lundi 29 juin 2015

Critique 656 : FLASH GORDON OMNIBUS, VOLUME 1 - THE MAN FROM EARTH, de Jeff Parker et Evan Shaner

 

FLASH GORDON OMNIBUS, VOLUME 1 : THE MAN FROM EARTH rassemble les 8 épisodes de la mini-série éponyme, écrits par Jeff Parker et dessinés par Evan Shaner (avec Sandy Jarrell pour les 12 premières pages du 5ème épisode et Greg Smallwood pour les 2 dernières pages du 6ème épisodes), publiés en 2014 par Dynamite Entertainment.
Le sommaire est complété par FLASH GORDON ANNUAL 2014, composé de cinq petits récits respectivement écrits par Chris Eliopoulos (1), Ben Acker & Ben Blacker (2, 3 et 4), Jeff Parker & Nate Cosby (5), et dessinés par Chris Eliopoulos (1), Faith Erin Hicks (2), Jeremy Treece (3), Lee Ferguson (4), Craig Rousseau (5), publié en 2014 par Dynamite Entertainment.
L'album est clos par FLASH GORDON HOLIDAY SPECIAL 2014, composé de trois récits écrits respectivement écrits par Dan McCoy (1), Elliott Kalan (2), Stuart Wellington (3), et dessinés par Joseph Cooper (1), Stephen Downey (2), Lara Margarida (3), publié en 2014 par Dynamite Entertainment.
 
 
 
 (Extrait de Flash Gordon #1 : The Man from Earth.
Textes de Jeff Parker, dessins de Evan Shaner.)

Rien ne prédisposait Dale Arden, journaliste spécialisé dans le domaine scientifique ; le professeur Zarkov, et Alex "Flash" Gordon, fils unique d'un riche homme d'affaires et adepte de sports extrêmes, à partager l'aventure qu'ils vont vivre.
L'empereur Ming de la planète Mongo menace la Terre dans sa campagne galactique pour coloniser les mondes habités. Pour attaquer les planètes qu'il colonise, Ming utilise des portails dimensionnels activés par des cristaux quantiques. Or Zarkov s'en ait procuré un et a convaincu Flash Gordon de l'aider en qualité de pilote et garde du corps et Dale Arden pour relater leur projet de faire échouer l'ennemi.
Le trio est pourchassé par la flotte aérienne de Ming et trouve d'abord refuge sur Arboria où il aide le prince Barin à libérer les siens, transformés en soldats au service du seigneur de Mongo. Puis les trois acolytes gagnent Sky World où le chef des Hawkmen, Vultan, compte récupérer un cristal quantique pour entamer des représailles contre Ming.
Cependant, Zarkov cherche aussi un moyen de rentrer sur Terre afin d'y préparer l'armée à l'arrivée de Ming.

Je dois bien avouer que c'est la première fois que je lis une série consacrée à Flash Gordon. En effet, la création de Don G. Moore et Alex Raymond ne m'a jamais intéressé (je n'ai, du reste, jamais été un grand fan de Raymond en général, même si je reconnais son talent de dessinateur). Par contre, j'ai conservé, depuis la lecture de Agents of Atlas, une affection pour le scénariste Jeff Parker, un auteur un peu foutraque et donc inégal mais un narrateur énergique, et je suis depuis plusieurs années le travail de Evan "Doc"Shaner, découvert sur feu le site participatif comictwart et dont j'ai observé les progrès en étant sûr qu'il deviendrait une star des comics.

Lorsque j'ai lu les previews de Flash Gordon : The Man from Earth en 2014, j'ai tout de suite inscrit sur ma liste d'achats le recueil qui rassemblerait ses 8 épisodes, séduit par la bonne humeur que diffusait ces pages et la beauté de leurs dessins.

Sorti en Mai dernier, cet album comporte un menu copieux puisqu'en plus de la mini-série précitée, on a droit à l'Annual et le Holiday Special également produits en 2014, et en bonus le script complet du premier épisode, une galerie de sketchs, et toutes les couvertures alternatives (une spécialité de l'éditeur Dynamite Entertainment) - soit près de 300 pages !

Le résultat est un régal de lecture, qui doit beaucoup à la manière dont les auteurs ont osé s'emparer d'un personnage aussi iconique que Flash Gordon, 80 ans après sa création (la série originale, parue en comic-strips, date en effet de 1934).

Comme l'a expliqué Jeff Parker, s'il fallait respecter l'esprit du personnage, le piège à éviter était d'être trop révérencieux. Et le scénariste a su trouver le ton juste pour animer son histoire et ce héros emblématique, ainsi que les seconds rôles qui l'entourent.
  
Pour résumer l'abordage de Parker, l'ouverture du tout premier épisode est un parfait exemple : la première page présente Dale Arden comme une journaliste scientifique déprimée par l'arrêt du programme spatial américain, puis la deuxième page introduit le professeur Zarkov qui s'empare d'un cristal quantique lors d'une beuverie, et enfin une séquence de trois pages nous conduit jusqu'à Flash Gordon sermonné par son père alors qu'il a encore une fois préféré s'adonner à la pratique d'un sport extrême plutôt qu'à la recherche d'un projet professionnel sérieux.
Un an après ces trois scènes, nous voilà, comme les personnages, projetés dans le feu de l'action : la flotte aérienne de Mongo poursuit les trois héros qui traversent plusieurs mondes extra-terrestres via des portails dimensionnels grâce au cristal quantique. S'ils fuient ainsi, c'est parce qu'ils ont entrepris de défaire l'empereur Ming qui veut ajouter la Terre à la liste des planètes qu'il a conquise.

Le rythme, effréné, de l'aventure ne ralentira plus durant les épisodes suivants tandis que Flash, Dale et Zarkov échouent d'abord sur Arboria, où ils vont provoquer la libération des hommes du prince Barin, sujets à des expériences menées par les scientifiques de Ming pour en faire des hybrides mi-bêtes mi-hommes afin de grossir les rangs de son armée ; puis sur le Sky World, où ils rencontrent Vultan, chef des Hawkmen, attendant le moment propice pour attaquer Ming (grâce au cristal quantique).

Entretemps, Jeff Parker fait quand même rapidement mention du crossover King's Watch, qui s'inscrit chronologiquement avant cette série, et qui réunissait Flash Gordon, le Fantôme du Bengale et Mandrake le magicien, déjà opposés au plan de conquête de Ming. Cela permet de donner une perspective à l'histoire, la réunion de Flash, Dale et Zarkov, et leur contentieux avec Ming. Mais même si, comme moi, on n'a pas lu King's Watch, cela ne nuit pas à la compréhension de The Man from Earth - tout juste faut-il accepter le fait que ses trois protagonistes (quatre avec leur adversaire) ont fait connaissance auparavant.

Parmi tous les atouts de cette série, la caractérisation est un des plus remarquables. Jeff Parker a réellement su donner une nouvelle jeunesse à des personnages vieux de 80 ans sans les trahir. Il faut un sacré sens de la synthèse pour réussir cela et c'est le cas ici quand Flash Gordon est décrit comme une sorte de casse-cou, avide d'émotions fortes, qui s'engage dans l'action à la fois pour le frisson qu'elle procure mais aussi pour échapper aux responsabilités d'un héritier d'une grande fortune comme celle de sa famille. Le personnage passe volontiers pour un bouffon arrogant à qui son impulsivité joue des tours, mais cela est compensé par sa réelle bravoure, sa capacité à affronter n'importe qui, sa dextérité dans le maniement des armes.  

La sympathie qu'il inspire immédiatement et durablement éclipse Ming, auquel Parker donne peu de scènes, le reléguant dans un rôle de despote hautain mais aussi assez malin pour ne jamais affronter directement Flash.

Si Gordon vole donc aisément la vedette au méchant, il n'en est pas de même avec ses compagnons d'armes : Dale Arden n'est pas traitée comme la demoiselle en détresse de service mais comme une reporter dépassée par les événements, ce qui contraste avec l'assurance des deux hommes qu'elle accompagne. Elle incarne la seule personnalité raisonnable, à côté de Zarkov, dépeint comme un savant sardonique et volontiers vantard. Les deux egos hypertrophiés de Gordon et Zarkov et le tempérament plus modéré, voire fataliste, de Arden assurent au récit des ressorts comiques imparables.

Des seconds rôles comme le prince Barin, charismatique, et Vultan (qui rappelle à quel point les Hawkmen sont en fait les ancêtres du Hawkman de DC Comics), exubérant à souhait, complètent un casting haut en couleurs dans des péripéties qui n'en manquent déjà pas.

Pour illustrer cela, il fallait un artiste dans la même disposition d'esprit que Parker, talentueux mais qui ne singe pas Alex Raymond. Evan Shaner est, pour cela, le dessinateur parfait : il n’a pas encore une grande renommée, mais sa réputation augmente favorablement dans le milieu des comics comme en témoignent ses récents travaux chez DC Comics (où il a participait à Adventures of Superman et, surtout, à Convergence : Shazam) et il a été approché par Marvel (il a failli participer à 1872, un tie-in à la saga Secret Wars, mais y a renoncé pour prendre un peu de repos : espérons que ce n'est que partie remise).

J'ai donc découvert Shaner il y a quelques années, quand il était inconnu mais participait aux illustrations de pin-ups pour comictwart (on y trouvait du beau monde : Dan Panosian, Dave Johnson, Mitch Gerads, Chris Samnee... Un mix de talents confirmés et en devenir qui s'amusaient à rendre hommage à des héros de comics ou leurs illustres pairs). Ce fan absolu de Shazam et d'Alex Toth avait encore un coup de crayon inégal mais prometteur. Quel amélioration depuis !

Le voir s'exercer sur la durée de huit épisodes à l'art séquentiel permet d'apprécier la maturité atteinte : ce sera pour beaucoup une révélation, et Shaner a encore une marge de progression énorme qui lui garantit de devenir un artiste de premier ordre. De tous les émules d'Alex Toth, celui qui se fait surnommer "Doc" est certainement le plus proche du trait si épuré et élégant du maître. Ses personnages sont expressifs, dotés d'une allure instantanément mémorable (ses designs reproduits à la fin du recueil attestent de sa capacité à créer des silhouettes d'un raffinement affirmé), ses décors sont soigneusement détaillés (le monde-forêt d'Arboria est splendide, le Sky World des Hawkmen est fascinant).

Mais toute la beauté d'un dessin ne suffit pas à produire une bonne bande dessinée dont la forme exige davantage que de l'esthétisme. Heureusement, Shaner maîtrise l'art de la composition, et son découpage est à la fois dynamique et aéré, ce qui colle à l'esprit épique et léger du récit. Avec la colorisation toujours aussi impeccable de Jordie Bellaire, la meilleure dans sa partie, on peut difficilement trouver mieux.

Même les fill-in sont d'un bon niveau : Sandy Jarrell a réalisé les 12 premières pages du 5ème épisode, et Greg Smallwood les deux dernières du 6ème. Si leurs prestations n'ont pas la finesse de Shaner, elles ne dépareillent pas et s'inscrivent bien dans la charte graphique de l'ensemble.

Tout cela - une narration vivifiante, un dessin beau et enlevé - fait le prix de cette série, dont on aurait aimé qu'elle devienne régulière. On y goûte au sel de l'aventure, du divertissement, avec une bonne distanciation. En somme, tout ce qui rend une bande dessinée jubilatoire et recommandable par une équipe créative inspirée.
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FLASH GORDON ANNUAL 2014 est une compilation de cinq histoires distinctes par différentes équipes artistiques, comptant 48 pages en relation avec la série The Man from Earth.
(Extrait de Flash Gordon Annual : Flash's first flight.
Textes et dessins de Chris Eliopoulos.) 

La première de ces histoires courtes met en scène Baby Flash Gordon dans FLASH’S FIRST FLIGHT, écrit et dessiné par Chris Eliopoulos (lettreur du Hawkeye de Matt Fraction et David Aja).
Situé en 1985, ce récit accumule les clins d'yeux à la saga cinématographique Retour vers le futur (réalisé par Robert Zemeckis), comme en témoigne la présence de la célèbre voiture DeLorean, appartenant ici au père de Flash Gordon, et d'un voiturier prénommé Marty (comme Marty McFly).
Cette comédie est très drôle, racontée sur un rythme endiablé, et dessinée dans un style cartoony irrésistible.
 (Extrait de Flash Gordon Annual : Action science reporter.
Textes de Ben Acker & Ben Blacker, dessins de Faith Erin Hicks.)

Dale Arden est l'héroïne de ACTION SCIENCE REPORTER, écrit par Ben Acker et Ben Blacker et dessiné par Faith Erin Hicks.
Dale et son assistante risquent leurs vies lors d'un reportage dans un pays d'Amérique du Sud en guerre contre les Soldados Supremos de San Sinera.
Narré là encore à un train d'enfer, et servi par un dessin non réaliste, le récit mixe comédie et critique contre les régimes dictatoriaux et les dérives scientifiques pour la conquête du pouvoir.

Le Professeur Zarkov, dans THIRST CONTACT, de Ben Acker et Ben Blacker, dessiné par Jeremy Treece, rencontre un trio d'aliens de passage sur Terre.
Résultat : encore un bon moment de rigolade, loufoque à souhait, où le savant est dépeint comme un ringard aigri et alcoolisé, saisissant à peine l'importance de cette rencontre du 3ème type. Le dessin de Treece est toutefois moins convaincant.

La Princesse Darya de Coralia est la vedette de WATER WAYS, encore écrit par Ben Acker et Ben Blacker, dessiné par Lee Ferguson.
L'héritière du trône d'un royaume aquatique aux prises avec un père intransigeant donne lieu à un segment très faible, aussi bien narrativement que graphiquement.

Kid Flash (aka Gordon adolescent) est au coeur de GOOD AT ANYTHING (AS LONG AS IT’S NOT WORK), co-écrit par Jeff Parker et Nate Cosby (qui est l'editor de la série The Man from Earth), dessiné par Craig Rousseau.
Il s'agit d'un chapitre destiné à préparer le terrain pour le crossover Kings, dans lequel Gordon partage l'affiche avec le Fantôme du Bengale, Mandrake le magicien, Prince Vaillant et Jungle Jim. Rien de notable à retenir.
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FLASH GORDON HOLIDAY SPECIAL 2014 rassemble trois histoires courtes réalisés par trois équipes artistiques différentes.
 (Extrait de Flash Gordon Holiday Special : Jingle Bells !
Textes de Dan McCoy, dessins de Joseph Cooper.)

La première histoire, JINGLE BELLS !, écrite par Dan McCoy et dessiné par Joseph Cooper, annonce aussi le crossover Kings, mais permet surtout de retourner sur la planète Arboria où Flash Gordon et Zarkov viennent initier ses habitants aux festivités de Noël.
Tout ça est anecdotique, mais visuellement honorable grâce à un dessin au style proche de celui de Shaner (sans être toutefois aussi abouti). 
(Extrait de Flash Gordon Holiday Special : Wonders and Salvations.
Textes de Elliott Kalan, dessins de Stephen Downey.) 

WONDERS AND SALVATIONS, écrit par Elliott Kalan et dessiné par Stephen Downey, n'est pas seulement la plus longue des trois histoires de ce numéro spécial mais aussi la plus réussie.

Kalan et Downey parviennent à produire une jolie métaphore sur la persécution des juifs et celle d'un peuple extraterrestre par Ming en mettant en scène la rencontre entre un des cobayes de l'empereur piégé sur Terre  et un petit garçon lors de la célébration de Hannukah.
La comparaison est subtilement établie, et bénéficie d'illustrations souvent remarquables (voir l'extrait ci-dessus).
(Extrait de Flash Gordon Holiday Special.
Textes de Stuart Wellington, dessins de Lara Margarida.)

Enfin, nous retrouvons Dale Arden dans une histoire écrite par Stuart Wellington et dessinée par Lara Margarida.
Malheureusement, la petite aventure de la reporter sur la planète glacée de Frigia souffre de la comparaison avec le segment issu de l'Annual. Non pas que ce soit mauvais, mais ce n'est pas non plus vraiment bon, juste passable, anecdotique. On se fiche un peu des galères successives vécues par Dale Arden chaque année au moment du Nouvel An, et le graphisme ne relève pas le niveau.

dimanche 28 juin 2015

Critique 655 : SPIROU N° 4028 (24 Juin 2015)


Cette semaine, c'est Boni, le lapin de Ian Fortin qui a les honneurs de la "une" : une excellente nouvelle puisqu'on a droit à trois gags inédits. Adeline est de retour comme l'indique sa présence sur le bandeau.

J'ai aimé :


- Dad. Le héros de Nob a infligé une séance de home cinéma à ses trois plus grandes filles qui se sont toutes endormies devant le film. Quand il faut mettre Roxane au lit, ça va mal finir... Le gag n'est pas le meilleur depuis le début de la série, mais la chute confirme l'efficacité narrative de Nob.

- Katz. La série de Del et Ian Dairin n'est pas toujours renversante, mais les deux auteurs ne sont jamais aussi bien inspirés que lorsqu'ils soulignent la bêtise de leur chat : donc, félicitations pour les deux doubles strips de la semaine.

- Boni : L'autodéfense - Gros débile - Louis. Ian Fortin livre exceptionnellement trois pages pour ce numéro et confirme qu'il en est devenu une valeur sûre : les trois gags sont très drôles, avec une pointe de cruauté bienvenue quand il s'agit de pointer la lâcheté du père, ou la frousse qu'éprouve Mio comme Boni devant le terrifiant Bruno. La rencontre avec Louis, à l'ouïe sur-développée, occasionne aussi une franche rigolade. Le petit lapin n'a pas volé sa place en couverture.

- Adeline : Diagnostic : amoureuse. Alex Lopez se contente certes d'exploiter toujours les mêmes ressorts pour sa série - Adeline tombe amoureuse d'un type qui ne l'aime pas ou ignore celui qui l'aime sincèrement - mais sa nouvelle aventure, chez un vétérinaire, avec le hamster Chuck qui souffre d'une indigestion, m'a quand même bien amusé. Le dessin très expressif est l'atout essentiel de cette bd inégale mais distrayante.

- Zizi chauve-souris. Suzie a réussi à faire partir le mec de sa mère et recouvre sa taille de fillette. Trondheim et Bianco concluent la parenthèse audacieuse de leur série (je n'aurai pas été contre une prolongation) mais rebondissent avec la vigueur qu'on leur connaît. La suite s'annonce aussi incertaine qu'excitante.

- L'Atelier Mastodonte. La série connaît de grands moments actuellement avec le bizutage sans fin de Julien Neel et surtout le retour de Tebo, toujours en plein trip Kirby : le double strip de ce dernier est hilarant.

- Tash & Trash. / Capitaine Anchois. Dino produit encore un strip minimaliste épatant, qu'on peut (doit) lire deux fois pour bien l'apprécier. Floris, lui, invente une énième mésaventure de ces crétins de pirate, moins inspirée mais quand même marrante (gare aux burgers de dragons !).  

En direct de la rédak donne la parole à Arthur De Pins toujours dans le cadre de la production de l'adaptation cinéma de Zombillenium, avec la participation du groupe Skip The Use. La semaine prochaine, numéro double spécial vacances, avec notamment le retour de Louca.
Les aventures d'un journal revient sur un mini-récit de Natacha en 1978,  par Walthéry truffé de clins d'yeux aux artistes de Spirou, spécialement Maurice Tillieux (mort en Février de cette année-là).

Le supplément pour les abonnés est un mini-récit (Hâche de guerre, par Topéfi) à assembler soi-même. Bof.
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Pour info, le 2ème Méga Spirou de 2015 est en kiosques depuis mercredi : 200 pages pour 4,90 E, avec deux récits complets (dont le Une aventure de Spirou : Panique en Atlantique par Lewis Trondheim et Fabrice Parme : je vous en parlerai dès que je l'aurai lu).

vendredi 26 juin 2015

Critique 654 : MONSIEUR JEAN, TOMES 3 & 4 - LES FEMMES ET LES ENFANTS D'ABORD & VIVONS HEUREUX SANS EN AVOIR L'AIR, de Dupuy et Berberian


MONSIEUR JEAN : LES FEMMES ET LES ENFANTS D'ABORD est le troisième tome de la série, écrit et dessiné par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 1994 par Les Humanoïdes Associés.
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Comme dans les deux précédents tomes, ce nouvel album de la série continue d'exploiter des histoires de longueur variable (de 4 à 14 pages) et explore le quotidien du héros.

Il serait pourtant faux de croire que les deux auteurs se contentent de prolonger une formule qui leur a valu un beau succès critique et public : Dupuy et Berberian continuent à développer la forme comme le fond de leur série avec cinq nouveaux chapitres dont le thème central est la relation amoureuse.

Trois récits sont basés sur des personnages féminins qui, chacun à leur manière, vont bouleverser le petit confort de Monsieur Jean : 

- d'abord, on trouve Véronique, la femme de Jacques, enceinte et en pleine crise conjugale à cause de sa grossesse. Elle soupçonne son mari de lui être infidèle car elle n'est plus désirable et débarque en pleine nuit chez Jean pour qu'il l'héberge. CE qu'elle ignore, c'est que si Jacques est rentré si tard chez eux, c'est parce qu'il a passé la soirée avec Jean ! Cette pirouette narrative donne une saveur acide à ce chapitre où le héros est confronté aux contraintes qu'impose la vie de couple et quand, à son tour, il bat en retraite, il revient chez ses parents qui, voyant sa mine froissée par le manque de sommeil, le soupçonne d'avoir une nouvelle petite amie.

- Le cas de Manuvera donne matière à un segment très drôle même si, là encore, Jean va en voir de toutes les couleurs. Rencontrée dans une salle de gym où Jean a été traîné par Clément, cette belle brune est une amante volcanique, obsédée par la chanson d'Alain Chamfort au point de s'être rebaptisée. Elle a juste omis d'avertir notre héros que son ex-petit ami, un champion de musculation, est très encore très amoureux d'elle et très jaloux.

- Enfin, il y a Cathy, personnage important qui va devenir récurrent dans la série. C'est l'occasion d'un retour en arrière pour Jean qui se rappelle leur rupture lors d'une ses permissions durant son service militaire, sur l'air d'une fameuse chanson des Beatles (Norvegian Wood).

Cathy est également présente dans le dernier épisode de ce tome où Jean accompagne Véronique et Jacques, à peu près réconciliés et désormais parents de jumeaux, qui ont aussi invité la jeune femme en ignorant leur romance passée.

Entretemps, on a droit à une sorte d'intermède réjouissant : Jean apprend que la propriétaire de son appartement va doubler son loyer et il cherche donc un nouveau pied-à-terre. Il doit composer avec les présences de Félix, en pleine déprime après que Marlène l'ait mis à la porte en lui confiant son fils Eugène. Au même moment, un des voisins de Jean, M. Zajac, retraité, tente de se suicider : les autres locataires acceptent alors de le recevoir à dîner à tour de rôle pout tenter de lui remonter le moral. Cette obligation va pourtant sauver la mise du héros en lui permettant de conserver son logement.

Dupuy et Berberian emploient un procédé à plusieurs reprises dans cet album : Jean se rêve en roi, d'abord aveugle et sourd (lorsqu'il a une liaison avec Manureva) puis esseulé et sur le point de devoir s'exiler (quand il se prépare à déménager), d'un château assiégé par des femmes l'attaquant avec des catapultes dont les projectiles sont des nourrissons. Cette vision délirante est à la fois drôle et angoissante car elle traduit une fois encore l'inaptitude du héros à surmonter les événements auxquels il est confronté, qu'il s'agisse de la crise que traversent des proches, des assauts d'une femme, de l'occupation de son chez-soi par son ami, du souvenir de la rupture avec son premier amour.

Ce n'est qu'en retrouvant Cathy et en acceptant de lui pardonner le mal qu'elle lui a infligé dans sa jeunesse qu'il dépasse ces situations subies. Est-il capable de s'engager ? C'est toute la question et les auteurs abandonnent leurs lecteurs sans réponse à la fin de l'album. Il aura fallu s'armer de patience pour découvrir la suite puisque Dupuy et Berberian, visiblement aussi rongés par le doute que leur héros, mettront quatre ans avant de publier un quatrième tome. C'est là aussi le défi de raconter des histoires en prise directe avec un personnage qui a sensiblement le même âge qu'eux, semblant évoluer au même rythme que ses créateurs, avec le délai que créé l'assimilation des expériences de l'existence.

Graphiquement, il est intéressant de noter que si le trait ne connaît pas de modifications sensibles, le découpage se fait plus dense, avec des planches dont le nombre de vignettes ainsi que leur dimension varient. 

L'usage de "gaufriers" est plus apparent, mais l'emploi de cadres alternatifs est aussi manifeste (par exemple, page 20, deux bandes avec une rangée de quatre grandes cases verticales pour la première suivie d'une seconde rangée de quatre moins hautes pour permettre d'illustrer un va-et-vient entre rêve - où Jean, en monarque croupit au fond d'une oubliette - et réalité - où Manureva lui annonce qu'elle a renoué avec son culturiste).

Les personnages sont tracés à la pointe tubulaire, avec une égale épaisseur, mais les plans sont rehaussés d'à-plats noirs profonds et colorisés avec parfois de forts contrastes : l'album est d'ailleurs mis en couleurs par Dupuy et Berberian pour le premier chapitre, Véronique Grusseaux pour deux autres, et Claude Legris quitte la série avec les deux segments restants. On constate donc une volonté évidente des auteurs d'explorer de nouvelles ambiances.

Ce constat trouvera sa confirmation dans le tome suivant, avec en prime une vraie révolution narrative pour la série. 
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MONSIEUR JEAN : VIVONS HEUREUX SANS EN AVOIR L'AIR est le quatrième tome de la série, écrit et dessiné par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 1998 par Les Humanoïdes Associés.
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Pour la première fois, Dupuy et Berberian abandonnent la structure des short stories pour produire un récit complet d'une traite avec ce quatrième tome.

Jean est en couple avec Cathy depuis un an, mais Félix lui rend la vie impossible car il ne s'occupe pas du petit Eugène et s'égare dans des projets professionnels improbables. Cathy, excédée par les tergiversations de Jean, finit par rompre en acceptant un poste à New York.
A ce premier choc en succède un autre quand Félix est hospitalisé après une chute idiote (il a voulu grimper la façade de l'immeuble où vit Jean car tous deux avaient laissé les clés de l'appartement à l'intérieur). 
Jean doit donc emmener Eugène avec lui au mariage de deux amis à qui il offre le tableau d'un peintre des années 20 qui connut une romance tragique pour un de ses modèles. La noce se déroule dans une ambiance exécrable mais Jean y fait la connaissance de Marion, refusant toutefois de coucher avec elle.
De retour à Paris, Félix peut récupérer Eugène qu'il emmène à la campagne chez ses parents, permettant ainsi à Jean de partir à New York retrouver Cathy.

En lisant cette histoire, on comprend mieux pourquoi il a fallu tout ce temps à ses auteurs pour la réaliser : il s'agissait de rompre, comme leur héros, avec de tenaces habitudes, de s'aventurer hors de leur zone de confort. 

En soi, ce récit n'a rien de renversant pourtant : il s'articule une nouvelle fois autour des errements sentimentaux de Jean, pris en tenaille entre la paix d'une vie de célibataire qui lui autorise quelques aventures amoureuses occasionnelles et le risque de s'engager dans une relation de couple (avec Cathy).

Mais ce qui va soumettre véritablement le personnage à l'épreuve d'un choix de vie, c'est en définitive l'expérience de la paternité : il devient en effet responsable d'Eugène que néglige Félix en s'enlisant dans des projets professionnels sans avenir puis que ce même Félix lui confie quand il ne peut réellement plus s'en occuper à cause de son hospitalisation. Sans cesse pris pour le véritable géniteur du gamin, Jean finit par accepter ce rôle, pas toujours de bonne grâce, mais sans se défiler, avec bienveillance.

La relation qui se tisse entre Eugène et Jean est touchante, on s'en émeut facilement car le gosse est à la fois attachant et insupportable, très bien traité par l'écriture des auteurs, qui ont le talent de ne pas en faire une caricature d'enfant. Cette justesse s'étend au reste des péripéties que traverse le héros avec une capacité métaphorique très élégante (le conte du poisson merveilleux par le restaurateur chinois, le destin tragique du peintre Zdanovieff et de sa muse Mauve dans le Montparnasse des années 20).

La circularité du récit se traduit dans le traitement de l'image avec un découpage très élaboré dont les compositions sont plus réfléchies qu'auparavant (là encore la scène dans le restaurant où une même image est segmentée en six parties donne une épatante fluidité à une page en "gaufrier" de neuf plans).

la simplicité du trait est toujours là, avec une volonté minimaliste qui évoque bien entendu le style atome et la ligne claire, mais avec une épaisseur plus prononcée qui confère de la spontanéité au dessin, un souci manifeste de ne pas tomber dans un résultat trop esthétisant, trop joli, trop détaillé.

La colorisation a encore changé de mains et Isabelle Busschaert effectue un boulot remarquable avec une palette finalement assez réduite, où dominent les bruns, les jaunes, appliqués en à-plats, sans trop de nuances. Cela colle parfaitement avec le graphisme économe mais expressif de Dupuy et Berberian, qui usent davantage du pinceau directement pour l'encrage.

La série s'affirme comme une production à laquelle ses auteurs se consacrent avec exigence : facile à lire, elle diffuse pourtant un lot d'émotions très variées et subtilement transcrites, avec une mise en images dont la simplicité évoque surtout l'épure. 

jeudi 25 juin 2015

Critique 653 : MONSIEUR JEAN, TOMES 1 & 2 - L'AMOUR, LA CONCIERGE & LES NUITS LES PLUS BLANCHES, de Dupuy et Berberian


MONSIEUR JEAN : L'AMOUR, LA CONCIERGE est le premier tome de la série, écrit et dessiné par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 1991 par Les Humanoïdes Associés.
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Monsieur Jean est une série qui ne se résume pas : il ne s'agit pas en effet d'une histoire linéaire par album mais plutôt d'une succession de petites histoires, aux formats très variables (parfois une page, parfois une dizaine), comme des tranches de vie ou des sketchs. Cette élasticité est un des éléments qui lui donne son originalité et sa fraîcheur, encore savoureuse près d'un quart de siècle après son apparition.

Pourquoi ai-je eu envie de me replonger dans cette série, abandonnée par ses auteurs depuis dix ans tout juste, après 7 tomes, et que j'ai failli il y a quelque temps revendre en bloc ? Je ne l'ai pas saisi immédiatement jusqu'à ce que je sois en train de lire le dernier gag de la série Dad par Nob dans Spirou : soudain, comme une révélation, j'ai compris qu'une des raisons pour laquelle j'appréciai tant ce titre, c'est parce qu'il me semble être un des héritiers de l'oeuvre de Dupuy et Berberian et que le papa de Pandora, Ondine, Roxane, et Bérénice ressemble en vérité de manière troublante à Monsieur Jean avec quelques années et kilos en plus.

La réussite d'une bande dessinée, à fortiori quand elle est développée dans une série d'un bon niveau, se traduit par la rencontre entre ses auteurs et leur sujet. Il y a là comme la manifestation d'un phénomène magique où le talent d'un scénariste et d'un dessinateur s'expriment parfaitement parce qu'ils trouvent le bon cadre, le bon personnage, la bonne histoire. Mais plus une équipe artistique s'aventure dans le registre d'une quasi-autofiction, plus le défi à relever est difficile car il faut alors éviter de basculer dans un récit dont la banalité ne raconte rien qui dépasse l'anecdote ou vire au déballage. 

Ce miracle s'est accompli quand Dupuy et Berberian ont entamé la réalisation de Monsieur Jean, bande dessinée où ils ont en permanence marché sur un fil, en équilibre, sans jamais tomber dans le quelconque ou le vulgaire, en gardant toujours la bonne distance - celle-là même qui leur a permis de toucher un lectorat fidèle et conséquent, appréciant de disposer d'une série sensible, à la fois légère et profonde, amusante et touchante.      

Le tandem que forme Philippe Dupuy et Charles Berberian procède lui aussi d'une forme de miracle, un cas tout à fait atypique dans le monde de la bande dessinée : lorsqu'on dit qu'ils écrivent et dessinent Monsieur Jean, il faut comprendre qu'ils le font littéralement ensemble, signant textes et dessins sans qu'on sache qui fait exactement quoi. Ils réalisent tout à quatre mains, abolissant la frontière traditionnelle entre le scénariste et le graphiste, postes normalement clairement définis dès le départ : leur oeuvre est donc véritablement fusionnelle. 

Mais ça n'a pas toujours été le cas : si un an seulement les sépare (Berberian est né en 1959, Dupuy en 1960), les deux partenaires ont fait leurs armes dans plusieurs fanzines, dont le fameux PLGPPUR (Plein La Gueule Pour Pas Un Rond) où ils se sont rencontrés. Philippe Dupuy cherchait un auteur, il l'a trouvé avec Charles Berberian, puis leur méthode est devenue ce qu'elle est sur Monsieur Jean quand Dupuy a encouragé Berberian à dessiner aussi. 
Cela date de 1983 et marque le début de cette collaboration qui les conduira aux pages de la revue Fluide Glacial où ils créent la série Le Journal d’Henriette, chronique acide sur une adolescente au physique ingrat. Mais la périodicité mensuelle ne leur convient pas longtemps et ils proposent ensuite Monsieur Jean aux Humanoïdes Associés, grâce auxquels ils vont atteindre une plus large audience, dès l'apparition du personnage en 1990 dans le revue Yéti
Consécration pour le duo : en 1999, le tome 4 de la série (Vivons heureux sans en avoir l’air) sera récompensé du Prix du meilleur album au festival d’Angoulême.

Avec ce premier album, intitulé Monsieur Jean, l’amour, la concierge, on aborde la série avec sept histoires de tailles diverses. Les auteurs refusent tout effet spectaculaire : on y découvre et suit un presque trentenaire, romancier (son premier livre, La table d'ébène, vient de paraître) et traducteur. C'est le prototype du bo-bo tel qu'on l'appellera plus tard, le bourgeois bohème, qui vit sans avoir apparemment de gros soucis financiers, dans un quartier simple mais confortable, célibataire à la recherche de l'amour mais qui peut se contenter de quelques romances éphémères, entourés d'amis appartenant au même milieu, avec des parents de condition plus modeste habitant dans une maison en banlieue.

Autour de Monsieur Jean gravitent une galerie de seconds rôles récurrents : d'abord son meilleur ami, Félix, qui lui confie la garde de son chat Théo (dont les caprices sont redoutés) et qui essaie de refaire sa vie avec Marlène, mère célibataire ; puis Clément, un riche oisif qui papillonne de fêtes en fêtes.
La concierge de l'immeuble où vit Jean est Madame Poulbot (Paulette de son prénom), avec laquelle il entretient des relations difficiles : la dame n'a guère d'estime pour ce locataire dont elle juge la vie dissolue et les fréquentations peu recommandables, jusqu'à ce qu'elle découvre qu'il est un jeune écrivain médiatisé.

Dupuy et Berberian revisitent la figure de l'anti-héros, non pas dans sa formulation antipathique mais plutôt comme un individu qui n'a rien de spécialement remarquable, en fait un personnage sur lequel il n'y a rien à raconter. Mais sur ce héros "en creux", les auteurs fondent les bases d'une série de tous les possibles : discret, timide, modeste, tout peut lui arriver. Les auteurs font de cet auteur leur double fantasmé mais un fantasme raisonnable, crédible, immédiatement familier.

Quand la série ose davantage, c'est le temps d'un épisode à Avignon où Jean est engagé par un producteur de cinéma véreux poursuivi par des tueurs, qui trompe sa femme avec la baby-sitter (la belle Solveig dont s'entiche le héros avant de découvrir sa liaison avec son hôte). Le chapitre se conclut sur une note malicieuse. 

Mais on sent bien que Dupuy et Berberian tâtonnent encore, cherchent leurs marques : la plupart du temps, leurs récits ne sortent pas de la chronique des vicissitudes d’un célibataire dans des situations dont la banalité suscite au mieux un sourire amusé (des courses cauchemardesques, la garde du chat de Félix, le rapport tendu avec la concierge). Monsieur Jean subit plus les événements qu'il ne les surmonte, et c'est pour cela qu'on s'identifie facilement à lui.

Le dessin correspond parfaitement à la simplicité humble de l'écriture avec un trait rond, épuré, mais qui ne se prive pas d'une expressivité élégante. Le découpage est habile, avec parfois l'usage de "gaufriers", mais toujours un bon dynamisme : le format court des histoires est soutenu par une narration graphique très fluide, aérée. 

Ce style évoque celui de Frank Margerin et son Lucien, dont Monsieur Jean pourrait être une sorte de cousin : la rondeur et l'absence de maniérisme esthétique se parent d'un raffinement certain, signifié par une colorisation délicate de Claude Legris, avec des à-plats souvent réduits à une seule gamme chromatique (les scènes nocturnes sont ainsi classiquement traitées avec une palette de bleus : une convention que n'importe qui interprète facilement). 

Si ce premier tome est un peu (trop) sage, il est aussi plein de promesses. Qui seront confirmées dès l'épisode suivant....

MONSIEUR JEAN : LES NUITS LES PLUS BLANCHES est le deuxième tome de la série, écrit et dessiné par Philippe Dupuy et Charles Berberian, publié en 1992 par Les Humanoïdes Associés.
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Les Nuits les plus blanches s'inscrit dans la droite ligne du précédent tome de la série : on renoue avec les éléments les plus séduisants posés par Dupuy et Berberian tout en appréciant quelques audaces inédites.

Comme pour résumer cette progression, l'album débute avec un mini-événement : Monsieur Jean fête ses trente ans. Mais cette anniversaire va entraîner le héros dans une période de doute.

Le décalage entre les tourments qui assaillent le personnage et l'existence confortable qu'il mène suscite la comédie. En vérité, c'est un sentiment d'insatisfaction qui anime Jean : il est toujours célibataire, on devine que cela commence à le miner même s'il collectionne les aventures (séduisant sans trop de problèmes, mais sans ressentir le grand frisson). Pour ce jeune homme pourtant déjà installé, le fait de ne pas être posé familialement reste un manque, une faille à combler. Avoir trente ans dans ces conditions résonne comme un échec.

Dupuy et Berberian matérialisent cette crise existentielle en ponctuant l'album par les soucis gastriques de Monsieur Jean après qu'il ait mangé une pizza et par des insomnies chroniques, que les conseils de son ami Clément n'apaisent pas durablement (solutions parfois burlesques comme quand il s'agit de compter les hippopotames, oui mais les hippopotames amoureux sinon ça ne marche pas !). La représentation des rêves permet aux auteurs de s'amuser (et de nous amuser) avec leur héros sur un champ de bataille loufoque.

On retrouve bien entendu d'autres figures déjà connues comme Félix, dont le personnage et la relation avec Jean acquièrent une dimension supplémentaire : il y a là matière à une réflexion subtile sur le temps qui passe, l'amitié, qui dépasse le cadre habituel du duo d'amis dans la bande dessinée.
Lorsque Jean accepte d'aider Félix à déménager, il doit composer avec un rendez-vous romantique dont l'issue est totalement bouleversée par un aveu terrible.

Clément agit différemment sur le héros et ses aventures : il est celui qui titille constamment Jean, moins d'ailleurs pour se moquer de lui que pour l'aiguiller lors de moments importants dans sa vie. Cela aboutit au chapitre le plus réussi du tome quand il est question d'un voyage au Portugal, où un traducteur passionné par Fernando Pessoa, une jolie libraire (au fiancé jaloux) et un livre et une lettre perdus forment des étapes émouvantes.

Un autre très bon épisode est celui où Monsieur Jean est accompagné une journée durant par Monsieur Négatif, incarnation de sa mauvaise humeur. La rencontre fugace avec une admiratrice chassera ce démon, représenté comme une hommage évident aux Idées Noires de Franquin.

Graphiquement, Dupuy et Berberian n'effectuent pas de progression spectaculaire : c'est une autre caractéristique notable de la série que d'avoir trouvé son style esthétique presque définitif tout de suite (même si, en matière d'encrage, on notera ensuite une évolution subtile).

La colorisation toujours aussi nuancée de Claude Legris contribue aussi à cette identité et cette unité visuelles.

De la belle ouvrage qui, sous son aspect modeste, présente en vérité un authentique travail d'orfèvres. Avec son air de ne pas y toucher, Monsieur Jean nous touche par la justesse de son écriture et l'élégance de son dessin.

mardi 23 juin 2015

Critique 652 : LE VOL DU CORBEAU - INTEGRALE, de Jean-Pierre Gibrat


LE VOL DU CORBEAU : INTEGRALE regroupe en un seul volume le récit complet, écrit et dessiné par Jean-Pierre Gibrat, composé de deux tomes, publiés respectivement en 2002 et 2005 par Dupuis.
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(Ci-dessus : la couverture et un extrait du tome 1
du Vol du corbeau. Textes et dessins de Gibrat.) 
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(Ci-dessus : la couverture et un extrait du tome 2
du Vol du corbeau. Textes et dessins de Gibrat.)

Le jour du débarquement en Normandie, une jeune femme, Jeanne, résistante, est détenue dans une cellule d'un commissariat de police à Paris après avoir été dénoncée pour commerce sur le marché noir.
Rapidement, elle est rejointe par François, un cambrioleur appréhendé en flagrant délit. 
Alors qu'un bombardement oblige les policiers à se réfugier, les deux prisonniers en profitent pour s'échapper en gagnant les toits. Jeanne se tord la cheville puis la pluie se met à tomber, l'obligeant avec François à se mettre à l'abri pour la nuit.
Tout oppose la jeune femme et son complice : elle brandit ses convictions communistes, il est un individualiste forcené. Néanmoins il accepte de continuer à l'aider après qu'elle lui a expliqué les conditions de son arrestation et la situation de sa soeur, Cécile, dont elle est sans nouvelles alors qu'elle appartient au même réseau de résistants.
François emmène Jeanne sur "l'Himalaya", la péniche d'un couple d'amis, René et Huguette et de leur jeune fils, Nicolas. La troupe traverse ainsi le canal Saint-Martin, et au gré de ses écales, Jeanne en profite pour reprendre contact avec un camarade, amoureux d'elle, Michel. Il lui apprend que le parti communiste recommande à ses membres de se faire oublier en partant en province mais que Cécile a certainement été arrêtée par les allemands.
Lorsque François revient d'une nouvelle sortie nocturne passée à quelques cambriolages, il découvre avec stupeur qu'un soldat allemand est à bord de la péniche, réquisitionnée pour aller chercher du matériel à Monceau-Les-Mines. Jeanne reste d'abord cachée dans le puits de chaîne du navire, en proie à de multiples peurs - peur de ce militaire ennemi, peur pour sa soeur, peur pour sa propre vie... Et peur aussi pour François dont le soutien indéfectible a eu raison de sa défiance à son égard.

Même si l'intrigue ne le révèle pas tout de suite, Le Vol du corbeau est la suite du Sursis puisque son héroïne, Jeanne, est la soeur de Cécile Cadrieux, et que l'action débute peu de temps après le dénouement du précédent diptyque, lorsque Cécile apprend à Jeanne les circonstances de la mort de Julien Sarlat.

Oser donner un prolongement à une réussite aussi mémorable que Le Sursis était un pari risqué pour Gibrat, mais il le relève haut la main. On peut même, comme c'est mon avis, considérer ces deux tomes comme encore supérieurs.

L'auteur change complètement de cadre pour planter son action : après la campagne aveyronnaise, il situe son histoire dans Paris à la fin de l'occupation allemande en 1944. La longue séquence initiale est magistrale avec la rencontre de Jeanne et François et leur évasion par les toits. Menée sur un rythme soutenu, ponctuée par des dialogues enlevés - qui permettent de caractériser habilement les deux personnages, en exposant leurs convictions politiques et philosophiques et en jouant sur le ressort propre à la screwball comedy (ils n'ont rien pour s'entendre, donc ils finiront par s'aimer) - et dans des décors spectaculaires, cette série de pages est jubilatoire.

Gibrat utilise à nouveau, en renfort de la narration, la voix-off (de Jeanne), mais avec plus de modération que dans Le Sursis (avec celle de Julien). Le scénariste y déploie une verve certaine qui donne à son héroïne un tempérament affirmé nuancé cependant par l'angoisse qui l'étreint - angoisse bien compréhensible dans sa situation : elle est fugitive, sa soeur a été arrêtée, et doit s'en remettre à un inconnu impliqué dans des activités répréhensibles et qui fuit tout engagement.

Puis le récit décrit un suspense original avec la traversée à bord de la péniche de René, Huguette et leur fils Nicolas (qui joue occasionnellement les chauffeurs pour Jeanne) : Gibrat prend alors son temps en s'appuyant sur les relations piquantes de ce groupe mais entretient la tension dramatique de leur périple jusqu'au cliffhanger à la fin du tome 1, lorsque des soldats allemands réquisitionnent "l'Himalaya" et que l'un d'entre eux s'y installe.

Ce rebondissement relance tout et la présence de ce passager d'abord mutique mais qui s'avère être un enrôlé alsacien, traumatisé par les combats sur le front russe, entretient le danger encouru par la troupe. Gibrat joue en orfèvre des possibilités que lui offre ce dispositif, une sorte de huis clos sur l'eau, tout en n'oubliant jamais ses subplots (où est la soeur de Jeanne ? Qui a trahi la jeune femme ?).

Le dénouement de cette aventure ménage son lot de soulagement, de surprise et d'émotion, même si, à l'ultime page, cette fois, Gibrat s'autorise une fin plus optimiste, suggérée avec finesse et même poésie.

Visuellement, c'est une nouvelle fois un enchantement : l'artiste aligne des planches somptueuses, où son sens du détail, en particulier dans la représentation des décors extérieurs est éblouissant. La "ballade" sur les toits de Paris offre des vues spectaculaires, soulignées par des effets de perspectives impressionnants - et tout ça, ma bonne dame, c'est fait à la main !

Il est intéressant de noter qu'au début du tome 1, Gibrat adresse quelques-uns de ses remerciements à des collègues, dont André Juillard (Le cahier bleu ; Après la pluie - dont j'ai parlé il y a quelque temps), Alain Dodier (Jérôme K. Jérôme Bloche - dont j'ai analysé la totalité des albums parus) et Bernard Puchulu (dessinateur de La boîte morte, le vengeur et son double, et de La jeune Copte, le diamantaire et son Boustrophédon, écrits par Pierre Christin) - trois artistes qui partagent avec lui le souci du travail bien fait, une façon de faire à l'ancienne, dans ce style réaliste précis et documenté, mais qui ne sacrifie jamais la reconstitution au naturel.

En donnant le premier rôle à Jeanne, Gibrat se fait manifestement plaisir et donne vie à une héroïne dont la beauté est irrésistible, mais sans oublier de la doter d'un caractère bien trempée. Son "couple" avec François a le bon goût de ne pas reproduire celui formé par Cécile et Julien dans Le Sursis, ce qui procure des échanges vifs et plaisants. Le soin avec lequel le dessinateur les anime, leur confère expressivité et attitudes ajoute à la qualité esthétique du projet.

Par ailleurs, les seconds rôles sont plus développés et accompagnent mieux les deux héros : René et son goût pour le bon vin, Huguette et sa gouaille, Nicolas et sa malice, complètent merveilleusement le casting. Et lorsque Jeanne retrouve sa soeur Cécile, ce qui matérialise le lien entre Le Vol du corbeau et Le Sursis, le sentiment de lire une oeuvre complète est très gratifiant.

Louangé par la critique, plébiscité par le public, ce nouveau récit sera consacré, fort logiquement, en 2006 par le Prix du dessin au festival d'Angoulême - avant, peut-être, qu'une prochaine promotion n'honore, à juste titre, Gibrat d'un Grand Prix pour l'ensemble de son oeuvre : récompense qui ne serait pas volée !

Quelques illustrations inédites pour conclure cette entrée :

lundi 22 juin 2015

Critique 651 : LE SURSIS - INTEGRALE, de Jean-Pierre Gibrat


LE SURSIS : INTEGRALE regroupe en un seul volume le récit complet, écrit et dessiné par Jean-Pierre Gibrat, composé de deux tomes, publiés respectivement en 1997 et 1999 par Dupuis. 
(Ci-dessus : la couverture et un extrait du
tome 1 du Sursis. Textes et dessins de Gibrat.)

Embarqué de force pour le service du travail obligatoire, Julien Sarlat, un jeune homme natif d'un village de l'Aveyron, s'enfuit en sautant du train qui le conduisait en Allemagne et retourne se réfugier chez sa tante, Angèle Fourcadelle. 
Il apprend qu'il l'a échappé belle puisque le train a été bombardé et ses papiers d'identité ont été trouvés sur le cadavre d'un autre passager : il est donc considéré comme officiellement mort. 
L'instituteur du village, M. Thomassin, a été arrêté à cause de ses sympathies communistes et Julien décide de sa cacher dans le grenier de sa maison mise sous scellés. Sa tante l'approvisionne alors régulièrement en lui apportant des victuailles tôt le matin, avant l'arrivée des écoliers. 
Le reste de ses journées, Julien le passe à consulter les cahiers de son ancien maître, à lire ses livres, mais surtout à observer depuis son pigeonnier, avec une lunette astronomique, la vie du village sur lequel il a une vue imprenable.
C'est ainsi qu'il assiste à son propre enterrement, mais aussi qu'il peut voir la belle Cécile Cadrieux, son amour de jeunesse, serveuse aux "Tilleuls", le café de la place de l'église ou, plus désagréable, la présence de la milice dirigée par son ancien camarade Serge que le vieux Basile, un détracteur de Pétain et Laval, nargue.
Du 27 Juin au 31 Décembre 1943, Julien écoute aussi à la radio la progression des forces alliés contre les allemands et les italiens. Mais lorsque sa tante se casse une jambe accidentellement et qu'il se trouve coincé dehors, il n'a d'autre choix que de révéler sa présence à Cécile - qui a peut-être un nouvel amant en la personne de Paul, le médecin... 
*
 
(Ci-dessus : la couverture et un extrait
du tome 2 du Sursis. Textes et dessins de Gibrat.)

Julien retrouve Cécile et découvre la véritable nature de sa relation avec le médecin Paul, qui est aussi un membre actif de la résistance locale. Alors que les deux tourtereaux renouent et que la tante Angèle revient chez elle, la tension monte d'un cran quand l'armée allemande traverse le village et que l'officier à la tête de cette colonne tue, dans un accès de colère, le père de Cécile.
Les maquisards rendent à présent coup pour coup aux partisans de Pétain comme Serge qui finit par piéger Julien, mais le vieux Basile lui sauvera la vie. Cécile, après un premier aller-retour à Paris, convainc son amant de le rejoindre à la capitale.
Le destin sera cruellement ironique avec le jeune homme quand il quittera son village par le train, comme il y était revenu...

J'ai lu pour la première fois Jean-Pierre Gibrat lorsqu'il collabora avec Jacky Berroyer pour les aventures de Goudard (de 1978 à 1985), dont j'avais acheté l'Intégrale (Les Années Goudard - depuis revendue, je le regrette : je l'aurais volontiers relue pour en écrire une critique).
J'ai ensuite poursuivi avec la trilogie des Missions (Mission en Afrique et Mission en Thaïlande, écrits par Guy Vidal ; Mission au Guatémala, écrit par Dominique Leguillier). Puis comme beaucoup d'autres artistes, j'ai lâché l'affaire en allant voir ailleurs si l'herbe était plus verte.
J'ai replongé en 1996 avec le récit complet Marée basse, écrit par Daniel Pecqueur, qui ne m'a pas laissé un grand souvenir, mais qui témoignait du talent toujours de l'artiste. Un an plus tard, j'acquerrai le premier tome du Sursis, dont Gibrat signait scénario et dessins. La suite et fin vint en 1999, dans cette très belle collection de Dupuis qu'est Aire Libre.

Je viens de relire tout ça sous la forme d'une magnifique Intégrale, réunissant les deux albums, agrémentée d'un sketchbook éblouissant - de quoi vous interroger sur certains critiques qui trouvent que Gibrat, "c'était mieux avant" : fâcheux grincheux !

Comment ne pas être conquis par ce diptyque, aussi bien construit que mis en images ? Gibrat n'a pas choisi la facilité avec ce projet qui mélange le récit historique, situé durant l'occupation allemande en 1943-44 dans un petit village de l'Aveyron, et la romance. Mais il a réalisé ça avec une aisance déconcertante même s'il y a quand même consacré pas moins de cinq ans en tout.

L'auteur a le souci du détail, aussi bien graphique que narratif, et pour aborder son histoire, il a pris le parti de d'abord soigner la caractérisation de ses personnages : il a recours à une voix-off abondante mais qui ne nuit pas à la fluidité de la lecture, et son héros adopte une situation ambiguë. Refusant le S.T.O. en Allemagne, il s'évade et se planque en attendant la fin de la guerre. Dans un premier temps, notre sympathie est acquise à ce personnage charmeur, gouailleur, glandeur, puis à mesure que les événements se succèdent, sa conduite nous interroge : n'est-il pas surtout un lâche en refusant de prendre part au combat, en particulier celui de la résistance incarnée par le médecin Paul (qu'il jalouse d'abord en le soupçonnant de l'avoir remplacé dans le coeur de Cécile) ?

En sachant éviter tout simplisme, Gibrat confère à son récit une richesse bienvenue en développant pourtant une trame très intimiste, dans le cadre bucolique d'un patelin plutôt épargné par la guerre. Hormis, en effet, la présence de la milice, dont une brigade est dirigée par Serge, un jeune homme antisémite et pétainiste dont l'opportunisme éclatera tardivement quand son sort sera compromis, et un passage glaçant d'une colonne de l'armée allemande, la vie coule tranquillement à Cambeyrac, avec ses parties de pétanques ponctuées par les opinions bienveillantes du curé et les réparties du vieux Basile.

Lorsque Gibrat réunit au début du second tome Julien et Cécile, le tableau est presque ordinaire, les horreurs du conflit bien loin. Mais il subsiste une tension, le poids d'une fatalité dans cette histoire, induite par son titre dont on peine à interpréter le sens. De quel sursis s'agit-il exactement ? Tout sursis suggère un dénouement incertain, souvent dramatique. L'auteur le dévoilera avec une ironie cruelle, poignante, dans les ultimes pages de son récit. Je me rappelle que la première fois que je l'ai lue, cette histoire m'a semblé frappée d'un pessimisme injuste, je souhaitais tant que cela se termine bien. Aujourd'hui, peut-être suis-je moins sentimental, mais j'ai su mieux apprécier la fin, qui évite sans doute une issue trop positive.  

Bien entendu, on ne peut pas faire l'éloge d'une production de Gibrat sans parler de son fantastique talent de dessinateur. Il y a quelques années, disposant de quelque argent, je m'étais fait un plaisir en achetant une lithographie de l'artiste représentant Cécile... Qui aujourd'hui décore un mur de mon ancienne chambre, où dort désormais ma mère.

Gibrat est un dessinateur incomparable quand il s'agit de représenter de belles héroïnes, et Cécile Cadrieux est une de ses réussites les plus accomplies : on ne peut pas ne pas tomber amoureux de cette brunette avec sa robe rouge à pois blancs, et donc l'identification avec Julien Sarlat n'est pas difficile.

Mais il serait très réducteur de ne considérer le dessinateur que pour cette partie de son travail, car Gibrat est un artiste complet : ses personnages possèdent une expressivité formidable, avec une gestuelle élaborée, un look très bien étudié. Le naturel avec lequel il les anime évite à sa bande dessinée le piège de n'être qu'une jolie reconstitution d'époque, et le cadre dans lequel il les fait évoluer participe aussi de cet effort : dans la campagne aveyronnaise, on échappe aux paysages désolés des bombardements de la guerre et l'évocation de la guerre passe par l'atmosphère, dont la bonhomie est définitivement rompue après la scène de la mort du père de Cécile par l'officier allemand.

Le découpage est faussement simple : Gibrat n'use pas de vignettes aux dimensions, aux formes ou à la disposition atypiques, mais il les remplit toujours bien, avec un sens de la composition virtuose - voyez comment il place les personnages dans les décors, aussi bien intérieurs qu'extérieurs, c'est admirable. Peu de dessinateurs obtiennent des images aussi bien distribuées (à part Boucq).

Il faut aussi souligner la qualité impressionnante de la colorisation de Gibrat, qui a délaissé l'encrage classique pour le crayon rehaussé d'aquarelles, avec une palette de nuances splendides - et je pèse bien mes mots. La luminosité des plans durant la belle saison précède le réalisme de la saison hivernale avant que le printemps ne revienne, le tout avec un dosage parfait.

Voilà une oeuvre - que dis-je un chef d'oeuvre immanquable auquel Dupuis a su donner l'écrin qu'il méritait pour fêter les vingt ans de sa collection Aire Libre. Avec cette histoire divinement illustrée, Gibrat a gagné une nouvelle dimension, que ses travaux suivants ont su pérenniser - je compte bien vous en toucher bientôt un mot... Et en attendant, je vous laisse avec deux images, deux portraits de Julien et Cécile.


dimanche 21 juin 2015

Critique 650 : MAGIC IN THE MOONLIGHT, de Woody Allen

Comme je suis déçu par Magic 7, la nouvelle série "magique" publiée dans Spirou, mais aussi parce que je me suis dit que ça casserait un peu la routine du blog d'y glisser de temps en temps une critique d'un film que j'ai aimé et que j'ai (re)vu, je vais vous causer du dernier opus de mon cinéaste préféré, Woody Allen, qui traite justement (et autrement mieux) de la magie : Magic in the Moonlight.  
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MAGIC IN THE MOONLIGHT est le 44ème film écrit et réalisé par Woody Allen sorti le 22 Octobre 2014.
Colin Firth et Emma Stone tiennent les rôles principaux de cette comédie romantique.
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Stanley Crawford (Colin Firth) et Sophie Baker (Emma Stone). 

1928. Stanley Crawford, un célèbre illusionniste britannique, se produit à Berlin sous l'accoutrement de Wei Ling Soo. Un de ses vieux amis et collègues, Howard Burkan, vient faire appel à lui pour démasquer une jeune femme, Sophie Baker, qui se prétend spirite et entreprendrait, avec sa mère, qui lui sert d'impresario, de dépouiller une riche famille établie sur la Côte d'Azur (le fils unique est d'ailleurs prêt à l'épouser).
Crawford, prétentieux, rigide et misanthrope, qui emploie son temps hors de la scène à chasser tous les médiums, qu'il considère comme des charlatans, relève le défi, en sacrifiant un voyage avec sa fiancée aux îles Galapagos. 
Une fois sur place, il ne tarde pas à s'attirer l'inimitié de tous ses hôtes et de celle qu'il affronte. Mais Sophie est une adversaire coriace et désarmante, qui le perce vite à jour. Quand Crawford lui présente sa vieille tante Vanessa, qui l'a élevé, et vit près de chez les Catledge, la jeune femme révèle des détails que personne ne connait et qui bouleverse l'illusionniste, alors convaincu qu'elle a réellement un don surnaturel.
Reconnaissant sa défaite auprès de Burkan, il la présente à la presse. Troublé aussi par le charme de Sophie, il refuse toutefois de déclarer ses sentiments quand elle, le fait de manière suggestive lors d'une réception fastueuse donnée par l'héritier des Catledge pour annoncer leurs fiançailles.
La situation prend toutefois un tour nouveau lorsque la tante Vanessa a un accident de la route et se trouve entre la vie et la mort. Crawford va jusqu'à prier pour qu'elle s'en remette avant de comprendre comment on s'est joué de lui et pourquoi. Malgré cela, admettra-t-il son amour pour Sophie en lui pardonnant ? 

S'il est un rendez-vous que je me fais fort de ne pas manquer chaque année, c'est bien celui d'aller voir en salles (et en version originale, comme le cinéma de ma ville le propose heureusement) chaque nouveau film réalisé par Woody Allen

La régularité métronomique avec laquelle le cinéaste new-yorkais filme est impressionnante et la qualité de son oeuvre tout autant : il peut parfois mieux réussir son coup mais jamais il ne produit quelque chose de mauvais ; il y a toujours, même dans dans un de ses opus ratés, quelque chose qui vous reste en mémoire et qui, à défaut de sauver le long métrage, vous y fait repenser avec le sourire ou peut nourrir une conversation avec un autre amateur.

La décennie passée a aussi prouvée que Woody Allen, à 79 ans aujourd'hui, avait su trouver un nouveau souffle en osant quitter son giron new-yorkais : certes, ses voyages ont été aussi motivés par l'obtention de financements étrangers, mais il a puisé dans ses déplacements une vigueur qui a profité à son écriture. La découverte de nouveaux décors, le recrutement de nouveaux (et souvent plus jeunes) acteurs, a redonné à son cinéma des couleurs, une audace. 

Quand on se rappelle de Match point, Scoop, Vicky Cristina Barcelona (fameux triptyque avec sa muse Scarlett Johansson), Le Rêve de Cassandre, Midnight in Paris, ou, l'an dernier, de Blue Jasmine, on mesure tout cela (et on relativise les titres plus mineurs comme To Rome with love et Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu - des films choraux auxquels ils manquaient justement un argument assez fort et aux castings surpeuplés).
Et quand il a reposé sa caméra à Manhattan, c'est pour y raconter une fable jubilatoire (l'excellent Whatever works).

Magic in the moonlight fait partie des très bons crus "Alleniens" de ces dernières années (on attendra encore un peu pour les comparer à d'autres, plus anciens et passés à la postérité). 

Il se trouve que  le sujet m'attirait spécialement car je m'intéresse à l'histoire des prestidigitateurs du début du XXème siècle (j'avais même eu le projet d'écrire un scénario à ce propos, mais sans parvenir à trouver une intrigue et un angle qui me satisfassent). 
Ainsi, j'ai pu apprécier, en premier lieu, la qualité de la documentation du cinéaste sur la guerre entre illusionnistes (il est impropre de parler de magiciens car les illusionnistes détestaient ce terme) et les spirites, magnétiseurs et autres filous : le célèbre Harry Houdini, "roi de l'évasion", fut un contempteur acharné de ces escrocs (quand bien même il souscrit au "pacte de mort des magiciens", un rituel d'invocation des disparus par leurs proches survivants).
Le personnage de Wei Ling Soo s'inspire aussi de figures de l'époque à laquelle se déroule l'histoire du film :il n'était en effet pas rare que des occidentaux se griment en orientaux pour rendre leurs spectacles plus exotiques et leurs numéros plus impressionnants aux yeux d'un public fasciné par tout ce qui venait du bout du monde..
  
Mais Woody Allen et la magie, c'est une vieille histoire : déjà dans Stardust memories, puis plus tard dans Le Sortilège du scorpion de Jade et Alice, on y trouvait des personnages et des éléments du folklore. Encore plus récemment, dans Scoop, il incarnait un prestidigitateur raté. 

Quoi de plus naturel en somme pour un auteur dont le discours, tour à tour mélancolique et léger, dramatique et comique, sur les sentiments et leurs révélations alimente l'oeuvre que d'invoquer la magie, ses artifices, pour souligner le dérisoire ou l'essentiel dans les relations entre hommes et femmes.

Magic in the moonlight procède de la même manière et, comme toute fable, elle délivre une morale simple mais  typique de la philosophie de la vie selon Woody Allen : il n'y a pas d'amour sans qu'un tour soit joué.
En insistant sur la possibilité d'un merveilleux irrationnel opérant dans la rencontre entre un illusionniste désabusé et grincheux et une séduisante pseudo-spirite faussement ingénue, l'auteur, pourtant au sommet de son pessimisme sur la condition humaine, comme en témoignent des dialogues de plus en plus féroces (à la fois drolatiques et sinistres - drolatiques car sinistres même), semble pourtant confier à ses spectateurs qu'il est finalement peut-être préférable d'être heureux malgré une supercherie que d'être malheureux dans le vrai - ou, à tout le moins, en acceptant quelques compromis avec la vérité.

Après l'exploration cruelle et vertigineuse de la déchéance sociale, sentimentale et mentale d'une grande bourgeoise trompée dans Blue Jasmine, Magic in the moonlight s'apprécie aussi pour sa délicatesse et son absence de drame. Comme d'autres cinéastes très productifs, le cinéma de Woody Allen possède cette vertu, qui exercer une séduction durable sur ses fans, de se décliner de façon réactive : après un opus grave, le suivant sera plus léger, cette alternance permet ainsi d'apprécier chacun car leurs attraits sont distincts.

Pourtant, malgré ce soin à démarquer chaque oeuvre de la précédente, on peut s'amuser à noter que Allen aime à mixer de plus en plus régulièrement une certaine mélancolie, toujours élégante (une sorte de "désespoir gai") et d'exotisme, comme c'était déjà le cas avec Vicky Cristina Barcelona ou Midnight in Paris : ici, encore, on retrouve un cadre inattendu pour le cinéaste (la "french riviera"), capté à une époque emblématique (la fin des "années folles"), avec donc tout l'aspect esthétique qui leur est liés (costumes, décors, véhicules, musique, ambiance), et une histoire d'amour contrariée, improbable, pleine d'embûches,  mélange de joutes oratoires piquantes et de moments suspendus où les protagonistes sont face à eux-mêmes sans savoir comment réagir, désarçonnés par ce qu'ils éprouvent, et l'exprimant ensuite maladroitement (de manière à la fois touchante et humoristique).

Libéré de New York, ville dont il connaît tout comme il l'a abondamment filmée, Woody Allen retrouve ailleurs le charme de l'illusion dans ses cartes postales où il situe désormais ses histoires, empruntant à divers genres, sans restriction, comme le polar, la comédie, la romance, le fantastique. 

Qu'importe alors, en définitive, s'il s'agit d'un grand ou même d'un de ses meilleurs films, récents ou plus globalement, Magic in the moonlight s'apprécie plutôt dans ce que son auteur nous glisse : le discours d'un artiste qui ne croit plus en rien mais qui raconte pourtant encore des histoires de gens qui font "comme si".

La mise en scène est au diapason : discrète mais juste. Allen n'est pas un réalisateur adepte de mouvements d'appareils ostentatoires, sa caméra est au service de son récit et de ses acteurs. Tant pis pour le spectacle ? 
Pas si vite, car le cinéaste s'entoure de techniciens d'un calibre fabuleux, comme cette fois-ci avec le chef opérateur Darius Khondji, qui a produit une photographie somptueuse pour le film (guère étonnant de la part du responsable des images de Seven de David Fincher comme de Alien, la résurrection de Jean-Pierre Jeunet). 
Et tout le "production design" est à l'avenant, avec des costumes, des décors vraiment superbes - étonnamment "riche" pour un long métrage qui ne doit pourtant pas disposer d'un budget important. 

Et les acteurs ? 
Il semble que Woody se soit trouvé une nouvelle muse avec la ravissante et excellente Emma Stone puisqu'on sait déjà qu'elle est la vedette de son prochain film (The Irrational Man, cet automne en salles, aux côtés de Joaquin Phoenix, nouveau nouveau venu). Elle incarne à la perfection et avec un charme désarmant Sophie Baker, parée de toilettes qui lui vont à merveille, imposant sa candeur irrésistiblement : on est conquis dès le premier regard par cette spirite à laquelle on pardonnera tout et qu'on aime aussi pour son sens de la répartie assénée avec un sourire fondant.
Face à elle, Colin Firth : je connaissais très mal cet acteur, l'ayant remarqué dans les deux Bridget Jones (où il jouait Marc Darcy, le rôle le plus ingrat). Récompensé d'un Oscar (mérité selon l'avis général) pour Le Discours d'un roi (pas vu), il mène une carrière sans grand éclat et j'étais curieux de voir ce qu'il donnerait chez Woody Allen (quand bien même celui-ci nie toujours farouchement diriger spécialement ses acteurs, se contentant comme il le dit d'essayer de bien les choisir). Et Firth est formidable, évitant ce que beaucoup d'autres avant lui ont fait, imiter le phrasé et les postures de son metteur en scène quand il joue, composant sobrement mais efficacement un personnage désenchanté mais piégé.
Un très bon couple (assurément là un des meilleurs chez Allen depuis celui formé par Larry David et Evan Rachel Wood dans Whatever works, dans un registre d'âge et de rapports similaires).

Magic in the moonlight ? Magique !