mardi 16 juin 2015

Critique 645 : LUCKY LUKE, TOMES 35 & 36 - JESSE JAMES & WESTERN CIRCUS, de René Goscinny et Morris


LUCKY LUKE : JESSE JAMES est le 35ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1969 par Dargaud (numéroté comme le tome 4 sur le dos de l'album).
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Deux légendes de l'Ouest vont s'affronter : d'un côté, l'homme qui tire plus vite que son ombre, Lucky Luke ; de l'autre, Jesse James, qui se prend pour le nouveau Robin des bois en voulant voler les riches pour donner aux plus pauvres (lui le premier), avec l'aide de son frère Frank (amateur de Shakespeare) et de leur cousin, Cole Younger (un joyeux et robuste drille).
L'agence de détectives Pinkerton qui traque le gang James demande à Lucky Luke de les expulser du Texas pour qu'il soit jugé dans un des Etats où il a commis des attaques de banques et de trains.
A Nothing Gulch, le cowboy réussit à capturer Cole Younger mais son procès est expédié et il est relâché. Lucky Luke est écoeuré par la couardise de la population qui, peu fière d'elle et craignant que Jesse James et sa bande ne reviennent, se résout à prendre les armes pour se racheter.
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LUCKY LUKE : WESTERN CIRCUS est le 36ème tome de la série, écrit par René Goscinny et dessiné par Morris, publié en 1970 par Dargaud (numéroté comme le tome 5 sur le dos de l'album).
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Alors qu'il est poursuivi par des indiens, Lucky Luke rencontre le capitaine Erasmus Mulligan (dresseur de fauves alcoolique), à la tête du Western Circus, qui se produit loin de New York (où il pâtissait de la concurrence de Barnum) et qui comprend sa femme Vanessa (trapéziste), leur fille Daphné (écuyère et lanceuse de couteaux) et Zip Kilroy (clown), l'époux de cette dernière.
L'arrivée de la troupe à Fort Coyote déplaît au maître de la ville et organisateur du rodéo annuel, Corduroy "D.D" (pour Dent de Diamant) Zilch, qui y voit une concurrence intolérable.
Après avoir recruté un tueur à gâges, Rattlesnake Joe, pour éliminer l'éléphant de Mulligan, Zilch soudoie les indiens en leur promettant une livraison d'alcool. Le cirque détruit, Lucky Luke ruse en s'inscrivant avec tous les membres de la troupe au rodéo qui se transforme en une représentation triomphale devant Jules Framboise, un promoteur de spectacle français.

C'est avec deux albums extraordinaires, des classiques de la série, que Lucky Luke aborde les seventies : les couvertures sont parmi les plus belles et mémorables, annonçant des histoires savoureuses et épiques.

Jesse James renoue avec un des exercices favoris de Goscinny, le détournement d'une icone historique : en guise de préambule, le scénariste présente une biographie résumée de la véritable carrière de celui que la légende donnait davantage comme un sympathique bandit que comme l'authentique fripouille qu'il fut - sa misérable fin (tué dans le dos par un de ses complices, Robert Ford, avec l'arme qu'il venait de lui offrir) fut au diapason de son existence qui n'avait rien d'aussi aimable que celle de son modèle, Robin des bois.

Puis la fiction prend le relais avec une entrée en matière très accrocheuse : trois pages pour chacun des protagonistes, synthétisant les mérites de Lucky Luke (et Jolly Jumper, qui devient de plus en plus cabotin, et qui dialogue même directement avec son cavalier - même si Goscinny n'emploiera plus jamais ce procédé ensuite) puis de Jesse James. On pressent une opposition d'anthologie, et on ne sera pas déçu.

Goscinny adorait les méchants bien bêtes et il a gâté Jesse James tout en en ne faisant pas qu'un abruti : sa logique est en vérité désarmante comme l'illustre une scène hilarante où il braque un homme pour en renflouer un autre bien démuni... Avant de voler ce dernier qui est donc devenu riche à son tour ! Pour que cette combine soit indiscutable et ne quitte pas la famille, Frank James convaincra son frère de lui donner l'argent qu'il dérobe pour qu'il le lui reprenne ensuite : ainsi, aucun d'eux ne sera jamais riche pour l'autre et donc susceptible d'être dépouillé. L'addition du cousin Cole Younger vaut plus pour le rôle de faire-valoir des deux frangins : ce bon vivant est lui un incurable abruti (qui, par exemple, cherche à perfectionner le déraillement des trains à attaquer... Et finit par créer une déviation - un autre grand moment de rigolade).

Le récit enchaîne ainsi les gags à un rythme fou pour aboutir à un dénouement très astucieux dans son moralisme : Lucky Luke a souvent eu affaire à une population (légitimement) effrayée par les bandits mais (aussi sûrement) lâche quand il s'agissait de l'aider à les arrêter. C'est encore ce qui se passe avec les texans de Nothing Gulch quand ils jugent avec une mauvaise foi exaspérante Cole Younger et provoquent le dégoût de Lucky Luke. Mais quand le cowboy refuse de les protéger contre le retour du gang James, il déclenche, à sa grande surprise, un sursaut des civils : conscients d'avoir trahi leur allié et de s'être déshonorés avec cette parodie de justice, ils prennent les armes pour accueillir les malfrats !

Goscinny profite aussi de cet épisode pour glisser quelques caméos comme les Dalton, Billy the kid (ou évoquer Scat Thumbs - le joueur de La diligence - et Ming Li Foo - le blanchisseur du 20ème de cavalerie), ce qui donne une profondeur mythologique à la série. Les détectives Cosmo Smith et Fletcher Jones sont aussi un clin d'oeil évident aux Dupont et Dupond dans Tintin de Hergé.

Western Circus est encore un cran au-dessus, c'est un de mes albums favoris : l'univers du cirque, ses personnages hauts en couleurs, la présence des indiens, le rôle d'un méchant coriace, et la complicité jubilatoire entre Lucky Luke et Jolly Jumper (désormais le compagnon actif à part entière du héros), dans le cadre d'une intrigue très dense, mouvementée et amusante, participent au plaisir intense qu'on prend à sa lecture.

La narration se distingue par son aspect très direct, Goscinny expédie l'exposition de la situation et va rapidement à l'essentiel, maintenant tout du long un tempo très soutenu. Peut-être faut-il interpréter cela comme un moyen de faire passer l'exotisme et l'excentricité de l'histoire, avec son bestiaire abondant et inhabituel, et la troupe représentée comme une sorte de famille foutraque mais novatrice par rapport aux activités traditionnelles du western, comme le rodéo avec lequel elle entre en concurrence. Comme dans Des barbelés sur la prairie (où il défendait les fermiers contre les éleveurs), Lucky Luke n'hésite pas à changer ses habitudes en prenant le parti du cirque au point d'en devenir un des membres alors qu'il voulait participer au rodéo (mais à la fin, les deux sont réunis).

Lorsque je découvris pour la première fois cette aventure, je fus impressionné par sa dimension animalière et les présence des l'éléphant ou du lion (qui ont de vraies scènes), mais aussi par le caractère du capitaine Erasmus Mulligan, ce directeur du cirque hâbleur et ivrogne - j'appris plus tard qu'il était physiquement (et aussi, en partie, psychologiquement) inspiré par le comédien W.C. Fields, très connu dans les années 30 : type misanthrope, misogyne et coléreux à l'écran comme hors de la scène, il détone, mais Goscinny n'a pas osé aller jusque là avec Mulligan (sans doute pour ne pas rebuter le lecteur).

L'album réserve aussi des pages formidables à Jolly Jumper qui, un peu à la manière du Marsupilami, dévoile des talents de plus en plus extraordinaires. Mais l'astuce de Goscinny est de jouer avec, de manière à ce que seul le lecteur en ait conscience (ainsi le cheval est doué en calcul mais ni Mulligan ni Lucky Luke ne le percevront). Sans parler de son adresse spectaculaire, ou, de manière plus touchante, son trac avant de se produire sous le chapiteau. Tout ce qu'on découvre revêt en même temps un côté cruel car l'intelligence de Jolly Jumper reste mésestimée par son maître, qui trouve tout toujours si facile.

On notera aussi le rôle, plus mineur, du mercenaire Rattlesnake Joe, qui évoque Phil Defer (adversaire de Lucky Luke dans un album éponyme 14 ans plus tôt), mais dans une version plus ridicule. A lui seul, il résume la tonalité de l'histoire où la violence est vaincue par le ridicule, le grotesque : une manière en somme de dire que le western et ses clichés sont en train de devenir des pièces de musée - in fine on peut même aller plus loin en pensant que Lucky Luke en s'éclipsant à la fin cherche en permanence à fuir lui aussi ce constat.

Goscinny replace la plantureuse Lulu Carabine, déjà présente dans Dalton City, ce qui ajoute au plaisir du fan.

Morris est dans une forme olympique sur ces deux albums : comme à chaque fois qu'il dispose de scénarios solides et riches, son art a la possibilité de s'exprimer pleinement et le lecteur peut mesurer l'étendue de son talent.

Avec Jesse James, c'est sa capacité toujours impressionnante à camper des personnages aux trognes impayables qui l'emporte. Il leur donne une expressivité, des attitudes, savoureuses, dans lesquelles on lit immédiatement toute la bêtise et la suffisance dont ils vont faire preuve. En même temps, quel que soit le vilain qu'il représente, Morris ne le rend jamais complètement antipathique justement parce son allure et sa gestuelle indiquent tout de suite au lecteur qu'il est plus idiot que méchant : ainsi il est rare de voir un bandit cruel dans Lucky Luke. Têtu, obtus, oui, mais jamais au point de le prendre en grippe (même le teigneux Joe Dalton fait sourire à cause du rouge qui lui monte vite au visage et de petite taille contrastant avec la silhouette svelte de Luke).

Mais dans Western Circus, le travail de l'artiste est impressionnant : non seulement il gère un casting fourni, des décors surprenants, mais les animaux du cirque volent presque la vedette aux humains. Le vieux lion borgne (avec un bandeau sur l'oeil gauche) Nelson, efflanqué et paresseux (et ne consommant que de la soupe) est sensationnel.

Lorsque tous ces éléments sont déployés dans la séquence finale du rodéo-spectacle, on atteint à la fois un sommet dans le délire, la fantaisie mais aussi dans le découpage, avec des compositions dont la richesse n'est jamais indigeste grâce à la faculté de Morris de les animer. 

Voilà deux chefs d'oeuvre de la série qui est alors dans son âge d'or : les talents combinés de Goscinny et Morris sont au firmament.

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