture et sa représentation sont indissociables et en font un être à part entière.
Cette idée simple produit un résultat fascinant et confère à l'ouvrage une densité hors du commun, lui permettant de développer une incroyable variété de styles et de techniques pour imager une quantité et une qualité fabuleuse de sentiments et d'émotions.
Pour rendre compte au mieux de ce prodigieux travail sur le fond et la forme, je vais détailler le récit et ses atours chapitre par chapitre.
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- ANALYSE -

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1.


L'histoire démarre donc une nuit d'orage. Des éclairs pourfendent un ciel tourmenté, où planent d'épais et sombres nuages.
Dans son appartement, où règne un désordre au diapason de cette météo agitée mais aussi de son marasme existenciel, Asterios Polyp est allongé sur son lit défait, en train de regarder dans le noir ce qui semble être un film pornographique, si on en juge par la bande-son (mais nous comprendrons plus tard que ce n'est pas le cas).
Lorsque la foudre s'abat sur l'immeuble où il réside, l'effet est si puissant qu'une lumière éblouissante envahit la chambre et fait sursauter notre héros. Il comprend aussitôt la gravité de la situation, confirmé par un regard par la fenêtre d'où il voit les flammes commencer à dévorer le bâtiment.
Dans la précipitation de l'évacuation, Asterios n'emporte avec lui que le nécessaire : après s'être chaussé, il prend trois objets précis - un briquet, sa montre et un couteau suisse (dont, là encore, nous ne saisirons l'importance sentimentale qu'ultérieurement).
Entièrement muet (hormis les sons suggestifs du film que regardait le héros), ce chapitre introductif est un concentré de ce qui nous attend : l'image suffit à nous faire comprendre l'essentiel de l'action, le rythme est vif, et la situation oscille entre l'ordinaire et l'extraordinaire.
On pressent quelque chose de surnaturel dans ce coup de foudre : est-ce un geste divin ? Mazzucchelli se garde de l'affirmer. Mais c'est indéniablement un fait déclencheur et irréversible qui va pousser le héros hors de chez lui, hors de sa vie, et l'obliger à ces changements décisifs, définitifs.
Sans ce départ à la fois tonitruant et pourtant silencieux (Mazzucchelli ne se servant pas d'onomatopées), Asterios Polyp aurait indubitablement continué à se morfondre, attendant que la mort le prenne, ne le libère de son passé et de son présent, dans cet appartement-capharnaüm (menacé d'expulsion comme le laissent deviner des rappels de factures impayées).
Que va-t-il advenir du héros ? L'auteur va zig-zaguer avant de nous le révèler et de le déterminer.
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2.


Asterios Polyp est un livre qui aime emprunter des chemins de traverse, mais son auteur sait parfaitement où il va et les détours qu'il impose à son récit et à ses lecteurs ne seront jamais hasardeux ou anecdotiques. Tout fait sens, chaque mot, chaque image.
L'histoire va ainsi être traitée selon une narration alternée, entre présent et passé, faits avérés et parenthèses oniriques : c'est ce que nous indique prioritairement ce deuxième chapitre, où l'action se déplace dans le temps, plusieurs années avant l'orage, l'incendie, et l'espace, sur les lieux fréquentées précédemmet par Asterios.

Le héros nous est montré plus de vingt auparavant : il est alors professeur d'architecture à l'université d'Ithaca, dans les environs de New York. Mais c'est un "architecte de papier", un pur théoricien, dont aucun projet n'a vu le jour, n'a fait l'objet d'une construction.
C'est à l'université qu'il rencontre Hana, la femme de sa vie. Mais nous aurons le temps d'y revenir.

Penseur brillant, enseignant érudit, il rédige et publie un premier ouvrage : Le Modernisme à visage humain, un pavé digne de son immense culture, mais qui ne l'empêche pas d'être un orateur ennuyeux (ses élèves s'endormant durant ses exposés).


Ses parents résument le trait de caractère fondamental d'Asterios : sa manie de concevoir absolument tout en deux parties, qui est en quelque sorte inscrit dans ses gènes. Son père s'appelait Eugenios Polyp, c'était un docteur en médecine, séduisant et cultivé, d'origine grecque. Sa mère se nommait Aglia Olio, charmante jeune femme, d'origine italienne. Ensemble, ils engendrent non pas un mais deux fils, des jumeaux : Asterios et Ignazio - leurs prénoms illustrent l'origine géographique de leurs parents, grecque pour Asterios et italienne pour Ignazio. On notera également qu'il a fallu 33 heures à Aglia pour accoucher d'Asterios : 33, donc 3 et 3 - encore un dédoublement...

Mais un élément dramatique va aussi conditionner toute la suite de la vie du héros : en effet, Ignazio meurt à la naissance. Asterios ne connaîtra donc jamais physiquement son frère jumeau, ce double. Physiquement, mais pas mentalement, car l'on devine que le narrateur omniscient de l'histoire, capable de relater à la fois ce que vit et éprouve Asterios, c'est Ignazio. Cela nous sera confirmé par la suite, lorsque nous verrons comment Asterios "communique" avec Ignazio, comment ce dernier occupe une place à part entière dans l'existence du héros, jusqu'à en conditionner des pans entiers.

Visuellement, Mazzucchelli introduit des contrepoints humoristiques et subtils qui, là aussi, démontrent à quel point l'image et le texte sont intimement liés : par exemple, voyez comment il figure la filiation. Asterios est représenté comme un spermatozoïde ayant les traits d'Eugenios et venant s'attacher à la case circulaire où nous sont montrés ses parents, "photographiés" le jour de leurs noces.
Les dispositions intellectuelles mais aussi la solitude d'Asterios sont, elles, représentées de manière aussi concise qu'éloquente : c'est déjà un petit garçon occupé par l'architecture et la confection, plongé dans la lecture studieuse d'un livre, devant les rails d'un train électrique et d'un échafaudage bien monté. D'autres ouvrages l'entourent, nous renseignant sur l'éducation sérieuse qu'il a reçu et son application dans l'apprentissage, mais aussi sur son aisance à assimiler des connaissances (un atout comme nous le verrons ultérieurement).
Il émane du texte et des images des sentiments étranges : on ne sait pas trop si Asterios a été un enfant heureux - aimé, certainement, mais heureux ? Mazzucchelli nous dit surtout qu'il a été un génie précoce, ou plutôt qu'un génie, un individu curieux, assidû et très doué. Il est tentant aussi d'en déduire que c'est son isolement, sa solitude, qui ont favorisé la progression d'Asterios : il n'a pas été, en quelque sorte, "distrait" de ses études par un frère ou une soeur (ni apparemment par des parents envahissants). Il s'est consacré aux études, il s'est réfugié dans la connaissance. Cela explique sans doute pourquoi il a fini par se considérer comme une référence, est devenu suffisant (la solitude conduisant au repli sur soi et soit à l'arrogance, soit au dénigrement de soi, à l'effacement) : il est devenu, seul, ce qu'il est (a été ?) - un homme péremptoire, prétentieux, se condamnant à rester seul en ne considérant jamais affectueusement les autres, donc en étant incapable d'avoir des relations équilibrées.


Retour au présent - mais un présent ponctué par le passé, un présent expliqué par le passé.

Asterios est donc à la rue, sous la pluie battante après l'orage qui a détruit son domicile : ce n'est pas seulement un homme qui a perdu un toit, c'est un homme qui a perdu son "moi". Les éléments, les forces de la nature lui ont confisqué ses biens matériels, il ne lui reste plus rien - sinon le souvenir de ce que l'endroit où il a vécu a vu se dérouler.


Le motif du cercle revient mais dans ce médaillon, ce n'est plus l'image de ses parents à laquelle vient se greffer le spermatozoïde qui va devenir Asterios, c'est celle d'Asterios lui-même. Et c'est un homme dépareillé, dépouillé : il a cinquante ans, sur son visage on peut lire à la fois de la résignation, de l'incompréhension, une extrème solitude. Il est trempé, mal rasé, hagard : il n'a plus rien de "l'homo superior" qu'il fut comme nous le montrent les vignettes suivantes, professeur cassant, sûr de lui, sarcastique, toujours impassible, passant d'un élève à l'autre avec indifférence ou dédain.

Là encore, Mazzucchelli se sert d'un effet de dédoublement, un effet-miroir : à gauche, dans sa bulle, Asterios aujourd'hui, défait, dépassé, vieux et isolé ; à droite, Asterios hier, méprisant, expéditif, dominant, adulte parmi de jeunes apprentis maladroits ou stupides à qu'il assène plus qu'il n'enseigne, qu'il casse plus qu'il ne forme.

L'auteur a brisé son héros en en faisant un "homeless" : il perdu sa superbe, sa morgue, mais il est aussi assez ironique de penser qu'Asterios, l'architecte qui n'a jamais construit de maison, soit désormais un homme sans maison, sans domicile. Et pire encore : qu'Asterios Polyp, le professeur qui n'a jamais témoigné la moindre indulgence envers ses élèves (et l'humanité toute entière), soit à son tour, sans ménagement, livré à lui-même...
*
3.


Asterios est donc littéralement à la rue : celui qui a étudié l'art de concevoir des refuges pour les hommes est à présent dépourvu de refuge. Il erre alors dans les rues de la ville, accompagné (mais le sent-il ?) par une silhouette invisible, dessinée en pointillés - le fantôme de son frère Ignazio ou le spectre de ce qu'il fut et qui a cessé d'être.
Le voilà qui s'engouffre dans les profondeurs du métro : cette plongée dans les abysses de la cité préfigure un voyage onirique qu'il fera à la fin du livre et symbolise sa descente en enfer.

Vous l'avez compris, Mazzucchelli compare Asterios à un personnage mythologique célèbre, Orphée, et la traversée qu'effectue le personnage est en effet la répétition concrète d'un cauchemar qui nous sera montré beaucoup plus loin.

Le spectacle qu' "offrent" ces catacombes modernes n'est pas plus reluisant que l'état physique d héros : il croise des mendiants, des musiciens qui font la manche, une femme qui vomit... Pourtant, cette marche semble progressivement "réveiller" Asterios, l'extraire de sa torpeur après la sidération provoquée par l'orage et la destruction de son logis.

Finalement, il s'arrête à un guichet et demande à une vendeuse de titres de transport jusqu'où il peut aller avec l'argent qu'il a sur lui : Asterios a fait son choix, il quitte la ville, quitte sa vie d'ici, largue les amarres, sans autre destination que celle que fixeront ses moyens financiers - s'en remettant à la providence plutôt qu'au bon sens, au hasard plutôt qu'à la réflexion.

Ce n'est pas seulement où il habitait qu'il abandonne derrière lui, c'est qui il est : il part et ce faisant devient un autre, ou du moins part pour devenir un autre.


Mazzucchelli fait là encore preuve d'une grande économie dans la représentation, économie et efficacité maximales : l'image suffit à comprendre ce qui se passe, y compris dans la tête du héros, bien qu'il soit impassible le plus souvent. Lorsqu'un texte accompagne l'image (une chanson interprétée par un musicien qui mendie), ce n'est que pour souligner ironiquement l'action.

Ce que montre l'artiste est troublant et même parfois dérangeant (la femme qui vomit) : on est dérouté, mal à l'aise, et détaché à la fois. Mazzucchelli réussit à nous faire ressentir exactement ce qu'éprouve/doit ressentir Asterios, si bien qu'à la fin nous comprenons/sommes soulagés qu'il parte (même si on ignore où cela va le/nous mener).
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4.



Avec ce quatrième chapitre, une nouvelle fenêtre s'ouvre : il s'agit des moyens de figurer la perception des choses. Comment cela se traduit-il ?

Le chapitre s'ouvre avec seize images d'un même sujet, une pomme. Dessinée de seize façons différentes, cette pomme symbolise la valeur iconique au-delà du sens littéral, ce qui est confirmé par le fait que ce fruit est iici de couleur non pas rouge ou jaune (comme dans la réalité) mais... En bleu et violet.

Je n'ai pas encore abordé l'emploi spécial de la couleur et c'est pourtant un élément crucial du projet. Mazzucchelli n'utilise que trois couleurs en tout et pour tout dans tout le livre : le bleu (cyan), le rouge (magenta) et le jaune. Trois couleurs primaires mais qui correspondent à chaque fois à un concept précis : le bleu et le rouge évoquent le passé d'Asterios et d'Hana, le jaune tout ce qui se passe après l'incendie du domicile d'Asterios.

Les trois couleurs sont donc, comme l'a expliqué Scott McCloud (auteur de L'Art Invisible-Comprendre la bande dessinée) dans sa propre critique de l'ouvrage de Mazzucchelli, des "symboles de "séparation", comme des marqueurs temporels et des indicateurs mentaux". Autrement dit, il s'agit de "clés dévérouillant les portes de chaque section du récit".

Dans ce chapitre en particulier, le thème du déterminisme est central : en observant le comportement d'Asterios comme professeur, l'auteur réfléchit (et nous invite à réfléchir) à l'influence que peut avoir un individu sur d'autres (en l'occurrence un enseignant sur ses élèves, mais plus généralement d'un homme ou d'une femme sur les hommes et femmes qu'il/elle rencontre).

L'enseignement de l'architecture selon Asterios est bien entendu structuré selon deux directions : le design est conçu soit selon la ligne (le trait), soit selon la forme. Les objets sont donc soit fonctionnels, soit décoratifs. Evidemment, ce sont la ligne et la fonctionnalité qui ont les faveurs d'Asterios - ce qui n'est pas utile et bien construit, modelé, n'a pas de valeur à ses yeux.

Enfin, après avoir évoqué la sexualité parentale en relatant la naissance d'Asterios (et de son jumeau Ignazio), Mazzucchelli peut aborder celle de son héros en illustrant pour la première fois ses relations charnelles (avant sa rencontre avec Hana). Asterios a indéniablement hérité du pouvoir attractif de son père - auquel il ressemble d'ailleurs avec un visage aux traits fins et aiguisés - : il attire sans effort les femmes, en premier lieu ses propres étudiantes, sensibles aussi à ses compliments (rares et donc précieux).

Pour autant, Asterios n'abuse pas, en tout cas au début, de son ascendance : Mazzucchelli, pour illustrer la modération de son héros, s'en amuse, comparant les élèves courtisant leur professeur aux sirènes tenant Ulysse dans L'Odyssée d'Homère, qui s'est fait attacher au mât de son navire pour ne pas céder à leurs chants ensorceleurs.

Mais Asterios n'a pas la résistance d'Ulysse (ni de liens lui permettant de résister d'ailleurs) et lorsqu'une étudiante lui offre une fellation, il rend les armes et oublie ses obligations de professeur (enseignant à l'université, il n'a de toute façon que des jeunes femmes majeures et consentantes pour élèves). Cependant, il se comporte déjà comme un mufle - et ses maîtresses le lui reprocheront sans prendre de gants - et "consomme" ses amantes sans leur montrer aucun respect, aucune considération. L'amour n'a pas encore saisi Asterios : d'ailleurs quand ce sera le cas, il ne s'en rendra pas compte...
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5.

Comme je le mentionnai antérieurement, Asterios, s'il n'a pas connu physiquement son frère Ignazio, a, semble-t-il, communiqué avec lui depuis longtemps. Comment ? En rêvant.

Ainsi le retrouvons-nous aujourd'hui, en route pour Dieu-sait-où, dans un bus, endormi. En songe, il traverse les ruines du Parthènon, ce chef-d'oeuvre de l'architecture grecque, temple érigé en hommage à la déesse Athèna, sur l'Acropole à Athènes. Au milieu de ces pierres anciennes, il retrouve son double, Ignazio, alité et sous assistance respiratoire. Mais contre toute attente, quand il lui retire son masque, Asterios entend son frère lui réclamer une cigarette... 

Souvenez-vous : Asterios a quitté son appartement en prenant un briquet, ce qui suggèrait qu'il fume lui-même - et nous apprendrons de qui il a hérité son tabagisme et ce briquet, mais pas tout de suite. Tout comme nous comprendrons ce qui lui inspire ce tableau d'un autre lui-même, malade et alité, ultérieurement. Le livre de Mazzucchelli éprouve aussi son lecteur ainsi : en lui présentant des éléments dont le sens ne sera dévoilé que bien plus loin, il nous pousse à nous interroger car nous avons compris que rien de ce qu'il nous montre n'est gratuit ou innoncent...

Asterios revient à lui : il a quitté New York. A côté de lui, un passager encore plus miteux que lui et qui finit par lui montrer le tatouage qu'il porte à l'intérieur de sa lèvre inférieure ("Fuck" en lettres gothiques : je reviendrai sur la spécificité des polices de caractères) : cet homme est doublement important, d'abord parce que comme Asterios sa relation avec les femmes laisse à désirer et ensuite (et surtout) parce que nous le reverrons beaucoup plus loin dans l'histoire jouer un rôle déterminant envers notre héros... 

Entretemps, Asterios (comme nous) aura eu le temps de l'oublier, ce qui rendra sa réapparition particulièrement "frappante".

Alors qu'il lui demande une cigarette, cet inconnu reçoit d'Asterios un autre présent, bien plus inattendu, puisqu'il s'agit du briquet qu'il avait pris en quittant son appartement. Il est évident qu'en se séparant soudainement d'un objet auquel il tenait pourtant visiblement beaucoup. Et pour cause, comme nous le comprenons en une case, ce briquet appartenait à son père ! Cela confirme deux choses : la première est que les trois objets qu'a choisi d'emporter Asterios ont tous une valeur précise, et la seconde est qu'Asterios se détache surtout d'un objet lié à son passé - il ne se débarrasse pas tant d'un briquet que d'une part de lui-même.

Le bus effectue un arrêt : c'est là que descend Asterios. Le nom de la bourgade n'a rien d'insignifiant : nous sommes à Apogee. Mazzucchelli nous désarçonne avec malice : comment ?! Ce bled, un apogée, soit le "point le plus élevé où l'on puisse parvenir" ?! Cela ressemble à une plaisanterie tant on a du mal à croire que c'est ici, semble-t-il, que le héros va pouvoir se refaire... 

Mais en astronomie, l'apogée, c'est aussi le point où la Lune (ou un corps céleste articiel) se trouve à sa plus grande distance de la Terre : de manière symbolique, on peut donc interpréter ce terminus pour Asterios comme l'endroit le plus éloigné de sa base, de son origine. Citadin, le voici en pleine campagne. Dépourvu, le voilà où rien ni personne ne l'attend, où il ne possède rien, où il n'a jamais été... Et donc où il peut tout recommencer, où tout est possible (l'Amérique n'est-elle pas considérée comme la terre où tout est possible ?). Asterios est lui-même assimilable à un "corps céleste artificiel", un satellite, à la dérive - jusqu'à maintenant, jusqu'ici.

En traversant Apogee à pieds, sans but précis, Asterios arrive jusqu'à un garage où il aborde le propriétaire, occupé à réparer le moteur d'une voiture : il s'appelle Stiff Major et va changer le cours du destin de notre héros.

Stiff Major est dessiné comme l'exact opposé physique d'Asterios : il est gros, grand, son apparence est ordinaire mais correspond à son caractère. Il répond à son interlocuteur sans faire de manière et accepte de l'engager sans beaucoup le questionner, ni sur les raisons de sa présence dans le coin ni sur ses réelles compétences comme mécanicien auto. C'est un homme simple, hospitalier, dont la rondeur bonhomme est conforme au tempérament, comme la suite ne le démentira jamais.

Mazzucchelli met leur rencontre en scène d'une manière tout aussi épurée : chaque plan a une valeur adéquate à ce qui s'y joue, comme par exemple lorsqu'il coupe en deux une vignette - un gros plan sur le visage souriant de Stiff et dans la continuité de cette image, la case suivante en dessous où la main ouverte de Stiff se tend pour conclure l'engagement d'Asterios. Un plan, une action : c'était la devise de Sergio Leone, et Mazzucchelli la reprend. Les silhouettes des deux hommes de profil, qui se serrent la main, seulement encadrées par le blanc de la page, traduisent de la même façon la naissance de leur relation, d'abord professionnelle, puis qui deviendra amicale. Parfois, c'est aussi dans les images les plus élémentaires qu'un artiste exprime le mieux sa mise en scène.

Recruté comme mécano, et invité à habiter chez Stiff, Asterios se rend ensuite à la bibliothèque municipale et se plonge avec la même assiduité que lorsqu'il était enfant, dans sa chambre, devant son train électrique, dans des manuels sur la réparation automobile pour être compétent.
*
6.

Un pas en avant, le suivant en arrière : la mécanique narrative est désormais connue.  

Nous voici en 1984, de retour à l'université d'Ithaca, où est donné une soirée-cocktail. Ce passage va marquer une étape décisive puisqu'il introduit le personnage le plus important du récit, après Asterios : Hana Sonnenschein.

D'abord un mot rapide sur ce nom de famille dont la sonorité germanique fait pourtant penser à un mot anglais : Sonnenschein sonne comme "sunshine", l'éclat du soleil. Je ne veux pas sur-interpréter mais je ne peux pas non plus m'empêcher de penser que Mazzucchelli n'a pas songé à cette similarité sonore et à son symbolisme : Hana nous apparaît effectivement immédiatement comme un éclat de soleil, une sorte d'apparition, dans l'histoire (qui a commencé sous la pluie et la foudre). Et comme Asterios, nous en tombons instantanèment amoureux au premier regard, nous la remarquons sans délai et sommes pris d'une irrésistible affection pour elle.

Asterios fait le premier pas vers Hana. Il est évident qu'il se présente d'abord à elle comme le professeur, le mentor, l'aîné, et qu'il veut donc l'impressionner. Mais il le fait sans élégance, lui soufflant la fumée de sa cigarette au visage. Sans doute n'est-elle pour lui qu'une oie blanche égarée dans ces mondanités, une proie facile pour un homme convaincu d'être supérieurement intelligent et séduisant (comme ses précédentes conquêtes le lui ont prouvé).

Ce sentiment est confirmé par deux dispositifs successifs employés par Mazzucchelli : d'abord par le texte, puis l'image. Lorsqu'Hana se présente, elle commence par expliquer que son prénom signifie "fleur" en japonais et Asterios s'en amuse : cette appellation est exotique et sa réaction souligne sa condescendance. Mais, tout comme elle ne se plaint pas ostensiblement de la fumée de sa cigarette, Hana ne reproche pas à Asterios sa muflerie.

Puis la jeune femme détaille ses origines et Mazzucchelli illustre ces pages avec une subtilité et un raffinement fabuleux : Hana est représentée en pied dans la partie inférieure droite de la planche alors qu'une poursuite lumineuse, comme sur une scène de music-hall descend sur elle mais juste à côté. Cela traduit merveilleusement à quel point Hana échappe à la lumière, à la fois parce qu'elle ne l'attire pas mais aussi parce qu'elle est naturellement timide, réservée. Et la relation de son passé, qui est montrée dans tout le reste de la planche dans une succession de vignettes en escalier, le confirme :  

Benjamine d'une famille où elle a eu quatre frères aînés, ayant six ans de moins que le dernier d'entre eux, elle est le fruit de l'union d'un père militaire, le lieutenant Ernst Sonnenschein, basé à Tokyo dès 1948, et d'une mère dont le propre père fut également dans l'armée, Mitsuko. Hana a littéralement grandi dans l'ombre de ses frères, favoris de sa mère, bien qu'elle se soit très tôt montrée douée à l'école.

Un autre point troublant concerne la naissance d'Hana :  

Venue prématurèment au monde, elle est à l'opposé d'Asterios (dont l'accouchement a duré 33 heures, rappelez-vous). Cette précocité annonce celle de son talent pour les arts plastiques et spécialement la sculpture qu'elle étudiera à Rhode Island. Etudiante, Hana a quelques liaisons éphéméres et négligeables avec des camarades, sa timidité manifeste la conduira à refuser de prononcer un discours lors de la remise des diplômes. Mais cependant elle est indépendante car elle paie ses études en designant des vitrines pour des boutiques.

Alors que tout semble les opposer à première vue (différences d'âge, d'attitude, d'origine...), Asterios et Hana sont en vérité complémentaires. Ce sont des surdoués et il ne faut pas se fier aux apparences : Hana est plus mature qu'Asterios, sa réserve à elle contrebalance son exubérance à lui, sa douceur à elle répond à son intransigeance à lui, sa délicatesse à elle nuance sa goujaterie.


Pour représenter la fusion qui s'opére entre Asterios dessiné comme un pantin aux articulations visibles et au relief prononcé et Hana aux contours flottants, "exquise esquisse" (comme chantait Gainsbourg), la couleur de l'un se mélange avec celle de l'autre : le bleu d'Asterios déteint sur le rose d'Hana et réciproquement - le rose dominant même dans la dernière case, cette coloration romantique, volontairement naïve, signifiant évidemment la naissance de l'amour.

Pour souligner encore davantage l'évidence de ce couple, deux chapitres plus tard, Mazzucchelli nous apprendra qu'Hana vit avec pour seul compagnon, chez elle, avec un chat. Ce félin auquel elle est extrèmement attachée s'appelle Noguchi, une référence à Isamo Noguchi (1904-1988)... Qui fut un sculpteur (comme elle) et un designer-architecte (comme Asterios)!
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7.

Une nouvelle fois, la page d'ouverture du chapitre illustre les inventions astucieuses de Mazzucchelli pour fluidifier la narration et s'amuser avec les outils que seule la bande dessinée offre. C'est aussi un hommage aux jeux visuels dont est friand un artiste friand d'expérimentations : Chris Ware. Que vient faire là ce moustique ?

La réponse se trouve dans la page suivante :  

L'insecte zig-zague en volant jusqu'à la nuque d'Asterios qui l'écrase avec sa main quand il le pique. Très spirituellement, le héros, qui est en fait à bord du pick-up conduit par Stiff Major, s'interroge à voix haute sur la possibilité que Saint-François d'Assise ait pu être attaqué par ce genre de bestioles. Cette allusion échappe à Stiff, mais Asterios ne prend pas la peine de la lui expliquer. Cela nous apprend qu'il n'a pas encore renoncé à sa pédanterie : à quoi bon expliquer à un brave plouc qui était ce religieux du XIIème siècle qui a consacré sa vie aux miséreux ?

Cela signifie aussi qu'en étant attaqué par ce moustique, Asterios croit qu'il est poursuivi par la malchance, accordant évidemment à cette piqûre insignifiante une valeur disproportionnée et à sa personne un prix exagéré.


Stiff présente sa résidence, une baraque en campagne, puis sa famille à Asterios puisqu'il l'a invité à s'installer avec lui. C'est ainsi que nous faisons connaissance avec Jackson, un enfant énergique, et la truculente Ursula, d'abord peu ravie à l'idée d'héberger un inconnu sans avoir été prévenue.

Puis de retour à Apogee, Stiff emmène Asterios au diner tenu par Mañana, une jeune serveuse a caractère bien trempé, dont nous découvrirons ce qui la lie à Stiff plus tard. C'est là qu'a lieu une scène étrange, aux allures prophétiques : un client fidèle du nom de Steve "Spotty" Drizzle, féru d'astronomie, explique la probabilité qu'un astéroïde (le mot astéroïde ressemble au prénom Astérios et ces petites planètes tournant autour du soleil forment une image que l'on retrouvera ultérieurement. Mais quoi de plus logique que cette anecdote astronomique danns un village du nom d'Apogee...) s'écrase à nouveau un jour sur Terre, peut-être directement sur la bourgade.

Cette hypothèse est connue d'Asterios et va révèler son érudition à ceux qui l'entourent présentement : elle a été formulée par Alvarez en 1980 pour expliquer la disparition des dinosaures sur notre planète dans le Yucatan il y a 65 millions d'années.


Le procédé est le même que celui déjà utilisé précédemment par Mazzucchelli : il nous fournit une information apparemment incongrue et absurde mais qui nous intrigue et nous interroge sur sa signification dans la suite du récit. Nous l'aurons oubliée quand l'auteur nous la rappelera au cours d'une scène à la fois limpide et symbolique. Donc, encore une fois : patience et vigilance !
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8.

Mazzucchelli aime donc susciter la curiosité du lecteur en abordant des thèmes sous la forme d'énigmes dont la solution devient lumineuse pour la compréhension globale de l'histoire des personnages. C'est une nouvelle fois le cas lorsqu'il commence par nous parler de la thèse développée par Aristophane à partir du Symposium de Platon, où il était question de la forme originelle de l'homme.

Ce dernier ressemblait davantage à un monstre qu'à la créature qu'il est devenu : il avait quatre bras, quatre jambes, et deux visages - un de chaque côté de sa tête. C'est Zeus qui a séparé, d'un éclair (comme celui qui a frappé l'immeuble où vivait Asterios ?), cette aberration pour en faire deux formes distinctes avec chacune une personnalité.

Depuis, hommes et femmes recherchent désespérement leur moitié avec le projet de retrouver leur intégrité initiale, de reformer un tout unique et complet.

Cette thèse est illustrée dans le livre par la représentation de l'apprentissage sexuel d'Asterios à différentes époques (1966-73-77-80 et 83 - soit un an avant sa rencontre avec Hana). Le héros cherche lui aussi sa moitié perdue dans ces expériences charnelles, mais sans succès. La lassitude finit par le rendre indifférent et provoque l'ire de ses partenaires, conscientes qu'il les consomme sans amour ni volonté de s'engager.

Le contraste peut sembler saisissant lorsqu'on retrouve Asterios en compagnie d'Hana, se promenant amoureusement dans la campagne. Mais il ne faut pas être dupe : il n'est pas encore un amant attentionné et gagné par sa nouvelle amie, comme en témoigne son discours.

Il se définit comme un citadin pur et dur et voit Hana comme une gentille provinciale (une charmante gourde plus certainement). Mais elle rétorque qu'il s'agit moins d'un état de fait que d'une capacité à faire attention à l'environnement, et c'est pour cela qu'elle préfére la nature : c'est sa sensibilité profonde, pas sa condition ni ce qui la définit dans l'absolu.

Pourtant, lorsqu'un moustique l'attaque, Hana est l'objet des ricanements d'Asterios qui ironise sur l'amour que rend la nature si belle à ceux qui l'apprécie. Il n'aura échappé à personne que Mazzuchelli se répéte volontairement en utilisant le moustique pour, avec malice, montrer que les éléments les plus dérisoires contrarient ses personnages et révèlent ainsi un aspect de leu caractère (le sentiment de persécution chez Asterios, la naïveté bienveillante chez Hana).

L'action se déplace de l'extérieur vers l'intérieur lorsqu'ensuite nous découvrons l'appartement d'Hana, qui tient plus de l'atelier aménagé que du foyer puisqu'il est encombré par ses sculptures au milieu desquelles évolue son chat, Noguchi.

Dans cette séquence, nous pouvons mesurer le soin particulier qu'a apporté Mazzucchelli au lettrage et au design des phylactères : chaque personnage a une police de caractères et des bulles dont la forme lui est propre. Ce n'est pas qu'une coquetterie esthétique, c'est aussi un moyen de disposer les ballons de telle sorte que même lorsqu'ils ne sont pas à côté du personnage qui parle, on sait à qui ils appartiennent et donc on sait qui s'exprime.

La scène suivante nous transporte sur une plage à l'occasion d'une nouvelle sortie d'Asterios et Polyp - c'est peut-être ma scène préférée de tout le livre, une des plus simples mais des plus émouvantes, servie par un dessin d'une classe folle, d'un trait souple et dépouillé...

C'est néanmoins un moment-clé puisqu'il révèle l'origine d'un autre des trois objets qu'emportera Asterios lors de l'incendie de son appartement. Nous avons appris que le briquet appartenait à son père.

C'est Hana qui, en fouillant le sable, déterre un couteau suisse et le donne à Asterios. Cet objet le séduit aussitôt car c'est l'archétype de l'outil fonctionnel, possédant plusieurs instruments dans un contenant réduit et sans fioritures.


Sans s'en douter, Hana a trouvé pour Asterios un objet qui le résume parfaitement, qui matérialise sa philosophie (la fonctionalité plutôt que l'esthétisme). Et encore une fois Mazzucchelli conclut la séquence par une vignette sphérique, ce qui devient une sorte de code narratif pour désigner un instant particulier dans l'existence d'Asterios (la même case l'entourait lorsqu'il contemplait l'incendie ou quand elle nous le montrait sous la forme d'un spermatozoïde s'accrochant au médaillon où figuraient ses parents).

En employant une autre technique graphique, celle du "gaufrier" (une série de six cases de même taille sur une seule planche, chaque image étant cadré selon le même angle de vue et produisant l'effet d'un plan-séquence), Mazzucchelli décrit ensuite rapidement mais de façon très éloquente le fonctionnement du couple naissant formé par Asterios et Hana. Cette dernière commence à raconter une anecdote à des amis (hors champ) mais est sans cesse interrompue par son compagnon qui veut préciser des éléments de l'histoire.

Elle finit, légèrement excédée, par lui conseiller de raconter l'anecdote à sa place, mais il refuse en expliquant qu'il veut juste l'aider à bien la narrer. En une page, très rapidement, Mazzucchelli résume la manie qu'a Asterios d'accaparer l'attention mais aussi le fait qu'Hana feint de s'y résigner pour essayer de lui en faire prendre conscience.


Enfin, le chapitre se termine par une séquence située en 1985 : cela nous informe qu'Hana et Asterios se fréquentent depuis déjà un an mais aussi que leur intimité se formalise puisqu'ils dînent en tête-à-tête.

Notre héros adapte le repas qu'il a prévu lorsque son invitée lui révèle qu'elle est végétarienne. Pour la première fois, Asterios se montre sous un jour plus prévenant, on comprend qu'il est épris d'Hana, et fait des efforts pour la séduire et la garder. Et cela marche.

En comparant la séduction à la cuisine, où il faut veiller à chaque détail, sélectionner chaque ingrédient pour réussir un plat, Mazzucchelli insiste sur le soin avec lequel son héros charme son invitée mais aussi, plus généralement, et par extension, on bâtit une relation. Il s'agit effectivement de bâtir et comme en architecture, c'est le design qui transcende un édifice là où quatre murs et un toit ne forment qu'un abri sans personnalité ni investissement personnel.
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9.


Ce chapitre est celui d'un personnage : Ursula Major, la femme de Stiff, un personnage extra-ordinaire, haut en couleurs, qui va réellement re-diriger et re-dynamiser le récit.

Ursula a une passion, l'astrologie. C'est une mystique, quasiment une illuminée, dont les convictions sont tranchées et le discours exubérant, mais qui dégage une sympathie immédiate.

Son physique est au diapason de son tempérament : elle ressemble à une diva et évoque immanquablement la cantatrice Bianca Castafiore vue dans Tintin d'Hergé. Elle en impose, et sa présence est lumineuse.

En interrogeant Asterios (dont il est évident qu'elle n'aura de cesse de le percer à jour), elle nous permet de savoir qu'il est né le 22 Juin 1950. Examinons cette date où tout est double : d'abord le chiffre 22 (deux 2), le mois de Juin (le 6ème d'une année, donc la moitié d'une année), et l'année 1950 (donc la première année de la seconde moitié du XXème siècle) !

Cela nous indique aussi qu'Asterios est du signe zodiacal du Cancer, "presque un Gémeau" comme le note Ursula (le Gémeau donc la gémellité, donc le double, le jumeau).

Ursula est elle Poisson et la maison qu'elle habite avec Stiff et Jackson voisine un cours d'eau (d'ailleurs en y arrivant, Stiff et Asterios ont dû marcher sur des planches en bois jusqu'au seuil). Plus globalement, le personnage de cette femme extravagante, hors-normes, est intimement lié aux éléments et à la nature, comme l'était Hana, quoique de façon plus prononcée.

Cette philosophie l'a inspiré pour aménager la chambre d'ami où Asterios va s'installer (il dormait jusqu'à présent sur le sofa du living-room) : les meubles y sont disposés selon des règles "shamaniques" (car Ursula prétend avoir été shaman dans une vie antérieure) pour le bien-être du résident et elle interdit sérieusement, mais gentiment, à son invité d'en modifier la place.

De retour à Apogee, Asterios est présenté à Geronimo "Gerry" Pique, qui est à la fois le boyfriend de Mañana et l'assistant occasionnel de Stiff : dôté d'une ouïe affûtée qui lui permet rien qu'en écoutant un moteur de savoir ce qui le dérègle, c'est sans surprise qu'on apprend qu'il est également musicien dans un groupe où il chante et joue aux côtés de sa fiancée, avec laquelle il va bientôt se produire sur une scène locale.

Mais un personnage avec un tel prénom ne peut être qu'un simple artiste, c'est aussi un utopiste convaincu de l'imminence d'une révolution politique, qui marquera la fin de l'impéralisme américain par les travailleurs du monde (rien de moins !). Son credo tient en une sentence : "la plupart des américains pense que la démocratie consiste à pouvoir choisir entre le Coca-Cola et le Pepsi-Cola" -

Une des répliques les plus hilarantes d'un livre sur lequel plâne les esprits de penseurs acides comme Philip Roth et Woody Allen, et qui place Mazzucchelli dans une veine satiriste aussi inattendue que réjouissante.



(Une vignette vraiment renversante ! Admirez comment l'artiste arrive à placer plusieurs fois le visage d'Ursula, joue avec le bleu et le jaune, et oriente la lecture en disposant les bulles en arc de cercle... Vertigineux et virtuose : un "morceau de bravoure" !)
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10.


Ce chapitre est un nouveau tour de force où le mariage du texte et de l'image sert un propos ambitieux mais toujours accessible. C'est une sorte de parenthèse dans le récit, une dissertation sur les principes définissant le héros et sa manière d'appréhender l'existence.

Asterios séparent nettement deux notions : le Plaisir et la Rigueur.

Le plaisir renvoie au dieu Dyonisos.

La rigueur renvoie au dieu Apollon.

Or ces deux dieux étaient également les références de la franc-maçonnerie qu'on nommaient aussi les "architectes dyonisiaques". Je ne sais pas si Mazzucchelli a pensé à cela en rédigeant et en illustrant ce passage, mais j'ai "tilté" là-dessus car je me suis intéressé au sujet autrefois (les sociétés secrètes et leur histoire me fascinent). C'est en tout cas troublant de remarquer ce point puisqu'en examinant ces termes d' "architecte dyonisiaque", on comprend que c'est une appellation contradictoire - la rigueur des architectes-bâtisseurs, qu'étaient les francs-maçons, s'opposant au plaisir qu'incarnait (et auquel incitait) Dyonisos.

Mais ne nous égarons pas dans un exposé sur la franc-maçonnerie, et revenons à notre ouvrage.

Pour Asterios, les systèmes et les séquences sont gouvernés par leur logique interne : c'est ainsi qu'il appréhende l'existence et conçoit les choses et les relations humaines.

Cela a pour effet le plus démonstratif qu'il formule en permanence des analogies et des métaphores pour expliquer ce qu'il veut dire ou prouver.

Le premier des domaines dans lequel il applique ce procédé est bien sûr l'architecture où il oppose la ligne et la forme - "tout ce qui n'est pas utile est décoratif".

Ce séparatisme intellectuel dicte tout chez lui, aussi basiquement que les faits s'opposent à la fiction : qu'il s'agisse de la cuisine, des déplacements, de la critique artistique, l'emploi du temps, la santé (de Noguchi, en particulier, régulièrement malade) ou des relations conjugales, Asterios est toujours convaincu d'avoir raison et n'admet avoir tort qu'une fois mis devant le fait accompli.

Mazzucchelli "démonte" les certitudes de son héros en une suite de saynètes savoureuses, mais où on voit qu'Asterios n'apprend jamais rien de ses erreurs passées.

Les faits lui donnent tort. Qu'à cela ne tienne ! Asterios s'appuie sur des références littéraires pointues et, comme si de grands esprits détenaient la vérité absolue et l'exprimaient dans lers ouvrages, il cite successivement :

- Narcisse et GoldmundHermann Hesse explore la nature humaine en comparant les modes de vie d'un hédoniste et d'un ascète,

- Le Vicomte PourfenduItalo Calvino distingue la cruauté de la gentillesse en relatant les actes de son héros et leurs conséquences.


Tout cela aboutit à une révèlation sidérante d'Asterios à Hana, après une nuit d'amour : il déclare avoir installé des caméras dans tout son appartement pour filmer leur intimité et garder une trace tangible de son existence (même s'il n'a jamais visionné ces films), parce qu'il est hanté par ce frère jumeau qu'il n'a jamais connu et dont il a le sentiment qu'il l'anime, qu'il vit à travers lui.

Nous savons maintenant que ce sont ces vidéos (et non un film porno) que regardait Asterios juste avant que la foudre ne s'abatte sur sa résidence.
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11.


C'est la célébration de la fête nationale à Apogee : cela nous indique que nous sommes le 4 Juillet.

Mazzucchelli va en profiter pour donner à son récit une coloration sinon politique en tout cas morale - ce qui était déjà suggéré par le discours révoltionnnaire tenu par Geronimo Pique antérieurement.


Pourtant, ce n'est pas Gerry qui va s'exprimer mais Ursula, révèlant ainsi, par-delà son excentricité, son engagement éthique.

Tandis que Stiff va défiler en habit militaire au volant de sa camionette avec leur fils, lors d'une parade dont la modestie est comique, Asterios écoute les propos polémiques de son hôtesse.

Elle dénonce comment l'Amérique a été conquis dans la barbarie, massacrant puis parquant les indiens dans des réserves.

Ce pays s'est construit dans le sang et le mensonge : Mazzucchelli le rappelle sobrement mais fermement, et l'allusion à l'armée d'occupation américaine dans des contrées lointaines, aujourd'hui, comme l'Irak ou l'Afghanistan est sybilline.

Ce chapitre pourrait citer en exergue un aphorisme d'Orson Welles qui le résume parfaitement : "l'Amérique est un mensonge".

Rapporté au héros du livre, c'est tout aussi clair : Asterios devine que la vie comme l'amour sont fragiles comme le mensonge. Il a vécu sur des certitudes et sa vie est un échec : il a perdu son amour, il a échoué au milieu de nulle part, et même s'il reçoit cela encore en se montrant sarcastique, il devine certainement déjà que pour de nouveau être heureux, il devra à la fois assumer ses erreurs et se corriger.
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12.


En synthétisant son propos jusqu'à nous permettre de le résumer en une formule, Mazzucchelli arrive au coeur de son récit, abordant des pans de l'intrigue essentiels, où des éléments de plus en plus importants vont se jouer. Il touche ainsi au fond de son sujet et de ses protagonistes et va continuer ainsi jusqu'à une espèce de "point d'ébullition" qui nous révèlera comment Asterios en est arrivé où nous l'avons rencontré : cet homme seul, visionnant hagard les vidéos qu'il filmait de son intimité avec la femme qui l'a quitté, pourquoi celle-ci l'a abandonné, comment il a fini par tout laisser en plan après avoir tout perdu (être cher, biens matériels) - et, peut-être, quelles leçons il va en tirer, quelles directions il va emprunter pour refaire sa vie.

"I don't think in terms of three" est sans nul doute la phrase qui résume le mieux Asterios Polyp, ce chapitre va le prouver : cette phrase contient le personnage comme la bouteille peut contenir le génie. Le héros est pourtant parti de chez lui en emportant trois objets, tous référentiels (le briquet de son père, le couteau suisse trouvé par Hana, la montre qu'il porte depuis sa jeunesse), mais il pense le monde et les individus toujours en les séparant en deux catégories, comme nous l'avons vu précédemment. Il ne pense donc pas en termes de trois mais son histoire est résumable à trois objets.

Revenons au récit :

Hana et Asterios partent rendre visite aux parents de ce dernier. Durant le trajet, Hana raconte le cauchemar - révélateur - qu'elle a fait où Asterios l'étouffait avec un oreiller. Mais ni lui ni elle ne sont en mesure d'en saisir la signification prémonitoire : seul le lecteur sait que leur couple a rompu - mais il ignore encore précisèment pourquoi (même s'il en a une vague idée) et comment.

Arrivés à destination, nous découvrons la situation pathétique, terrible, de la mère d'Asterios, qui veille sur Eugenios, très malade et alité (comme nous était montré Ignazio dans les ruines du Parthénon, lors du voyage en bus d'Asterios en direction d'Apogee).

Aglia est décrite comme une femme catholique pratiquante qui s'est fait un devoir d'assister jusqu'au bout son époux, alors que lui était indifférent vis-à-vis de la religion.

Ce rapport à la religion nous permet de connaître celui d'Hana, élevée selon des principes bouddhistes mais qui a toujours été fascinée par (tiens, tiens) Saint-François d'Assise (on se souvient là aussi qu'Asterios a cité le religieux lorsqu'un moustique l'a piqué en arrivant chez Stiff).


Mazzucchelli, en déplaçant opportunément l'attention sur Hana, insère un flash-back dans le flash-back (ce chapitre se déroulant déjà dans le passé) et met en images la scène où Asterios découvrit pour la première fois les sculptures de son amante. Elle présente humblement son travail, précisant même qu'elle ne fait que recycler des pièces abandonnées.

Mais Asterios le commente avec son manièrisme habituel, l'interprétant comme la représentation de son thème de prédilection, la dualité du monde : ordre contre chaos, homme contre nature, rationnel contre émotionnel, fragilité contre force.

L'auteur souligne la manie de son héros de tout départager, absolument tout, et ce système philosophique structure intégralement son histoire : ainsi "dualise"-t-il Asterios et Hana, l'homme et la femme, le bleu et le rouge, la réalité et les idées, l'architecture et la sculpture, la ligne et la forme, l'empathie et l'égocentrisme, la logique abstraite et l'attention qu'on porte au monde.


Aglia s'est résignée à son rôle d'infirmière-garde-malade avec philosophie : pour tolérer cette épreuve, qui a ébranlé sa foi, elle déclare que "la vie est stressante. C'est pour cela qu'on dit "repose en paix"."

Oui, bien que croyante, cette femme a souhaité que son mari meurt au lieu de dépérir. Elle a été en colère après Dieu, puis a eu honte de ce ressentiment. Parce que ce n'est pas parce que Dieu ne vous exauce pas, ne vos délivre pas d'une telle charge, qu'il cesse de vous aimer.

Asterios ne souscrit pas à cette façon de penser : sa conception du problème repose sur un raisonnement plus complexe mais au final plus féroce, plus cynique. Pour lui, les croyants sont des paranoïaques (effrayés par Dieu et le châtiment) schizophrènes (balançant entre raison et idôlatrie), la parole sainte a été déformée et ceux qui la prêchent, s'ils avaient été traités médicalement, n'auraient pas convaincu tant de monde.

Il y a de la colère sous l'humour acide d'Asterios et cela suggère qu'il n'est pas aussi détaché qu'il veut le le faire croire.

De retour chez lui, Asterios aide Hana à s'installer, accueillant avec perplexité son mobilier aux formes si différentes du sien (tout en lignes droites). Elle l'interroge alors sur les trois choses qu'il emporterait s'il devait quitter précipitamment son domicile.

C'est alors qu'il répond par ce fameux "I don't think in terms of three". Et c'est alors que nous savons que, devant le fait accompli (comme cela l'a déjà été prouvé antérieurement), Asterios agira différement puisqu'il fuiera son appartement en flammes avec trois objets précis... Et cela, Hana le sait déjà !



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13.

"The Radnicks". C'est le nom choisi par Geronimo Pique et Mañana pour leur groupe musical : contraction de "rednecks" (surnom péjoratif donné aux ploucs) et "radical country punk", c'est en soi tout un programme - et plus prosaïquement, le programme des Radnicks est désormais fixé puisqu'Asterios et Stiff sont invités au concert qu'ils vont donner prochainement dans un bar. Pas un évènement en soi, me direz-vous, sauf que nous verrons qu'à cette occasion se déroulera un fait déterminant...

Avant cela, Ursula invite Asterios à les accompagner, elle et Jackson, pour un pique-nique - Stiff accordant une journée de repos à son employé.

Au garage, Asterios manifeste son intérêt pour un drôle d'engin, une voiture équipée de panneaux photovoltaïques à laquelle Stiff se consacre depuis des années sans avoir réussi à la faire fonctionner. Ce véhicule reviendra dans l'histoire plus tard.

Jackson, lui, est fasciné par la montre d'Asterios - le dernier des trois objets symboliques du personnage auquel Mazzucchelli n'avait pas consacré de passage précis. Cette montre était un cadeau du père du héros et a la particularité de fonctionner sans pile ni mécanisme exigeant qu'on la remonte. Spontanèment, subitement comme avec le briquet, Asterios la lègue au garçonnet et il faut comprendre ce geste comme un acte de transmission : ce n'est pas simplement l'objet qu'il offre mais sa jeunesse dont il se défait, parvenu à 50 ans.

Le pique-nique est l'occasion d'un déplacement et d'un nouvel échange : Ursula soumet à nouveau Asterios à ses questions pour le démasquer et il se livre, amusé, persuadé qu'il ne risque rien. Ainsi avoue-t-il avoir été marié mais n'avoir pas eu d'enfant. Ursula explique que ses parents désapprouvèrent son union avec Stiff parce qu'il n'était pas juif. Asterios ajoute que ses deux parents sont désormais morts (sa mère ayant succombé à un cancer, dont elle ne se savait pas atteinte, après le décés de son père).

L'endroit où a lieu le pique-nique nous ramène en arrière puisqu'il s'agit du cratère évoqué par Steve "Spotty" Drizzle la première fois où Asterios a été au diner de Mañana avec Stiff : ce lieu a évidemment pour Ursula un caractère mystique, il représente la rencontre entre le ciel (d'où est tombé l'astéroïde, et qui symbolise la figure du père) et la terre (qui symbolise la mère). Une tribu, celle des Pima, reconnaissait quatre sexes (les femmes masculines qui chassaient avec les hommes et les hommes féminisés qui tenaient la maison avec les femmes) : manière pour Ursula d'évoquer la complexité réel du genre humain et de rappeler son "héritage" shamanique puisque ce peuple était guidé par des shamans, respectant la dualité de la nature.

La dualité. Ursula a deviné depuis le début qu'Asterios était déterminé par cette notion et qu'elle le servait puisqu'il dissimule depuis son arrivée à Apogee qui il était avant : il n'est pas le mécanicien qu'il prétend être et il n'a pas échoué ici par hasard. C'est un homme triste, seul, qui a souffert d'une grande perte. Asterios l'admet difficilement mais Ursula l'a percé à jour.
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14.

Nous avons désormais dépassé la moitié du livre : d'une certaine manière, après la scène au bord du cratère, où nous avons symboliquement vu au fond d'Asterios mais aussi de l'histoire, une étape a été franchie. Démasqué, le héros et son passé doivent à partir de maintenant livrer les clés de la chute, de l'échec, qui l'ont envoyé dans cet abîme. Le centre du tableau va nous être révèlé après que Mazzucchelli en ait déterminé la périphérie : Asterios était un type brillant mais imbû de sa personne, en couple avec Hana mais qu'il étouffait au propre comme au figuré - cela suffisait pour condamner leur couple. Mais en vérité un ultime élément a déclenché l'éclatement de ce duo et précipité le déclin du héros.

Ce détonateur, ce révèlateur, c'est le fracassant Willy Ilium. Celui après qui rien ne sera plus jamais pareil. Mais qui est-il ?

Willy Ilium apparaît sur le campus d'Ithaca un jour où Asterios y donne une conférence accompagnant la publication de son nouvel ouvrage, Seeds of Design, en 1991. 

Il faut bien retenir cette année car elle nous indique que cela fait sept ans que Hana et Asterios vivent ensemble, et c'est un cap pour beaucoup de couples (cela a d'ailleurs inspiré un classique de la comédie américaine, 7 ans de réflexion de Billy Wilder).

Willy est un personnage immédiatement antagoniste à Asterios : petit, dodu, il est toutefois aussi bavard, péremptoire et démonstratif que notre héros. Le clash est inévitable et il aura bien lieu : dès leur rencontre, alors qu'Asterios croit avoir affaire à un admirateur, Willy déclare ne pas savoir qui il est, s'en moque ostensiblement et surtout ne comprend pas qu'on ne le reçoive pas avec les honneurs dûs à sa réputation ! Comme si ça ne suffisait pas, après avoir dédaigné Asterios, il fait aussitôt du charme à Hana !

Il est tout sauf innocent que Mazzucchelli ait nommé ce personnage Ilium puisqu'il s'agit du nom latin de la ville de Troie. Et c'est précisèment ce que va incarner Willy : un cheval de Troie dans la vie du couple Asterios-Hana, qu'il va faire imploser. Il représente la culture romaine contre la culture grecque, personnifiée par Asterios : volubile, bruyant, ampoulé, mégalomaniaque, excessif, il explose les lignes du canevas existentiel de notre héros.



Littérairement, Willy Ilium est l'équivalent du personnage de Clare Quilty dans Lolita de Vladimir Nabokov, soit celui qui va provoquer la fin du couple formé par Asterios (un homme d'âge mûr et cultivé, comme Humbert Humbert) et Hana (une jeune fille faussement ingénue comme Dolorés/Lolita) : c'est la figure du tentateur, du ver dans le fruit, du serpent, le responsable de la chute de l'homme.

Psychologiquement, il est le concurrent d'Asterios avec lequel il partage non seulement l'attirance pour Hana (Asterios croit la posséder, Willy veut la conquérir) mais surtout de nombreux défauts quoique s'exprimant différemment : c'est un homme cultivé, un artiste, mais c'est aussi un cabotin, en perpétuelle représentation, cherchant à attirer l'attention en péermanence, et d'une suffisance grotesque. Il provoque le rire du lecteur en même temps que de l'incrédulité car il (s')y croit. Asterios le surnomme Willy Chimera, la chimère aux rêves improbables, aux projets théâtraux délirants - mais Asterios n'est-il pas lui même une chimère, architecte de papier dont aucun projet n'a jamais été construit.

Willy veut monter un ballet dont il est le chorégraphe, une adaptation plus ronflante que moderniste du mythe d'Orphée baptisée Orpheus Underground - cela nous rappelle Asterios lorsqu'après l'incendie de son appartement il descend dans le métro new-yorkais peuplé d'épaves. Mais bien sûr, à ce stade de son histoire, Asterios ignore que son destin va ressembler ainsi à celui du héros du spectacle de Willy. Par contre, il va éprouver une jalousie immédiate, croissante et fatale lorsque Hana est engagée par Ilium pour concevoir les décors du ballet...
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15.


Le 15ème chapitre s'ouvre sur un nouveau rêve d'Asterios où il retrouve Ignazio, cette fois dans le rôle d'un architecte mais également d'un affairiste accompli, le carnet de commandes rempli. Son jumeau lui fait cependant un aveu troublant en lui attribuant sa réussite.

Ce songe laisse la porte ouverte à de multiples interprétations : Asterios considère-t-il que si Ignazio avait vécu, il aurait réussi de cette façon ? Ou bien qu'il aurait formé avec son frère un tandem d'entrepreneurs où l'un aurait dessiné des bâtiments et l'autre les aurait bâti ? Ou encore qu'Ignazio lui aurait volé ses idées architecturales pour devenir riche ? Ou même qu'Ignazio aurait eu son talent de graphiste et lui aucun don ?

Mazzucchelli nous laisse envisager toutes ces pistes et préserve ainsi le mystère et la complexité sur la "relation" entre son héros et ce double qui le hante jusque dans ses rêves, qui le définit autant (si ce n'est davantage) que ce qu'il a vécu et fait dans la réalité. Le procédé est efficace et la récurrence de ces scènes oniriques montre bien que ce n'est pas qu'une astuce scénaristique et visuelle gratuite, mais bien un moyen de pousser le lecteur à interroger la matière de son oeuvre.

Retour au réel pour une séquence tout aussi symbolique mais plus concrète et intelligible : 

Stiff sollicite l'aide d'Asterios pour construire une cabane perchée dans un arbre comme cadeau pour Jackson. Le mécanicien a dessiné un plan sommaire du bâtiment et sa simplicité plaît autant au héros que la perspective d'enfin passer à l'acte. L'architecte de papier va devenir un ouvrier, l'intellectuel maniant la théorie devenir un manutentionnaire mettant les idées en pratique, passer de la ligne à la mise en forme. D'une certaine façon, Asterios va sculpter en construisant et effectuer sa mue : Ursula l'a démasqué en privé, il va se démasquer publiquement.

La cabane terminée, Asterios contemple son oeuvre lorsqu'Ursula le rejoint sur le perron de sa maison : cette construction vient confirmer ce qu'elle avait deviné (qu'Asterios n'était pas qu'un simple mécano).

En retour, il lui raconte alors une de ces anecdotes savantes dont il est friand et qui résume sa conception de la vie : il existe un tombeau, celui de Shinto, élaboré au IVème siècle, qui est rebâti tous les vingt ans depuis 800 ans, selon les techniques et avec les matériaux traditionnels. Ainsi, bien que constamment rénové, cet endroit conserve un âge immuable depuis son origine.
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Le passage qui suit est extraordinairement dense et riche. Pourtant son thème central est... Le vide !

Mazzucchelli pourrait très bien l'avoir écrit et dessiné comme sa réponse à un concept développé par Scott McCloud dans son comic-book L'Art Invisible - Comprendre la bande dessinée. Il y est en effet largement question de la notion d' "espace blanc", termes par lesquels McCloud désigne ce qui se raconte entre deux vignettes sur une planche sans pourtant que ce soit visible ou expliqué. Cet élément narratif comparable à une ellipse systématique est fondateur de la manière de raconter en bande dessinée sans pour autant qu'un auteur ou un lecteur en mesure l'importance.

Mazzucchelli illustre cette thèse dans une scène qui se distingue une nouvelle fois par sa subtilité et sa puissance évocatrice - une scène qu'on pourrait intituler "la scène des tours".

Hana donne un cours où elle montre deux briques l'une à côté de l'autre, d'égales hauteurs, et demande à ses élèves combien ils en voient. La plupart répond "deux", sauf un qui répond "trois" : les deux briques solides et visibles et une autre invisible entre celles-ci.

Hana approuve car, en effet, un sculpteur ne travaille pas que sur des formes solides mais également avec l'espace qui l'environne.

Cette scène ressemble à s'y méprendre à une métaphore sur la tragédie du 11-Septembre et la chute des tours jumelles du World Trade Center. Deux tours ou trois, si l'on imagine l'espace qui qui existait entre les deux premières, même si elle était invisible. La démonstration d'Hana est en tout cas saluée par Asterios.

Asterios accompagne ensuite Hana chez l'autre collaborateur de Willy Ilium, Kalvin Kohoutek, compositeur d'Orpheus Underground. 

A moins d'être un fin connaisseur d'astronomie, il est impossible de savoir que le nom de ce nouveau personnage y fait référence et s'ajoute à des éléments de la même discipline dans le récit (l'astéroïde d'Alvarez, Apogee) : La comète Kohoutek a été découverte le 7 mars 1973 par l'astronome tchèque Lubõs Kohoutek, et elle a pour particularité une longue période orbitale d'environ 75 000 ans. Visible à l'œil nu, elle a été observée par les équipages de Skylab, faisant d'elle la première comète observée par un engin spatial.

Le patronyme de ce musicien provoque de nouveaux sarcasmes de la part d'Asterios, d'autant moins délicat que l'homme est noir et handicapé. Pour ne rien arranger aux yeux du héros, il vit dans un appartement qui est dans un désordre ahurissant.

A moins que le problème ne soit ailleurs car Kalvin est de toute évidence un artiste, certes étrange mais cultivé et habité par sa pratique : on comprend que l'origine astronomique de son nom n'a pas été choisi par hasard par Mazzucchelli lorsqu'il explique vouloir composer por le ballet de Willy la fameuse "musique des sphères" dont parlait Pythagore (tiens, encore une allusion aux francs-maçons dont Pythagore était un des modèles, à la fois penseur et athlète accompli...). Mais pour Asterios cette ambition est fumeuse : selon lui, la musique ne peut être que mélodique ou rythmique. Alors que pour Kalvin, c'est un langage plus complexe, fait de textures, de résonances, de vagues et de cycles. Même dans la cacophonie, chaque auditeur peut devenir actif en distinguant tons ou phrases et la transformer ainsi en une expérience polyphonique unique.

Asterios considère cette conception de la musique comme une abdication de la part du compositeur, là où Kalvin y voit une expédition sonique impliquant le créateur et l'auditoire.

L'aspect le plus cruel et méprisable d'Asterios se fait jour lorsque, par maladresse, Willy fait tomber une pile de partitions sur le sol de l'appartement déjà jonché de documents divers : tandis qu'Hana aide Kalvin, gêné par la canne sur laquelle il s'appuie pour marcher, à les ramasser, Asterios ricane en déclarant que Willy vient d'inventer une nouvelle technique de composition. 

A ce moment précis, disons-le franchement le héros se comporte comme un sombre con - et il va le payer cher.

De retour chez lui avec Hana, elle lui annonce qu'elle doit retrouver Willy au théâtre le lendemain, ce qu'Asterios supporte mal. La jeune femme, excédée, lui reproche sa jalousie injustifiée, son mauvais esprit mais surtout son égocentrisme, puis lui assène un coup terrible en lui révèlant que Kalvin, dont il s'est moqué, a eu la jambe brisée lors de la marche pour les droits civiques des noirs américains à Selma en 1965.

Résolue à donner une leçon dont il se souviendra à Asterios, Hana ne désarme pas et ajoute qu'il confond confiance en lui et arrogance et même dédain envers les autres artistes qui réalisent des oeuvres là où lui n'a jamais été qu'un concepteur, dont il ne restera que des livres-pensum. Il entend les mots mais sans écouter ceux qui parlent.

Elle finit par craquer et éclate en sanglots car elle a compris qu'Asterios aimait écraser les faibles, comme elle qui est timide et jeune ou Kalvin qui est handicapé. Pour représenter cette scène d'une grande violence verbale, d'une âpreté viscérale, Mazzucchelli répéte le procédé qu'il avait employé pour illustrer la première rencontre entre Hana et Asterios : à nouveau, ils sont deux figures distinctement dessinées, elle tout en traits roses et tremblants, mal définis, lui tout en lignes nettes, tranchantes, semblables à celle d'un pantin désincarné. Cette séparation chromatique et linéaire symbolise la rupture définitive entre eux et provoquée par l'attitude détestable d'Asterios.
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"Une écharde dans le pied" : voilà qui va résumer le contenu du chapitre. Cette déconvenue arrive à Asterios aujourd'hui, dans la chambre qu'il occupe chez les Major, mais le renvoie au temps où il était encore avec Hana - elle réagit à cela en répliquant avec sa malice coûtumière : "essence of shoeness" (ce qui se produit lorsqu'on marche pieds nus).
Ce fait banal suscite la réémergence d'épisodes aussi brefs qu'éloquents, à la fois compréhensibles individuellement et comme un long enchaînement de plans dévoilant l'intimité la plus élémentaire et la plus crue d'Hana lorsqu'elle partageait l'existence d'Asterios. Autant de flashs convoquant le souvenir de la femme aimée et perdue, de manière sensible.

C'est une scrutation précise et plurielle que nous montre Mazzucchelli et qui révèle une vérité plus ordinaire, triviale d'un couple, et plus précisèment d'une femme. Il monte en parallèle un évènement dérisoire - Hana se coince la boule de coton d'un coton-tige dans l'oreille et Asterios la lui retire avec une pince à épiler - et des instantanés - au sens photographique du terme, des images prises sur le vif dans les situations les plus diverses.



Ainsi voit-on Hana, successivement : se brosser les dents, baver sur son oreiller en dormant, se raser les aisselles, manger, enfiler des chaussures, être aux toilettes, se percer un bouton, être en proie à la fièvre malade au lit, péter, grimper en retard dans une rame du métro, se baigner, vomir, se plaindre d'un geste de la main de la fumée de cigarette d'Asterios (qui descend ou remonte la fermeture-éclair de sa robe), tousser, se moucher, s'épiler (et se couper le mollet) avec un rasoir, nettoyer la litière de Noguchi, se passer du rouge à lèvres, se peigner, se masturber, avoir ses règles, rôter, faire l'amour, boire du vin...

On peut lire ces vignettes dans n'importe quel ordre ou essayer de leur trouver une suite logique, mais cela compte moins que ce qu'elle raconte et nous révèle sur les détails les plus insignifiants et les plus personnels d'Hana. Il s'en dégage un sentiment de voyeurisme et aussi d'analyse presque scientifique d'un sujet comme passé sous la lentille d'un microscope. L'effet est saisissant et prouve une énième fois avec quel maîtrise Mazzucchelli transforme ce qui ressemblerait à un exercice de style en une démonstration narrative virtuose.
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18.

Tout aussi remarquable est la prise de conscience chez le lecteur du rythme soutenu qu'imprime Mazzucchelli à son récit : en effet, à ce stade du livre, sans nous en rendre compte, nous avons tourné les pages avec une curiosité constante... Et l'on s'aperçoit soudain que nous arrivons presqu'au terme de l'aventure.

Si l'on s'en aperçoit à ce moment-là, c'est parce que le simple examen de la tranche des pages suivantes nous indique que la couleur bleu marque le passage suivant. Le chapitre dans lequel nous entrons est effectivement doublement spécial : visuellement, il est monochromatique, et narrativement, c'est la relation d'un long cauchemar dont la signification sera immédiate à mesure que nous le découvrons.



Il s'agit de l'adaptation littérale à la fois de la situation d'Asterios à cet instant de l'histoire - la fin de son couple, le début de sa déchéance - et aussi du ballet de Willy Ilium. Nous assistons à la représentation onirique d'Orpheus/Asterios Underground.

Muni d'une lyre, Asterios s'engouffre dans les profondeurs du métro dont l'entrée est gardée par Cerbère, le chien à trois têtes. Dans ces abysses désolées, il croise les spectres de figures familières (son père, sa mère, Kalvin...) jusqu'à ce qu'il arrive à une scène de théâtre. Il exécute alors une danse avec Hana et Willy, puis entraîne sa bien-aîmée à la surface, sans la regarder mais en lui tenant la main.

Alors qu'ils sont presque parvenus à la sortie du métro infernal, comme Orphée, Asterios ne résiste pas à la tentation de contempler Hana/Eurydice, et subit la même punition en la voyant disparaître dans les flammes. Il la perd alors qu'un éclair déchire le ciel au-dessus de lui, préfigurant la foudre qui ravagera son domicile.

Esthétiquement, Mazzucchelli réalise des planches d'une puissance brute, d'un trait plus frustre et charbonneux, dans ce bleu foncé qui est celui colorant le passé. Le texte est devenu inutile et le silence de cette séquence contribue au malaise, à la fatalité, qu'elle dégage. En signant un seul chapitre ainsi, à l'autre extrémité du livre (qui débutait aussi par un prologue muet), il en maximalise l'efficacité et en optimise le symbolisme. C'est encore une fois très simple et très fort.
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Ce soir a lieu le fameux concert des Rudnicks (les Radnicks rebaptisés) auquel, comme promis, Stiff (sans Ursula ni Jackson) et Asterios se rendent. Le groupe se produit dans un bar minable, avec une autre formation. A cette occasion, nous faisons connaissance avec le batteur de Gerry et Mañana, Nathan, également penseur à ces heures.

La théorie de ce dernier est à l'origine d'une conversation autour de quelques bières : nos cellules se régénérant tous les 7 ans, nous devenons ainsi une nouvelle personne à intervalles réguliers. Mañana, qui a remarqué que Gerry reluquait les filles de l'autre groupe musical, rétorque que le corps se régénère peut-être mais pas l'intelligence.

Asterios a sa propre idée là-dessus, bien sûr : à son avis, ce qui unit deux personnes est une combinaison d'attirances mentale et physique. Pour Mañana, c'est une autre opération qui explique tout (et elle l'illustre en disposant des dessous de verre circulaires) : il s'agit d'un échafaudage à l'équilibre délicat entre l'amour, la confiance et le respect.

Puis le concert commence. Asterios se dirige vers les toilettes du bar mais elles sont déjà occupées : grisé, il ne réagit pas lorsqu'un client dans son dos l'interpèle et finit par l'agresser brutalement en le frappant avec un tesson de bouteille au visage. Comme il s'effondre, nous identifions alors son agresseur, ivre, qui n'est autre que... Le passager du bus auquel il offrit son briquet en arrivant à Apogee !

Ce geste va connaître des suites décisives pour le dénouement de l'histoire. Mais avant cela, une dernière escale s'impose.
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20.

Et c'est ainsi qu'un ultime retour en arrière va nous fournir la transition entre l'Asterios du tout début de l'histoire et celui qu'il fut avant.

"Je suis le héros de ma propre vie", c'est ce dont était convaincu le héros. Jusqu'à ce que la vie lui fasse progressivement (et difficilement car il refusait de l'admettre) que des forces capricieuses étaient à l'oeuvre, plus puissantes que la volonté humaine.

Ces mêmes forces obscures firent un matin surgir Willy chez Asterios pour annoncer à Hana que son projet de ballet était subitement annulé. La raison ? Un autre chorégraphe préparait un spectacle sur le même sujet : cela ne pouvait être assimilé qu'à un acte de piraterie intellectuelle pour Willy Chimera - qu'Asterios observait alors, avec un plaisir sadique certain, comme un enfant à qui l'on avait confisqué son jouet.

Sans transition (mais simplement parce que c'est inutile, évident), l'officialisation du divorce d'Hana et Asterios s'ensuit : c'est l'illustration pour le héros qu'il est toujours mieux d'avoir quelqu'un à punir pour supporter un échec pareil.

Cet évènement est mis en balance avec le destin du premier empereur de la Chine, Qin Shihuang, enterré avec les répliques en argile de son armée de 7000 hommes : il mourrut avant d'atteindre sa cinquantième année et, malgré sa puissance, il ne put prédire sa fin.

Vivre, c'est donc exister sans avoir vraiment conscience du temps. Mais se souvenir, c'est justement le moyen de mesurer le temps. Chaque souvenir prend place "maintenant", au moment où l'on s'en rappelle : c'est une re-création permanente du temps.

Parce qu'il n'a pas fait suffisamment attention à cela et aux autres, Asterios s'est condamné à la solitude. Il a condamné son couple. Et jusqu'à cette nuit d'orage qui l'expulsera de chez lui, il sera lui aussi enterré avec les vestiges de son passé gravées sur les vidéos de sa vie conjugale.
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21.


Le livre arrive à son terme : il reste deux chapitres avant sa fin, celui-ci très long, où tout va se dénouer, puis un épilogue très bref, presqu'un appendice, poétique et énigmatique.

Asterios se réveille dans un lit d'hôpital : il a été éborgné par l'homme qui l'a agressé au bar (le même à qui il avait offert le briquet de son père en arrivant à Apogee) où ont joué les Rudnicks de Geronimo Pique et Mañana. Notre héros est devenu le cyclope que suggérait son nom de famille : Polyp faisait en effet penser à Poplyphème, le cyclope qu'a combattu Ulysse dans L'Odyssée d'Homère. Mais en perdant la moitié de la vue, il a gagné autre chose : l'aptitude à considérer d'un oeil neuf (si j'ose dire) les êtres et les choses. D'une certaine manière, ce drame lui rend la vue en le dôtant d'une perception neuve, inédite. Très vite, ce bouleversement va motiver ses actions.

Asterios achève de réparer la voiture à panneaux photovoltaïques de Stiff qui a accepté de la lui céder s'il réussissait à la faire fonctionner. Il quitte Apogee au volant de ce véhicule hybride après avoir dit "au revoir" (adieu ?) à son ami, sa femme et leur fils. Mais l'mprobable périple qu'il entame a cette fois une destination précise (contrairement à son départ de New York).

Sa traversée du pays permet à Mazzucchelli de dessiner une Amerique aux paysages contrastés : des villes avec des usines, des quartiers pavillonnaires, auxquelles succèdent des étendues polluées par d'énormes panneaux publicitaires puis des espaces vierges, sauvages, loin de tout. Dans le ciel volent des nuées d'oiseaux semblant guider Asterios durant une partie de son trajet.

Le voyage est conséquent car mesurable aux changements climatiques des régions parcourues :  

Parti d'Apogee un jour de beau temps, Asterios devra abandonner sa voiture lorsqu'il est pris dans une tempête de neige, qui l'oblige à continuer à pieds.

Enfin, frigorifié, il arrive et frappe à la porte d'une maison isolée : c'est celle où habite Hana, qui le fait entrer, stupéfaite.

Tandis qu'il se réchauffe en buvant un thé, une couverture sur le dos, elle lui explique qu'elle vit seule depuis leur séparation car elle n'a plus jamais rencontré un "abruti" ("jerk") comme lui. Elle sculpte toujours mais différemment, des pièces aux formes épurées et aux lignes acérées, et présente son oeuvre-maîtresse à un Asterios subjugué : les cinq solides de Platon.

Arrêtons-nous un moment sur ceux-ci. Les solides de Platon sont connus depuis l'antiquité, et leur origine précéde même leur nomination par le philosophe (des exemplaires en pierre taillée ont été localisés à Atiyah et Sutcliffe en Ecosse, mille ans avant Platon, au Néolithique). Les anciens Grecs les ont étudiés et on a d'abord attribué leur découverte à Pythagore puis à Théétète, contemporain de Platon, qui en donna une première description mathématique. Les solides de Platon figurent en bonne place dans le dialogue du Timée (en 360 avant Jésus Christ) où il associait chacun des quatre éléments classiques (terre, air, eau, feu) avec un solide régulier.

La terre était associée avec le cube, l'octaèdre à l'air, l'eau avec l'icosaèdre, et le feu avec le tétraèdre. Il existait une justification pour ces associations: la chaleur du feu semble pointue et couteau (comme un peu le tétraèdre) ; l'air est constitué de l'octaèdre; ses composants minuscules sont si doux qu'on peut à peine les sentir ; l'eau, l'icosaèdre, s'échappe de la main quand ramassé, comme si elle était faite de petites boules minuscules. En revanche, un hexaèdre (ou cube) représente la terre.

Aristote a ajouté un cinquième élément, l'aithêr (éther en latin, "Ether" en anglais), en postulant que les cieux ont été faits de cet élément. Euclide a donné une description mathématique complète des solides de Platon dans le dernier livre (Livre XIII) des Eléments, consacré à leurs propriétés. Les Propositions 13 à 17 du livre XIII décrivent la construction du tétraèdre, l'octaèdre, le cube, icosaèdre, dodécaèdre. Pour chaque solide, Euclide trouve le rapport entre le diamètre de la sphère circonscrite à la longueur des arêtes. Dans la 18ème proposition, il affirme qu'il n'y a pas de polyèdres réguliers convexes supplémentaires. Andreas Speiser a soutenu que la construction des 5 solides réguliers est la finalité principale du système déductif canonisé en «éléments», et la plupart des informations de ce Livre XIII découle des travaux de Théétète.

Au 16ème siècle, l'astronome allemand Johannes Kepler a essayé de relier les cinq planètes connues à l'époque et les cinq solides de Platon : dans son Mysterim Cosmographicum (1596), Kepler présentait une maquette du système solaire dans laquelle les cinq solides étaient fixés les uns aux autres et séparées par une série de sphères correspondant chacune à uune planète (Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne). De cette façon, la structure du système solaire et les relations de distances entre les planètes étaient représentées selon les solides platoniciens. Finalement, l'idée de Kepler a été abandonnée mais ses recherches ont établi que les orbites des planètes sont disposés en ellipses plutôt qu'en cercles, bouleversant définitivement les théories de la physique et de l'astronomie.

On comprend mieux pourquoi ces sculptures d'Hana sidèrent Asterios : les solides de Platon (dont les noms sont donc tirés de leur nombre de facettes - 4, 6, 8, 12 et 20) synthètisent la beauté esthétique de la symétrie, le principe philosophique fondamental du héros.

Puis Hana lui apprend que Noguchi est mort : souvent malade, il a quand même vécu heureux car il a toujours été aimé par sa maîtresse, jusqu'à la fin.

Evoquant des souvenirs plus heureux (comme ce voyage entre Munich et Hanovre en train, où ils ont failli être séparés lors d'un arrêt), Asterios et Hana comprennent qu'ils n'ont jamais été si heureux que maintenant, en se retrouvant : le plaisir des retrouvailles efface les épreuves qui ont provoqué leur rupture. Mais surtout chacun a grandi, mûri, évolué : elle a gagné en assurance, lui en tolérance.

Elle lui avoue ainsi, franchement mais sans méchanceté, l'avoir longtemps haï après leur séparation. Mais parce qu'il est désormais capable d'accepter cce reproche, il y répond, amusé, en citant sa mère : c'est parce que la vie est dure qu'on dit, une fois mort, "repose en paix".

Il a encore beaucoup à lui dire, d'abord des excuses sans nul doute. Mais pour l'heure, elle préfére qu'ils profitent en silence de leur réunion, dans ces circonstances si extraordinaires.

Dehors, un astéroïde chute en direction de la maison d'Hana - va-t-il s'y écraser ? Nous ne le saurons pas : Mazzucchelli n'a jamais réellement inscrit son récit sous le signe d'un jugement divin évident, pas plus au début avec la foudre qu'à la fin. Il laisse au lecteur le choix d'interpréter ces phénomènes et cela confère à son oeuvre une tonalité plus humaniste que mystique.
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22.

Je ne peux croire à un hasard lorsque je comptabilise 22 chapitres au total : ce chiffre est un ultime signe de la notion de dualité, qui traverse tout le projet de Mazzucchelli. Ces deux 2 possèdent une symétrie qui convient à la perfection de l'ouvrage et de sa conception, et tant pis si cette idée est "too much".

Cet épilogue de deux pages nous montre Jackson dans sa cabane qui voit lui aussi la chute d'un corps céleste dans le ciel nocturne en croyant à une étoile filante. Sa mère, lovée contre Stiff, l'invite à faire un voeu - pensera-t-il à Asterios dont il porte la montre, bien qu'il ignore que ce dernier a retrouvé l'amour de sa vie ? Et le voeu qu'il formera protégera-t-il les amants (ses parents mais aussi le couple Asterios-Hana) ? 

Je veux penser que Mazzucchelli termine son histoire sur cette note sentimentale.
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- CONCLUSION -

Asterios Polyp a bâti sa vie selon une architecture rigide, dans une abstraction formelle totale, le réfuge pour se défendre contre ce qui le terrifait. En abandonnant ce système de pensée après avoir été mis à l'épreuve (physiquement, mentalement, affectivement), il a mué et s'est ouvert au monde et aux autres, comprenant enfin ses erreurs, résolu à les corriger - en commençant par reconquérir le coeur de la femme qu'il aime.

C'est une trajectoire sineuse et non pas linéaire comme les plans qu'il imaginait et qui dictait son comportement.

Cela m'évoque le précédent roman graphique de David Mazzucchelli, l'adaptation (co-signée avec Paul Karasik) de Cité de Verre de Paul Auster. Le héros de ce livre, Daniel Quinn, admirait les mystères pour leur "sens de la plénitude et de l'économie. Dans un bon mystère, il n'y a rien d'autre que l'essentiel, aucun mot, aucune phrase n'est insignifiante".

Asterios Polyp est le livre où co-existe ce mélange de plénitude et d'économie dans sa paradoxale apogée. C'est l'oeuvre d'un humaniste dont le travail surpasse la théorie : David Mazzucchelli a produit une chronique formidablement juste et inventive sur la futilité de l'existence et ce qui nous permet de composer avec l'incompréhensible.

C'est ce qui fait de ce roman graphique un bouquin extraordinairement facile à lire et produisant une réflexion à la fois profonde et légère. C'est la définition d'un chef-d'oeuvre : un ouvrage exemplaire où l'artisan accède à l'excellence en gagnant l'adhésion du public. Ne passez pas à côté !