mercredi 30 septembre 2015

Critique 717 : THORGAL, TOMES 5 & 6 - AU-DELA DES OMBRES & LA CHUTE DE BREK ZARITH, de Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski


THORGAL : AU-DELA DES OMBRES est le cinquième tome de la série, écrit par Jean Van Hamme et dessiné par Grzegorz Rosinski, publié en 1983 par les Editions du Lombard.
Cette histoire fait directement suite à celle racontée dans le tome 4 (La Galère noire).
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Durement éprouvé par la perte de son épouse Aaricia, Thorgal, un an après, est devenu une loque même si la jeune et belle Shaniah, qui l'aime toujours, l'accompagne encore. 
Un homme les aborde et, avec un complice, les conduit jusqu'à un site de monuments mégalithiques, point de départ pour accéder au delà du deuxième monde où Thorgal pourrait sauver Aaricia, prisonnière du roi de Brek Zarith, Shadar. Le prince Galathorn compte sur le viking fils des étoiles pour renverser ce monarque vieillissant et tyrannique.
Shaniah suit, contre ses ordres, Thorgal dans son périple qui traverse l'espace et remonte le temps et au cours duquel il croise à nouveau la gardienne des clés (rencontrée dans le tome 3, Les trois vieillards du pays d'Aran) puis la Mort elle-même.
Pour épargner Aaricia, Thorgal doit sacrifier la vie d'un inconnu. Il ne peut s'y résoudre et Shaniah le fait à sa place, ignorant qu'elle va payer très cher son geste, mais permettant à celui qu'elle aimait de recouvrer la liberté et de poursuivre sa quête.

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THORGAL : LA CHUTE DE BREK ZARITH est le sixième tome de la série, écrit par Jean Van Hamme et dessiné par Grzegorz Rosinski, publié en 1984 par les Editions du Lombard.
Cet album conclut l'histoire débutée dans le tome 4 (La Galère noire) et poursuivie dans le tome 5 (Au-delà des ombres). C'est la fin du premier cycle de la série.
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Aaricia est donc la captive du roi de Brek Zarith, Shadar, dont la cour dépravée complote contre lui. Grâce aux incantations de son prêtre Helgith mais aussi grâce au pouvoir de Jolan, l'enfant d'Aaricia et Thorgal, le monarque n'ignore rien de ses sujets ni de la progression des vikings de Jorund (voir les tomes 1 et 2, La Magicienne trahie et L'Île des mers gelées) et de l'armée levée par Galathorn (voir les tomes 4, La Galère Noire, et 5, Au-delà des ombres) vers son château. Pourtant, les prophéties l'incitent davantage à se méfier d'un homme seul : Thorgal.
Dans un premier temps, Shadar repousse les drakkars de Jorund puis semble se résigner à la défaite quand il apprend que Thorgal s'est introduit dans sa forteresse. Il empoisonne alors tous ses sujets et gardes pour s'enfuir avec Aaricia et Jolan.
Thorgal le poursuit, laissant Jorund et Galathorn se partager l'or et le trône de Brek Zarith. Au terme de cette aventure, le couple et leur enfant refusent de rester dans ce domaine plus longtemps, préférant profiter de leur liberté, loin de la folie des hommes.

Même si ce n'est pas formulé explicitement, ces deux tomes concluent le premier cycle des aventures de Thorgal en dénouant les intrigues débutées dès le tome 1 et surtout développées depuis le tome 4. Jean Van Hamme boucle ce premier acte en beauté, donnant à la série une dimension épique plus ambitieuse qu'on ne l'aurait présumé.

Encore une fois, je commencerai par parler des dessins de Rosinski qui sont sensationnels. Il suffit pour s'en convaincre d'admirer les couvertures, sublimes, de ces épisodes (et de la série en général). 

Les pages intérieures sont désormais le produit d'un artiste en pleine possession de ses moyens, maîtrisant parfaitement sa discipline : le découpage ne souffre plus d'aucune faiblesse, Rosinski dispose ses cases de manière simple et en nombre limité (cinq ou sept en moyenne), ce qui aboutit à une narration aérée, fluide, mais où chaque plan est très élaboré. Les jeux d'ombre et de lumière sont splendides, soutenus par une colorisation qui ose des contrastes audacieux (même si une édition de la série en noir et blanc serait l'occasion d'apprécier encore mieux le dessin de Rosinski).

Le degré de détail de chaque décor, aussi bien en intérieur qu'en extérieur, est poussé, et le trait ouvragé évoque les gravures de Gustave Doré ou Albrecht Dürer, avec des effets de texture saisissants quand il s'agit de représenter la crasse d'un village, d'une taverne, l'usure des pierres de monuments mégalithiques, la luxuriance de la végétation, la taille imposante d'un château au sommet d'une falaise. Rosinski soigne ses images et on est d'autant plus épaté par ses efforts qu'il obtient ce résultat en maintenant un rythme soutenu dans la réalisation des albums.

Les personnages sont également superbement campés et l'artiste est autant à son avantage quand il s'agit d'animer le héros qui renaît (Thorgal) que le régent déchu (Shadar). Ses femmes sont toutes d'une beauté ensorcelante (Aaricia, la gardienne des clés), sans se résumer à cela (ainsi le destin de Shaniah dégage une intensité poignante).

Avec un partenaire aussi solide, Jean Van Hamme pourrait se reposer et dérouler des histoires moins puissantes que leurs illustrations. Mais le scénariste sait proposer des récits (encore) très originaux et efficaces : Au-delà des ombres se distingue par son mysticisme envoûtant, son ambiance prenante, son issue tragique, tandis que La chute de Brek Zarith est un pur divertissement, riche en rebondissements, avec une utilisation habile des clichés propres au genre de l'heroïc fantasy (forteresse isolée, courtisans décadents, passages secrets, souterrains dangereux) .

La façon dont Van Hamme emploie des éléments fantastiques est bien dosé, ce qui ajoute à l'étrange beauté de la série. Par la suite, l'auteur soulignera cela, avec encore beaucoup d'à-propos (l'addition de Jolan au couple de Thorgal et Aaricia sera déterminant à cet égard), aboutissant même à un mix étonnant d'aventures historiques et de pure science-fiction.

Dans les prochains tomes, la série connaît une brève phase de transition, avec deux histoires atypiques (dont l'une qui précisera les origines du héros), avant de s'engager dans une nouvelle saga (le cycle Qâ).

mardi 29 septembre 2015

Critique 716 : THORGAL, TOMES 3 & 4 - LES TROIS VIEILLARDS DU PAYS D'ARAN & LA GALERE NOIRE, de Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski


THORGAL : LES TROIS VIEILLARDS DU PAYS D'ARAN est le troisième tome de la série, écrit par Jean Van Hamme et dessiné par Grzegorz Rosinski, publié en 1981 par les Editions du Lombard.
Après avoir quitté le village de Gandalf, Thorgal et Aaricia cherchent un endroit où s'établir lorsqu'ils croisent un gnome qui les conduit jusqu'à une fête donnée non loin.
Mais il s'agit d'un piège: grâce à une ruse, Aaricia est séparée de Thorgal et emmenée dans le château du lac sans fond tandis que Thorgal est assommé et abandonné dans les bois.
La nuit venue, Thorgal en profite pour s'introduire dans le château mais Aaricia ne le reconnaît pas et ses cris alertent des gardes. Il doit s'échapper.
Quelque temps après, les seigneurs du pays d'Aran, les trois Bienveillants, organisent un tournoi pour trouver un mari à leur reine. Thorgal se glisse parmi les prétendants et participe à plusieurs épreuves jusqu'à atteindre les finales. Elles le mènent dans une dimension parallèle où il rencontre la mystérieuse et belle gardienne des clés et le secret des Bienveillants.
Grâce à ses connaissances, Thorgal met un terme à leur joug et récupère Aaricia avec laquelle il quitte cet endroit maléfique.  
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THORGAL : LA GALERE NOIRE est le quatrième tome de la série, écrit par Jean Van Hamme et dessiné par Grzegorz Rosinski, publié en 1982 par les Editions du Lombard.
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Aaricia enceinte, Thorgal et elle se sont installés au sein d'une communauté de paysans dans un village côtier. Shaniah, la fille, âgée de seize ans, du chef Caleb, veut que Thorgal l'emmène découvrir le monde mais il refuse et elle lui vole son cheval avant qu'un inconnu ne le lui dérobe à son tour.
Le lendemain, des hommes armées, dirigés par le comte Ewing de la cour du roi de Brek Zarith, Shardar, arrivent à la recherche d'un certain Galathorn. Shaniah se venge en accusant Thorgal d'être le complice du fugitif et il est fait prisonnier jusqu'à la galère noire du prince Veronar.
A bord de ce navire, Ewing dévoile à Thorgal son plan : il veut retrouver Galathorn non pour le tuer mais pour s'allier avec lui pour succéder à Shandar, malade et vieillissant, sur le trône.
Des vikings, à la tête duquel on retrouve Jorund (voir tome 2, L'île des mers gelées), abordent la galère et délivrent Thorgal qui retourne ainsi au village. Mais celui-ci a été rasé et ses habitants tués, Aaricia est portée disparue. Seule Shaniah a survécu...

Ce qui frappe d'emblée avec ces deux nouveaux tomes, c'est la progression graphique du dessin de Rosinski : on a rarement vu un artiste se trouver aussi vite, même si sa productivité est soutenue. Le trait s'est affirmé, les jeux d'ombres et de lumières se sont sophistiqués pour devenir ce qui sera la marque distinctive de la série, et si le découpage comporte encore quelques enchaînements faibles (jusqu'au tome 3), il est d'une fluidité remarquable, avec de discrètes audaces (cadres diagonaux - la scène où le prince Veronar tire à l'arc sur Thorgal et Ewing attachés au mat de la galère - , vignettes verticales avec une superbe décomposition des mouvements - lorsque Thorgal plonge dans le lac sans fond pour fuir le château des Bienveillants).

Rosinski n'est pas seulement un très bon dessinateur, c'est aussi un fabuleux encreur, qui sait texturer ses plans (ses nuages, si caractéristiques, ont une matière presque palpable, mais les murs du château des Trois vieillards du pays d'Aran, la coque des drakkars ou de La galère noire sont aussi merveilleusement ouvragés). Son usage de la plume est d'une finesse magnifique, rehaussée par des à-plats de noir très profond (les scènes nocturnes sont époustouflantes comme en témoigne notamment la chevauchée sur la plage au début du tome 4).

La manière dont Rosinski campe ses personnages est aussi digne de bien des éloges : comme seuls les très grands artistes savent le faire, il parvient à donner vie et expressivité aussi bien aux hommes qu'aux femmes, sans que son trait soit affecté. S'inscrivant dans un style réaliste, il sait insuffler une sensualité brute ou subtile selon qu'il anime Thorgal, Aaricia, Ewing, Shaniah (cette lolita est une des créatures les plus troublantes du début de la série). Il est aussi à l'aise quand il s'agit d'illustrer des gnomes qu'un prince obèse, dont la présence et l'apparence étranges deviennent vite naturels dans l'histoire.

Jean Van Hamme déploie, de son côté, un savoir-faire indéniable pour développer des intrigues simples et efficaces, avec un zeste de fantastique plus ou moins prononcé selon sa fantaisie. Ce n'est pas un scénariste très original : ses récits sont composés de manière linéaire, souvent en plusieurs blocs bien marqués, s'appuyant sur des codes connus (les épreuves du tome 3, le héros accusé à tort et providentiellement sauvé par de vieilles connaissances dans le tome 4). Mais on ne s'ennuie pas en lisant ces histoires, menées sur un bon rythme, avec une pointe de mélodrame au terme du tome 4.

Là où Van Hamme est plus audacieux, c'est que, à la manière de Derib (dans Buddy Longway), il ne fige pas son couple de héros dans le temps (même si c'est un temps relativement décompressé) : le signe le plus évident, c'est qu'en quatre épisodes, on a assisté à l'union (la réunion même) de Thorgal et Aaricia, et à la grossesse de celle-ci (ce qui indique qu'une famille va se créer et forcément impacter les aventures). En relatant ces changements, Van Hamme induit le vieillissement de ses personnages et cela participe, au même titre que le style de dessin de Rosinski au réalisme de la série.

Thorgal change subtilement d'envergure en restant un divertissement bien huilé mais aussi une saga au potentiel rapidement affiché, grâce à son succès commercial certes, mais aussi au coup de main irréprochable de ses auteurs. C'est aussi par leurs efforts que la série se mue en feuilleton, avec cliffhanger à la clé : même si on se doute bien qu'Aaricia n'est pas morte, on a désormais hâte de savoir quand et comment Thorgal va la retrouver, avec à la clé, de nouvelles épreuves - supplices qui font le régal du lecteur autant que la douleur du héros.  

lundi 28 septembre 2015

Critique 715 : THORGAL, TOMES 1 & 2 - LA MAGICIENNE TRAHIE & L'ÎLE DES MERS GELEES, de Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski


Avant-propos :

Il y a quelque temps de ça, j'avais rédigé une critique du Cycle Qâ, comprenant les tomes 9 à 13 de la série Thorgal, mes préférés.

J'ai décidé de revenir sur ce titre, cette fois en démarrant depuis le début, en empruntant les 8 premiers épisodes. Je préfère ne rien promettre sur le nombre de chapitres que je critiquerai, ni d'ailleurs jurer que je vais en parler sans interruption, mais on verra bien. En ce moment, je redécouvre pas mal de séries que j'avais lues il y a longtemps (comme, récemment, Valérian) : c'est l'occasion de vérifier si c'est si bien que dans mes souvenirs et d'explorer à nouveau des aventures dont les héros et les décors sont souvent exotiques.

Au tout du célèbre viking d'être testé.


THORGAL : LA MAGICIENNE TRAHIE est le premier tome de la série, écrit par Jean Van Hamme et dessiné par Grzegorz Rosinski, publié en 1980 par les Editions du Lombard.
Cet album comporte deux histoires : La Magicienne trahie (30 pages), dont la suite et fin seront racontées dans le tome 2 (L'Île des mers gelées), et Presque le paradis... (16 pages).
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- La Magicienne trahie (30 pages). Refusant que sa fille, la belle et blonde Aaricia, épouse le scalde (troubadour) Thorgal Aergisson, le roi viking Gandal-le-fou abandonne ce dernier enchaîné à un rocher en pleine mer.
Thorgal est sauvé par la magicienne Silve qui veut se venger de Gandalf, qui l'a retenue prisonnière pendant neuf ans pour la forcer à l'épouser avant qu'elle réussisse à s'évader. Contre cette aide, Thorgal accepte de servir Silve pendant un an.
Ayant capturé Gandalf, Thorgal et Silve sont attaqués par les sauvages Baalds. Gandalf en profite pour s'échapper mais, blessé gravement, se réfugie dans une grotte au bord de la mer où sa fille Aaricia le veille. Thorgal refuse, comme le lui commande Silve, d'achever le roi.
La magicienne s'en va sur son drakkar de glace en jurant que cela n'en restera pas là...

- Presque le paradis... (16 pages). Thorgal tombe avec son cheval dans une profonde crevasse. A son réveil, il est veillé par deux séduisantes et machiavéliques soeurs, Ingrid et Ragnhild, qui se prétendent multicentenaires et veulent qu'il soit leur amant. Mais leur autre soeur, la jeune Skadia, offre son aide à Thorgal s'il l'accompagne hors de ce jardin intemporel.
Au terme de leur périple, Thorgal découvrira la véritable nature des trois soeurs et recouvrira sa liberté. 
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THORGAL : L'ÎLE DES MERS GELEES est le deuxième tome de la série, écrit par Jean Van Hamme et dessiné par Grzegorz Rosinski, publié en 1980 par les Editions du Lombard.
Cet album conclut l'histoire débutée dans la première partie du tome 1 (La Magicienne trahie).
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Revenu dans le village de Gandalf, Thorgal s'apprête à épouser Aaricia avant de partir d'établir avec elle ailleurs. Deux aigles enlèvent la jeune femme qui est emmené par un étrange seigneur.
Avec le fils de Gandalf, Bjorn, et plusieurs hommes, Thorgal part à sa poursuite mais une mutinerie éclate quand leur drakkar pénètre dans les mers gelées. Abandonnés dans un canot, Thorgal et Bjorn sont livrés à eux-mêmes puis séparés après une dispute.
Thorgal est recueilli par le peuple des îles locales, les Slugs, qui vivent sous le joug des Dominants, qui ont kidnappé Aaricia. Thorgal affronte leur chef qui s'avère être la fille de Silve, la magicienne, retranchée dans une curieuse forteresse, à l'intérieur de laquelle, avant de mourir, elle va révéler le secret des extraordinaires origines qu'elle partage avec le viking...

Créée en 1977 dans les pages du Journal de Tintin, Thorgal n'a pas tardé en devenir un des best-sellers des Editions du Lombard - à tel point qu'aujourd'hui (même si Jean Van Hamme en a confié l'écriture à Yves Sente), avec des tirages d'environ 180 000 exemplaires (!), cela reste un des titres sur lequel cette maison compte le plus pour rester à flot et qu'il génère désormais des spin-offs.

En revenant aux sources de la série, on peut facilement comprendre l'engouement qu'elle suscite car c'est une production très efficace, avec un potentiel initial indéniable. Son héros, athlétique, ténébreux, valeureux, évolue dans un cadre dépaysant, rattaché aux vikings, ces conquérants/explorateurs/commerçants/pirates scandinaves, Normands (hommes du Nord donc) de la période allant du VIIIème au XIème siècle.

Dès les premières pages du premier tome, on apprend dans quelles circonstances Thorgal hérite de sa célèbre balafre sur sa joue droite et l'origine de sa relation avec la belle et blonde Aaricia, fille d'un chef tyrannique au patronyme inspiré par un personnage emblématique du Seigneur des anneaux de J.R.R. Tolkien (Gandalf). Comment ne pas éprouver de l'empathie pour cet homme injustement traité, aimé d'une superbe jeune femme, et animé par un courage irréprochable ?

Très vite également, Van Hamme introduit une dimension fantastique dans la série en introduisant la magicienne Silve, dont le rôle permettra au terme du tome 2 de révéler les origines étonnantes qu'elle partage avec Thorgal. Le scénariste reviendra développer cet aspect par la suite, conférant au titre une singularité encore plus marquée. En ce sens, Thorgal est un peu l'équivalent de Conan dans la bande dessinée franco-belge, même si ses aventures possèdent une identité propre et bien différente mais s'inscrivent dans un genre semblable, l'heroic fantasy.

Le récit qui complète le programme du tome 1 est aussi une réussite : Presque le paradis... brille par son dénouement qui clôt une intrigue ambiguë à souhait sur les thèmes de l'immortalité et de la liberté. C'est aussi l'occasion de montrer le goût du scénariste et de son dessinateur pour les belles créatures féminines, souvent dangereuses (une figure récurrente, au point qu'elle est devenue un cliché vulgaire, dans l'oeuvre de Van Hamme - voir Largo Winch, XIII).

Graphiquement, les premières planches de Rosinski sont loin du style qu'il a développé par la suite : le découpage est simple, parfois un peu maladroit dans ses enchaînements, et le trait manque un peu de dynamisme. 

Mais l'artiste y affiche déjà des dispositions très prometteuses : il faut dire qu'il a un solide bagage puisqu'il a étudié à l'Académie des Beaux-Arts de Varsovie et, même si Thorgal, est sa première série, il s'est fait la main en illustrant une quantité impressionnante de pochettes de disques et de livres pour les enfants (ceux qui les possèdent ont chez eux des collectors valant une fortune aujourd'hui). 

Ainsi, on remarque déjà avec quelle beauté il représente les décors naturels et sauvages mais aussi sait camper des personnages typés, au charisme immédiat. Autant d'atouts qui vaudront de nombreuses récompenses à Rosinski.

Un retour aux sources bien sympathique, très accrocheur.

dimanche 27 septembre 2015

Critique 714 : SPIROU N° 4041 (23 Septembre 2015)


Enfin, cette semaine, nous voilà débarrassés pour un bon moment des stupides Nombrils (ce dernier épisode est au diapason des précédents : d'une bêtise crasse dont je me demande qui elle peut faire rire, même si ses auteurs visent plus haut...). Boni figure sur le bandeau mais la création de Ian Fortin, compatriote de Dubuc et Delaf s'en sort un peu mieux.
J'ai aimé :

- Dad. L'art de la chute n'aura jamais été mieux mis en scène que dans ce nouveau gag de la série de Nob, absente depuis deux semaines de la revue.

- Seuls : Avant l'Enfant-Minuit (3/7). La situation devient critique pour les jeunes héros qui sont capturés par leurs ennemis. L'occasion pour les plus petits de la bande de briller...
Tant bien que mal, j'arrive à peu près à comprendre le récit, son contexte, ses enjeux. Vehlmann et Gazzotti donnent des clés pour cela dans l'interview passionnante qui ouvre l'épisode de cette semaine. 
L'atout majeur de Seuls demeure surtout son efficacité narrative et graphique : même si on est perdu, le récit vous accroche et ne vous lâche plus.

- Boni : Le Chien en ballon. Le petit lapin essaie de convaincre son acariâtre grand-père de lui façonner un chien avec un ballon gonflable : c'est pas gagné... Si je continue à croire que le titre gagnerait beaucoup à diversifier son casting en l'élargissant pour créer de nouveaux gags, Bon reste marrant, même si le rire qu'il suscite joue sur un sadisme étonnant.

- Les Poissards : L'Immortel. Les vikings pillent un château dans les Carpates et les jumeaux vont délivrer le propriétaire de l'endroit : mauvaise idée... Après son excellent stripbook offert aux abonnés la semaine dernière, Thierry Martin revient avec ce nouveau récit de 5 pages tout aussi jubilatoire : ce gars-là est (trop) rare mais vraiment brillant, avec un sens du gag que son art du découpage (un gaufrier fabuleusement exploité) rend irrésistible. De la très belle ouvrage, qu'on souhaiterait voir plus souvent.

- Kinky & Cosy. Nix a un humour très spécial qui ne me touche pas toujours, mais ses quatre strips de la semaine sont réjouissants, avec une noirceur épatante.

- Happy Birds. En fait, je me rends compte que les comic-strips sont redevenus très tendance : l'exercice est pourtant périlleux, exigeant une économie narrative et graphique stricte. Mais quand c'est bien fait, c'est incomparablement rafraîchissant, à l'image de la production de Trondheim (plus inspiré qu'avec son Ralph Azham qui se traîne) et Piette.

- L'Atelier Mastodonte. Jousselin et Jouvray sont à la manoeuvre cette semaine : L'Atelier Colosse est au centre des deux doubles strips, et la mise en abyme est renforcée par l'évocation du Gang Mazda (une ancienne bande animée par Darasse, Hislaire et Tome). Mastodonte ou Colosse ? J'ai choisi.

- Tash & Trash. / Capitaine Anchois. Dino et Floris sont très en forme : deux cases leurs suffisent chacun pour des gags toujours aussi absurdes et drôles.

- Game Over. Midam invente une marelle explosive. Avec un dessin plus original, ses gags seraient fabuleux, mais l'exercice reste plaisant.  

En direct de la rédak donne la parole à Dubuc et Delaf qui reviennent donc sur la conclusion des Nombrils : rien de passionnant. Dans deux semaines, la revue consacrera un n° spécial à l'occasion de la Fête des Sciences (avec Gaston en couverture, pour la première fois dessiné par Yoann). La semaine prochaine, début de la pré-publication d'une nouvelle aventure du Marsupilami.
Les aventures d'un journal revient sur l'arrivée dans la revue de Germain et nous de Jannin, accueilli au départ dans Le trombone illustré de Franquin et Delporte, soit en pleine guerre interne (puisque le rédac'chef détestait cette publication dissidente).

Le bonus pour les abonnés est consternant et résulte d'un embrouillamini incroyable : il devait s'agir d'un tattoo des Nombrils, mais à la suite d'une erreur de fabrication, c'est un sticker (d'une invraisemblable mocheté). Le tatto sera offert avec le n° 4044 (était-ce bien nécessaire ?)... Tout ça donne l'impression que la rédaction ne sait plus quoi ajouter en supplément pour les abonnés.

Pour la route, une info que la revue ne donne pas mais que j'ai apprise sur spirou reporter : le prochain tome de Spirou et Fantasio, par Vehlmann et Yoann, ne sera pré-publié que début 2016, mais comptera 56 pages pour le retour attendu du Marsupilami aux côtés des héros.

vendredi 25 septembre 2015

Critique : TOKYO EST MON JARDIN, de Benoît Peeters et Frédéric Boilet


TOKYO EST MON JARDIN est un récit complet co-écrit par Benoît Peeters et Frédéric Boilet et dessiné par Frédéric Boilet, publié en 1997 par Casterman.
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David Martin réside à Tokyo, au Japon, où il cumule deux emplois : d'un côté, il travaille pour un poissonnier sur le marché de la ville ; de l'autre, il représente le cognac Heurault, produit par un petit exploitant en France qui cherche à exporter en Asie.
En vérité, il n'a pas réussi, malgré ses efforts, à imposer cette marque et il doit bientôt accueillir M. Jean-Jacques Herault pour faire le point sur la situation.
Entretemps, David se fait larguer par sa fiancée japonaise et fait la connaissance de la belle Kiméi. Ils tombent rapidement amoureux et entament une liaison. La jeune femme travaille pour les relations publiques du couturier Jean-Paul Gaultier et s'occupe de la promotion des ventes.
M. Heuralt débarque et David tente de le convaincre de persister dans leur projet commercial car, sans cela, il perdra son titre de séjour au Japon. Un repas improvisé avec la mère de Kiméi va donner une issue favorable à ce problème... Même si, finalement, David devra rentrer à Paris où le travail de Kiméi l'a conduit.

Avant de critiquer le contenu de ce roman graphique, je crois préférable de vous déconseiller la lecture de sa préface, pourtant signée par l'écrivain et essayiste Dominique Noguez. Certes, ça fait chic d'avoir trois pages rédigées par un homme de lettres renommé. Pourtant, ce qu'il écrit est d'un effroyable snobisme et ne rend pas service à l'oeuvre de Frédéric Boilet en abusant du name-dropping (mais jamais en citant des auteurs de BD, plutôt des cinéastes et des écrivains, sans doute pour faire plus sérieux) et de termes techniques empruntés au 7ème Art (comme si le 9ème n'avait pas un vocabulaire assez fourni...).
Bref, zappez cet avant-propos aussi pompeux qu'inutile pour plonger directement dans Tokyo est mon jardin.

L'histoire de cet album s'inspire de la propre vie de Frédéric Boilet qui s'est appuyé sur une abondante documentation personnelle pour la concevoir. Il a en effet lui-même vécu au Japon, avec une jeune femme tokyoïte, appris la calligraphie du pays, pour en tirer ce récit romancé.

Pour peaufiner la mise en forme de son scénario, il a fait appel à Benoît Peeters (collaborateur historique de François Schuiten pour la série des Cités Obscures, notamment, et grand théoricien pédagogue de la bande dessinée), qui a surtout travaillé à la rédaction des dialogues. Le récit, sa construction sont le fruit des efforts de Boilet, qui a aussi signé le lettrage (aussi bien pour les textes en français qu'en idéogrammes japonais).

Tokyo est mon jardin est une expérience proche de ce qu'on appelle l'auto-fiction. Comme disait le romancier Pascal Jardin quand on lui demandait de définir son travail : "dire des choses exactes et mettre de faux noms". Ce vérisme, cette école littéraire et artistique axée sur la représentation de la réalité quotidienne et des problèmes sociaux, s'étend à la relation de l'intimité : toute l'histoire est racontée du point de vue de son héros, un jeune homme vivant dans un pays étranger auquel il s'est parfaitement familiarisé, au point d'en maîtriser le langage et la lecture de son écriture. 

On le suit ainsi en train de jongler avec deux emplois, la fatigue qui en découle, les conséquence sur sa vie amoureuse, sa rencontre avec une autre jeune femme, le début de leur liaison, l'affirmation de leur couple, l'accueil de son patron français, ses ruses pour le convaincre de continuer sa tentative de s'implanter en Asie... 

Boilet, avec la complicité de Peeters, dont les dialogues sont d'un naturel confondant (alors que le style du co-scénariste est différent dans ses autres ouvrages), narre tout cela avec ce qu'il faut de pudeur et d'humour, faisant preuve d'une auto-dérision bienvenue. Mais il ose aussi des scènes très intimes étonnantes, notamment quand il s'agit de rapporter la vie sexuelle de David et Kiméi, montrée sans vulgarité mais sans fard non plus. Loin de gêner la lecture en nous faisant témoin de moments très privés, ce procédé permet de souligner l'authenticité et la franchise de la démarche.

Graphiquement, Boilet s'est servi de nombreuses photographies pour effectuer des repérages sur les lieux de l'action mais aussi pour donner à ses personnages les traits de ses proches. On atteint une sorte de dimension quasi-documentaire très troublante, l'impression de réalisme est vertigineuse, sans pourtant sombrer dans un calque facile et flatteur.

L'expressivité des personnages est bluffante, et d'autant plus remarquable que le trait de Boilet est épuré, dans le registre de la "ligne claire". L'encrage n'en rajoute pas, ce qui produit un dessin véritable, stylisé, très organique.

Enfin, l'artiste a eu le privilège d'avoir un assistant de luxe en la personne de Jiro Taniguchi (auteur des récits complets Quartier Lointain, Le Journal de mon Père, etc), qui a réalisé les trames grises ajoutées au dessin. Cet effet évoque la photographie des films d'Ozu, Mizoguchi, de manière très élégante, très bien dosée, renforçant ici une ambiance, là une lumière ou des ombres.

La morale qu'on peut tirer de la lecture de Tokyo est mon jardin est double : d'abord, elle nous rappelle qu'une bonne dessinée, quel que soit son format, n'a pas besoin d'être analysée en piochant dans le lexique d'un autre art (la bande dessinée est un art à part entière, avec sa richesse narrative et esthétique) ; et ensuite, à l'image du héros poursuivi par un running gag à propos de ses lunettes puis de ses lentilles de contact, le regard est essentiel dans notre rapport aux autres, à la culture, à la manière de parler de nous. 

mardi 22 septembre 2015

Critique 712 : SEX CRIMINALS, VOLUME 1 - UN COUP TORDU, de Matt Fraction et Chip Zdarsky

SEX CRIMINALS, VOLUME 1 : UN COUP TORDU rassemble les cinq premiers épisodes de la série créée et écrite par Matt Fraction et dessinée par Chip Zdarsky, publié en 2014 par Image Comics et traduit en France en 2015 par les Editions Glénat.
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"Je sais de quoi ça a l'air. Nous jugez pas."
(Extrait de Sex Criminals #1.
Textes de Matt Fraction, dessin de Chip Zdarsky.)

A l'adolescence, chacun de leur côté, Suzie et Jon découvrent qu'en ayant un orgasme le temps s'arrête littéralement autour d'eux. Pour elle, c'est "le grand calme" dans une existence déchirée par la mort précoce de son père et l'alcoolisme dans lequel sa mère noie son chagrin. Pour lui, c'est "le foutoir" où il peut explorer sa sexualité à l'âge où on lui a diagnostiqué un TDAH (Trouble du Déficit de l'Attention avec Hyperactivité) associé à un TOP (Trouble Oppositionnel avec Provocation).
Après plusieurs expériences sexuelles, Jon rencontre Suzie lors d'une fête chez sa co-locataire, Rach. Ils tombent amoureux et comprennent rapidement, en couchant ensemble, qu'ils ont le même pouvoir.
Suzie se bat pour éviter la fermeture d'une bibliothèque que veut racheter, pour la détruire et revendre le terrain sur lequel elle est bâtie, la banque où travaille Jon. Progressivement, ils élaborent un projet fou : se servir de leur capacité à figer le temps pour commettre des braquages afin de sauver la bibliothèque.
Mais leur comportement provoque les soupçons de Rach qui alerte une femme flic, appartenant secrètement à la police du sexe, localisant les individus comme Jon et Suzie sans être affectée par leur pouvoir.
Le couple doit alors échapper à ces adversaires tout en découvrant comment ils en savent autant sur eux...

Image Comics a su attirer ces dernières années plusieurs des talents les plus prestigieux auparavant employés par Marvel et DC en publiant leurs projets selon le principe du creator-owned, c'est-à-dire des bandes dessinées dont les droits sur les personnages et leurs histoires appartiennent intégralement à leur(s) auteur(s) et non au studio qui les édite. On ne compte plus ceux qui ont abandonné la sécurité de contrats chez les "Big Two" pour la liberté de produire des oeuvres plus audacieuses. L'entreprise reste risquée car les auteurs n'y gagnent que si leurs titres se vendent bien. Mais le marché y a gagné une variété telle qu'il existe une vraie alternative aux super-héros.

Matt Fraction a, à son tour, franchi le Rubicon avant même la fin de la parution de Hawkeye en initiant Satellite Sam (avec Howard Chaykin), Ody-C (avec Christian Ward) et donc Sex Criminals avec Chip Zdarsky.

Ce dernier titre a connu un succès rapide et conséquent et Glénat Comics en a acquis les droits pour la traduction française (tout comme pour Lazarus de Greg Rucka et Michael Lark et Drifter de Ivan Brandon et Nic Klein). L'éditeur ne se moque pas du lecteur en publiant un bel album cartonné, grand format (30 x 20 cm), truffé de bonus, sur papier glacé.

Le culot de Sex Criminals est étonnant avec ses deux héros qui, lorsqu'ils atteignent l'extase sexuelle (par la masturbation ou lors de rapports avec un partenaire), figent le temps. La liberté de ton du scénario fait davantage penser à ce que la bande dessinée franco-belge adulte proposait dans les années 70 qu'à ce que beaucoup d'ignares en matière de comics attendrait de la part d'un auteur américain et d'un artiste canadien. C'est aussi remarquable par l'humour décomplexée et savoureux de la narration qui, comme Fraction l'affectionne, est déconstruite, avec l'usage de flash-backs, mais aussi d'apartés (le fameux "quatrième mur" brisé quand les héros s'adressent directement au lecteur).

Le rythme du récit mais aussi son inventivité, son mélange adroit de légèreté et de suspense (introduit par l'apparition de cette mystérieuse et inquiétante police du sexe), assurent son efficacité. Le premier épisode (sur les cinq que comporte ce premier tome) est plus long (une trentaine de pages) et établit Suzie comme la véritable héroïne de l'histoire, même si le couple qu'elle forme ensuite avec Jon a un équilibre habile : leurs psychologies sont fouillées, avec un zeste de pathos (la mort du père de Suzie et l'alcoolisme de sa mère, les troubles du comportement de Jon), et de ce fait sacrifie les seconds rôles (comme la co-loc' de Suzie, Rach). Il sera intéressant d'observer si Fraction continue de focaliser son récit sur son tandem ou développe d'autres protagonistes.

Parmi les abondants bonus de l'album (variant covers, retranscription d'une fausse pièce pour une web-radio, versions alternatives d'une scène de l'épisode 3), le making-of de la deuxième planche du deuxième épisode permet d'apprendre précisément comment Chip Zdarsky travaille.

D'abord illustrateur pour le "National Post" (publié au Canada) dans lequel il tenait une rubrique (Extremely Bad Advice) sous le pseudonyme de Steve Murray, et auteur de Prison Funnies et Monsters Cops, désormais aussi scénariste de Howard The Duck (chez Marvel), le dessinateur reçoit le script de Fraction (souvent découpé en huit cases par page). Il le storyboarde via Photoshop et crayonne décors et véhicules avec l'aide d'autres logiciels avant de passer à l'encrage. Des à-plats de couleurs sont ensuite confiés à Becka Kinzie et Christopher Sebela avant que Zdarsky ne récupère les planches pour y ajouter des effets numériques (comme pour les scènes se déroulant lors du "grand calme"), et effectuer le lettrage.

Le style de l'artiste s'inscrit dans une veine légèrement cartoony : la physionomie de ses personnages est réaliste, avec une pointe d'exagération, avec un encrage un peu gras, et ils évoluent dans des décors le plus souvent assez élaborés (aussi bien pour les extérieurs que les intérieurs), qui ne donnent jamais l'impression de lire des vignettes vides avec seulement des héros qui parlent. Zdarsky se montre doué pour animer un script aux dialogues prépondérants sur l'action physique, et il évite toute vulgarité quand il s'agit de représenter tout ce qui a trait au sexe.

Ce qui n'aurait pu être qu'une gaudriole facile s'avère être un des comics les plus étonnants : Image Comics (et Glénat) a encore su gagner un titre bien singulier dans son catalogue, tandis que Matt Fraction confirme son talent pour sortir des sentiers battus en compagnie de Chip Zdarsky, la révélation du projet. 
(J'espère maintenant que la bibliothèque municipale, grâce à laquelle j'ai pu lire ce tome 1, se procurera le suivant, qui vient juste de sortir.)    

lundi 21 septembre 2015

Critique 711 : SPIROU N° 4040 (16 Septembre 2015)


Katz de Del et Ian Dairin a les honneurs de la couverture et trois pages à l'intérieur : un peu beaucoup pour ce titre certes sympa mais à la drôlerie relative... L'Atelier Colosse figure sur le bandeau : j'en reparle plus bas.
La semaine de Spirou est signée par
l'excellent Thierry Martin avec Sti, dont ce ne sont pas
les seules contributions à ce numéro...

J'ai aimé :

- Seuls : Avant l'enfant-minuit (2/7). Dodji fait la connaissance de l'inquiétant Maître-Fou. Ses amis se sont réfugiés dans un chalet en pleine montagne, sans se douter qu'ils vont y être assiégés. A Néosalem, Camille reçoit une proposition inattendue de Saul...
Je ne prétendrai pas avoir compris les tenants et aboutissants de ce 2ème épisode de la pré-publication de ce 9ème tome de la série de Vehlmann et Gazzotti puisque je n'ai lu que le premier album de ce titre (reparu dans un n° de "Méga Spirou"). Mais c'est indéniablement prenant : le scénariste y développe un univers plus personnel, ambitieux, et les dessins sont d'une imparable efficacité. Difficile, pour ne pas dire impossible, de passer sous silence la qualité de cette production (même si c'est frustrant quand on ne la connaît pas suffisamment).

- L'Atelier Colosse. Obion (sous le pseudo de Boby) et un certain Frantico continuent de pirater L'Atelier Mastodonte : le projet est est vraiment déconcertant, même si l'objectif est assez clair (une manière de dire "non" au lamentable Roger et ses humains par le "youtubeur" Cyprien). Toutefois, j'ai de sérieux doutes sur l'avenir de cette initiative maintenant que son auteur et son but sont démasqués et parce que Obion continue d'intervenir dans L'Atelier Mastodonte. Les canulars, c'est comme les blagues : les plus courts sont les meilleurs.

- Boni : Le fusil à eau. J'ai été un peu sévère avec Ian Fortin la semaine dernière, mais j'aime quand bien ses strips. J'aimerai juste que le titre décolle, aille plus loin, dépasse la relation des malheurs de son héros avec un entourage qui ne renouvelle pas (après Bruno, le retour du grand-père indigne). C'est sympa, mais la série a un potentiel qui vaut mieux que cette routine.

- Cartes Blanches. Pascal Jousselin s'offre (et nous offre) un congé d'Imbattable pour produire ce gag en une page sur les destins croisés d'un critique et d'un auteur de BD : c'est très bien vu et découpé avec brio (un gaufrier comme les affectionne l'artiste). 

- Spirounizer X-700 : Walking Dad. Après avoir tapé l'incruste dans les pages de Gaston, les savants fous doivent aider leur cobaye dans celles de la série Dad de Nob. Si le résultat est moins drôle, il faut saluer l'effort des auteurs, Sti et Cromheeke, de s'amuser aussi avec des titres plus récents de la revue. Le concept est prometteur.

- Happy Birds. Trondheim et Piette nous servent trois nouveaux strips : c'est inégal, mais rien que pour le dernier, je valide. 

- L'Atelier Mastodonte. Jousselin et Jouvray se cassent le dos pour tenir les délais, tandis que Obion tombe le masque au sujet de L'Atelier Colosse (avec jeu de mots à la clé). Deux doubles strips illustrant la dualité du titre : un gag léger, un autre plus vertigineux.

En direct de la rédak donne la parole à Ian Dairin et Del, les auteurs de Katz, mais aussi à Sti (Spirounizer X-700). Toutefois, l'interview la plus intéressante de la revue est celle de Fabien Vehlmann en préambule de l'épisode de Seuls, où il se livre de façon passionnante sur sa conception du métier de scénariste. La semaine prochaine, les Nombrils auront droit à la "une" (ce qui doit signifier que cette ânerie va s'arrêter pour un moment... Mais vu ce qui va la remplacer, on n'est pas verni).
Les aventures d'un journal revient sur les retards des auteurs et artistes, avec une savoureuse anecdote de Patrice Pellerin au sujet du grand Jean-Michel Charlier.

Les abonnés sont gâtés cette semaine puisque c'est un stripbook, La bourse, réalisé par Thierry Martin qui est offert : un superbe exercice de style que ce récit de 20 bandes muettes sur un voleur au grand coeur au Moyen Âge. L'autre bonne nouvelle, c'est que l'auteur revient la semaine prochaine pour une nouvelle aventure de ses Poissards.  

dimanche 20 septembre 2015

Critique 710 : VALERIAN, TOMES 13 & 15 & 18 - SUR LES FRONTIERES & LES CERCLES DU POUVOIR & PAR DES TEMPS INCERTAINS, de Pierre Christin et Jean-Claude Mézières (CYCLE TEMPOREL)


VALERIAN : SUR LES FRONTIERES est le treizième tome de la série (et le huitième chapitre du CYCLE TEMPOREL), écrit par Pierre Christin et dessiné par Jean-Claude Mézières (avec la participation de Eric Wenger pour les images par ordinateur des pages 19, 34, 35, 36, 51 et 56), publié en 1988 par Dargaud.
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Jal est un agent du SST, désormais sans mission ni attache depuis la disparition de Galaxity (déplacée dans l'espace-temps par le Dieu d'Hypsis). Camouflé sous l'armure d'un extra-terrestre de Néferfalen, il séduit une native de cette région, Kistna, pour lui voler ses pouvoirs psycho-énergétiques, puis force le commandant du vaisseau-paquebot de croisière où il voyageait à lui donner une barge pour regagner, seul, la Terre du XXème siècle.
Sur Terre, au XXème siècle, Valérian et Laureline louent désormais leurs services comme des mercenaires en divers endroits du globe (Russie, Tunisie, Lybie) où plane la menace atomique (centrales nucléaires défectueuses, projets d'attentats), susceptibles de provoquer un cataclysme semblable à celui évité en 1986.
En compagnie de M. Albert, les deux ex-agents du SST traquent un mystérieux individu qui gagne de colossales sommes d'argent pour acquérir du matériel capable de déclencher une catastrophe. Cet homme, c'est Jal, qui espère restaurer la situation de Galaxity dans le continuum espace-temps...
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VALERIAN : LES CERCLES DU POUVOIR est le quinzième tome de la série (et le neuvième chapitre du CYCLE TEMPOREL), écrit par Pierre Christin et dessiné par Jean-Claude Mézières (avec la participation de Marc Tatou pour les images vidéo des pages 54 et 55), publié en 1994 par Dargaud.
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Leur astronef en panne et sans le sou, Valérian et Laureline échoue sur la planète Rubanis où ils retrouvent les Shingouz, qui leur proposent une affaire grâce à laquelle chacun d'entre eux gagnera beaucoup d'argent. 
Ils rencontrent ainsi le colonel Tlocq, chef de la police, préoccupé par le désordre qui règne dans les cinq cercles de ce monde : le premier cercle est celui de la production lourde - où est remisé l'astronef des deux héros - ; le deuxième cercle est celui des affaires ; le troisième cercle est celui du commerce et des loisirs ; le quatrième cercle est celui de la haute administration, de l'aristocratie et des prêtres ; et le cinquième cercle est celui du pouvoir. A ce dernier, plus personne n'a accès !
Avec l'aide d'un chauffeur de taxi volant, S'tarks (appartenant à un gang de voyous et épris de Laureline), et face à Na-Zultra, une ambitieuse conquérante locale, Valérian et Laureline vont découvrir l'étonnante vérité sur les dirigeants de Rubanis, provoquant du même coup une lutte pour le contrôle de la planète... Dont ils repartiront indemnes et riches.
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VALERIAN : PAR DES TEMPS INCERTAINS est le dix-huitième tome de la série (et le dixième chapitre du CYCLE TEMPOREL), écrit par Pierre Christin et dessiné par Jean-Claude Mézières (avec la participation de Guillaume Ivernel pour les images infographiques des pages 1, 2 et 31), publié en 2001 par Dargaud.
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La mutlinationale Vivaxis s'attire la colère du Dieu d'Hypsis lorsqu'il découvre leurs projets de création de clones surhumains et immortels.
Ce concept intéresse aussi LCF Sat, archange déchu d'Hypsis, qui voit là une opportunité de régner sur la Terre.
Valérian et Laureline s'en mêlent et arbitre le conflit pour obtenir des réponses sur la situation exacte de Galaxity. Pour doubler Dieu, LCF Sat et Vivaxis, ils croisent des figures familières, rencontrées lors de précédents missions, comme le savant Schroeder, l'ex-pillard Sun Rae, les héros de l'équinoxe (Irmgaal, Ortzog et Blimfin, à partir desquels sont conçus les clones). M. Albert et les Shingouz sont aussi de la partie.
A l'issue de cette aventure, le couple comprend qu'il existe deux trames historiques - l'une basée sur le cataclysme causée sur Terre par Hypsis en 1986 ayant abouti à l'Âge Noir, l'autre basée sur une négociation entre la Terre et Hypsis ayant abouti à l'Âge d'Or. Galaxity n'a pas disparu mais a été déportée dans un super trou noir massif...

Ces trois aventures, bien que distinctes, forment l'avant-dernière saga de la série et de son Cycle Temporel. Après le tome 18, les deux auteurs concluront l'épopée de Valérian et Laureline dans un ultime cycle (tomes 19, 20, 21 : Au bord du grand rien, L'ordre des pierres, L'ouvre-temps) et un épilogue (tomes 22 : Souvenirs des futurs).

Bien que parus à plusieurs années d'intervalles (1988, 1994 et 2001), ces trois épisodes témoignent de la part de Pierre Christin d'une volonté évidente de faire, en quelque sorte, le ménage dans la série : des histoires antérieures y sont régulièrement citées et avec Par des temps incertains, il s'emploie même à en faire la synthèse puis à en dénouer les liens. On trouve même, dans le tome 18, une double page d'introduction avec un tableau permettant de visualiser les chronologies de la série, et l'ordre de lecture des albums, en les distribuant selon leur cycle (temporel et spatial) et leur trame (l'Âge Noir et l'Âge d'Or). Un louable effort qui montre à la fois la complexité narrative de Valérian et aussi sa singularité car la série est arrivée à un point où elle n'a plus de véritables début et fin.

Sur les frontières évoque par son titre Sur les terres truquées et pourrait presque appartenir au Cycle Spatial. Le récit est très efficace, mené sur un tempo alerte, en trois temps : pendant près de vingt pages, on y suit Jal, un membre du SST égaré, puis on retrouve Valérian et Laureline devenus des mercenaires, avant que ces deux lignes narratives ne se rejoignent. Christin mène son affaire avec une authentique maestria, qui fait oublier la décompression déplorable du diptyque précédent (Les spectres d'Inverloch / Les foudres d'Hypsis). Le plan de Jal a quelque chose d'à la fois insensé (provoquer un cataclysme pour rétablir la continuité spatio-temporel) et de poignant (le personnage a imaginé ce projet par désespoir) : il incarne une version extrémiste de Valérian, qui est dans la même situation que lui (plus de mission, plus de hiérarchie).
On retrouvera Jal dans le tome 16 (Otages de l'ultralum), appartenant lui au Cycle Spatial - une autre indication confirmant que Christin veut organiser la série.

C'est aussi dans ce tome 13 que sont introduits des gadgets, à la manière de ceux qu'on peut voir dans James Bond, comme le crétiniseur (sorte de lasso qui abrutit ceux autour duquel il tournoie), le tüm tüm de Lün (un petit alien-caméra), ou le tchoung traceur (qui deviendra un accessoire précieux pour Laureline quand elle sera séparée contre son gré de Valérian - voir tome 16 encore).

Les cercles du pouvoir est devenu remarquable pour sa couverture qui montre un taxi volant : ce véhicule inspirera Luc Besson pour son film Le cinquième élément en 1997 (trois ans donc après la sortie de l'album), auquel collaborera activement Mézières (mais aussi Moebius).
Malgré des séquences très bavardes, qui ralentissent le récit, l'album est très bon, révélant sa qualité au fil des pages : Christin y renoue avec un des motifs qu'il affectionne (et maîtrise), la description d'une planète avec des strates sociales bien définies mais en proie à un désordre grandissant. Les cinq cercles de Rubanis sont inspirés et fournissent un arrière-plan très dense à une intrigue dont le dénouement déjoue les attentes (une grande illusion) et nourrit une critique un peu simpliste mais amusante sur la télévision qui abrutit les masses (et les déforme même physiquement !).
Un autre élément divertissant réside dans le comportement de S'tarks, le chauffeur de taxi, qui s'éprend de Laureline, sans qu'elle éprouve les mêmes sentiments, et qui provoque la jalousie de Valérian : curieusement, la série n'avait jamais joué avec cette situation (un triangle romantique au centre duquel est la jeune femme), et Christin semble d'autant plus s'en amuser qu'il montre qu'un des Shingouz en pince lui aussi pour la belle héroïne (au point de lui donner des informations sans les monnayer !).

Une réplique résume non seulement cette histoire mais également la philosophie de son auteur et elle est prononcé par le colonel Tlocq : "personne ne comprend rien. C'est ça le mystère du pouvoir."

Enfin, Par des temps incertains est un formidable tour de force : Christin accomplit la prouesse de développer un scénario délirant, aux enjeux élevés (par moins que le combat entre Dieu, le Diable et une multinationale qui veut créer des clones surhumains et immortels, concurrençant ainsi les divinités, pour le contrôle de la Terre), et de boucler la boucle entamée 34 ans auparavant. Il arrive à accrocher le lecteur avec une intrigue dont les protagonistes tardent à s'affronter directement tout en citant abondamment des aventures précédentes, en convoquant des personnages antérieurs (qui ne se souviennent pas de leur première rencontre avec Valérian et Laureline puisque l'Histoire de La Terre a été altérée car le cataclysme nucléaire de 1986 ne s'est pas produit).
Bien entendu, il faut être familier de la série pour saisir les finesses de ce récit. En même temps, il semble entendu que les auteurs aient voulu solder tout ce qu'ils avaient bâti pour se lancer dans une ultime saga et, cette fois, clore toute leur série. C'est un plaisir de fan tout en demeurant un régal de lecteur : celui qui a lu les 18 tomes de Valérian a le sentiment d'arriver à la (presque) fin du voyage, celui qui découvrira Valérian avec ce tome aura certainement envie de lire toute la série, séduit par ses héros et sa galerie de seconds rôles impliqués dans une épopée d'une rare cohérence et d'une ampleur impressionnante.

La réussite de ces trois tomes, on la doit aussi au prodigieux Jean-Claude Mézières qui, à 50 ans (pour le tome 13) comme à 63 (pour le tome 18), est toujours aussi en forme : cet artiste surprend même encore en intégrant à ses planches des images infographiques, à une époque où la génération de celles-ci était encore balbutiantes. Il collabore donc avec, successivement, Eric Wenger, Marc Tatou et Guillaume Ivernel, et le résultat est très naturel, logique pour une série de science-fiction. Mézières a surtout l'intelligence de ne pas abuser de ces effets visuels : il les emploie à bon escient et à doses homéopathiques (moins expérimentalement que Druillet ou Moebius, toujours au service du récit).

L'imagination du graphiste pour concevoir des vaisseaux, des décors extra-terrestres, et leurs occupants reste sans limite, toujours aussi bluffant : le bestiaire, le "garage" et l'atlas galactique de Mézières seront même répertoriés dans des hors série (Les habitants du ciel 1 & 2, Les extras de Mézières).

Et il se fait plaisir (et nous avec) avec des morceaux de bravoure comme la course-poursuite sur Rubanis, découpé avec une vigueur imparable (que Besson n'avait plus qu'à transposer en "live" pour Le cinquième élément).

J'espère que je pourrais un jour (prochain, ce serait encore mieux) lire les quatre derniers épisodes de Valérian, ne serait-ce que pour retrouver moi aussi Galaxity - et compléter cette collection de critiques qui, je le souhaite, vous donnera envie de (re)lire cette série jubilatoire, ce titre précurseur.

samedi 19 septembre 2015

Critique 709 : VALERIAN, TOMES 11 & 12 - LES SPECTRES D'INVERLOCH & LES FOUDRES D'HYPSIS, de Pierre Christin et Jean-Claude Mézières (CYCLE TEMPOREL)


VALERIAN : LES SPECTRES D'INVERLOCH est le onzième tome de la série (et le sixième chapitre du CYCLE TEMPOREL), écrit par Pierre Christin et dessiné par Jean-Claude Mézières (avec la participation d'Enki Bilal pour la page 29), publié en 1984 par Dargaud.
Cette histoire se poursuit et se termine dans le tome 12 (Les Foudres d'Hypsis).
 *

VALERIAN : LES FOUDRES D'HYPSIS est le douzième tome de la série (et le septième chapitre du CYCLE TEMPOREL), écrit par Pierre Christin et dessiné par Jean-Claude Mézières, publié en 1985 par Dargaud.
Cet album conclut l'histoire débuté dans le tome 11 (Les Spectres d'Inverloch).
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Valérian rejoint le château d'Inverloch en Ecosse au XXème siècle où l'attendent Laureline et ses hôtes, lady Charlotte MacCullough et lord Basil Seal, deux agents de Galaxity, ainsi que M. Albert et les trois Shingouz. L'agent du SST a capturé un Glapum'tien, extra-terrestre aux extraordinaires facultés en vue de la mission à effectuer à cette époque.
Il s'agit de comprendre pourquoi plusieurs hauts officiers de la sécurité américaine et russe ont disparu ou se sont suicidés après avoir détruit des installations militaires importantes. Pour les aider, le groupe a rendez-vous avec le spectre d'Inverloch, qui n'est autre que le chef du SST de Galaxity au XXIVème siècle !
Le continuum espace-temps est sévèrement déréglé et il faut le rétablir sinon la Terre du futur est menacée de disparition. Ces événements ont de toute évidence un lien avec le cataclysme nucléaire qui a été à l'origine de l'Âge Noir à partir de 1986 (ces faits ont été évoqués dans le tome 1, La Cité des eaux mouvantes).
Direction, donc : le cercle polaire où doit avoir lieu ce désastre. M. Albert délimite la zone de recherches tandis que le chef du SST accuse la planète d'Hypsis d'être responsable des accès de folie ayant frappé les gradés américains et russes pour précipiter la catastrophe. Grâce à Ralph, le Glapum'tien, ils localisent et traquent dans l'espace-temps le voilier du hollandais volant, un vaisseau-leurre envoyé sur Terre par l'ennemi.
Lorsque, enfin, ils gagnent Hypsis, ils font connaissance avec leurs adversaires, reproduction de la sainte trinité - le Père, le Fils et le Saint-Esprit - avec laquelle les Shingouz vont négocier la survie de la Terre, considérée comme un danger pour l'univers...

Trois ans séparent la parution du tome 10 du tome 11, ce qui représente un délai conséquent pour une série qui, jusque là, enchaînait les albums à un rythme très soutenu. Mais c'est une nouvelle fois avec une aventure en deux parties que Christin et Mézières signeront leur retour après Métro Châtelet, Direction Cassiopée et Brooklyn Station, Terminus Cosmos.

Toutefois, il faut bien l'avouer, ce diptyque est moins bon, moins trépidant que le précédent. C'est encore d'un excellent niveau, et d'ailleurs, Mézières sera récompensé par le grand prix du festival d'Angoulême en 1984. Mais le déroulement de l'intrigue, son casting foisonnant, ses péripéties inégales et son curieux dénouement m'ont toujours posé problème.

D'entrée de jeu, l'histoire se joue sur un faux rythme, avec une exposition très longue, qui occupe la quasi-totalité du tome 11 - soit jusqu'à la réunion complète du groupe formé par Valérian, Laureline, lady Charlotte, lord Basil, M. Albert, les Shingouz, le Glapumt'ien et le chef du SST. Je pense que cela aurait pu être raconté de manière plus vigoureuse et surtout moins théâtral : la révélation de l'identité du spectre d'Inverloch est une fausse piste un peu grossière. En outre, une fois, les éléments de la pièce posés, l'évocation de faits déjà opérée dans le tome 1 de la série (La Cité des eaux mouvantes) devient redondante : on se doutait depuis un moment que la liaison serait faîte entre l'aventure originelle de Valérian et Laureline et la confrontation avec les responsables du cataclysme de la Terre en 1986. 

C'est un peu dommage, mais, heureusement, l'épisode suivant, Les Foudres d'Hypsis, est bien meilleur et renoue avec, certes, une trame plus classique (une course-poursuite à travers l'espace-temps), mais plus efficace aussi. Lorsque, enfin, on découvre à quoi ressemble l'adversaire des héros, ses motivations pour causer la catastrophe sur Terre, et la sanction infligée à Galaxity (qui aura des répercussions sur toute la suite de la série, altérant profondément le rôle de Valérian et Laureline, animant le Cycle Spatial), c'est autant la conclusion de cette aventure que la fin d'un acte.

Néanmoins, l'incarnation choisie par Christin et Mézières pour les méchants de l'histoire m'a toujours déçu : se moquer de la sainte trinité ne me pose aucun problème, je trouve la référence lourdingue, et sa représentation manque elle aussi de la finesse à laquelle les auteurs nous ont habitués. On a droit à une sorte de Jésus hippie singulièrement banal, et que Dieu le Père a les traits d'Orson Welles dans son film La Soif du Mal (1958), soit la figure d'un flic ripou, plus colérique qu'usé cependant. Le scénariste, qui a toujours su dresser habilement des critiques sur notre époque dans le contexte fantastique de la série, aboutit avec son dessinateur à un trio de vilains dont les motivations et les physiques pâtissent d'un manque flagrant d'inspiration...

Il est à la fois aisé et cruel de rendre seul responsable d'un échec le scénariste, mais pourtant Mézières me paraît moins à blâmer dans cette entreprise que Christin car l'artiste produit encore de fabuleuses planches.

Dans Les Spectres d'inverloch, il alterne des scènes sur la planète où Valérian capture, à force de patience, le Glapumt'ien et des scènes dans le château et ses environs qui sont formidables, avec toujours ce soin apporté aux décors, et une colorisation d'Evelyne Tran-Lé très nuancée. La galerie de personnages est aussi impeccablement campée, chacun ayant un langage corporel, des mimiques, très étudiés.

Dans Les Foudres d'Hypsis, la longue course-poursuite de l'astronef et du voilier donne au lecteur l'occasion d'assister à une séquence prenante de bout en bout, d'autant plus palpitante qu'il en ignore l'issue. Lorsque Hypsis se révèle enfin, c'est encore une fois un cadre fascinant que Mézières invente. Son découpage est simple mais imparable, le rythme est soutenu et souligne en fait le déséquilibre d'une histoire qui a mis longtemps à vraiment démarrer puis qui s'emballe avant de se clore en demi-teinte.

Il me semble évident qu'un seul album (peut-être plus conséquent qu'à l'ordinaire, comme certains plus tardifs, autour de soixante pages) aurait suffi à raconter ce récit. Dans la chronologie du Cycle Temporel, il est indéniable que c'est une étape importante, mais pour la qualité d'ensemble de la série, c'est, à mon sens, un faux pas. Heureusement, les auteurs sauront se rattraper...   

vendredi 18 septembre 2015

Critique 708 : VALERIAN, TOMES 9 & 10 - METRO CHÂTELET, DIRECTION CASSIOPEE & BROOKLYN STATION, TERMINUS COSMOS, de Pierre Christin et Jean-Claude Mézières (CYCLE TEMPOREL)


VALERIAN : METRO CHÂTELET, DIRECTION CASSIOPEE est le neuvième tome de la série (et le quatrième chapitre du CYCLE TEMPOREL), écrit par Pierre Christin et dessiné par Jean-Claude Mézières, publié en 1980 par Dargaud.
Cette histoire est la première partie d'un diptyque qui se poursuit et se termine avec le tome 10 (Brooklyn Station, Terminus Cosmos).
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VALERIAN : BROOKLYN STATION, TERMINUS COSMOS est le dixième tome de la série (et le cinquième chapitre du CYCLE TEMPOREL), écrit par Pierre Christin et dessiné par Jean-Claude Mézières, publié en 1981 par Dargaud.
Cette histoire conclut le diptyque débuté avec le tome 9 (Métro Châtelet, Direction Cassiopée).
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1980, planète Terre, France. D'étranges créatures surnaturelles représentant les forces élémentaires (feu, eau, air, terre) se manifestent dans différents endroits. Galaxity a envoyé Valérian, agent du Service Spatio-Temporel, à cette époque pour neutraliser les monstres. A cette époque, son contact est M. Albert, un savant débonnaire, qui l'aide de son mieux mais la mission est rendue délicate car elle doit parfois s'accomplir dans des endroits fréquentés alors que le public et les autorités ne doivent pas s'en apercevoir.
En outre, deux multinationales - Bellson & Gambler (exploitant des mines, l'acier, les métaux non-ferreux, le pétrole et l'atome) et W.A.A.M. (pour World American Advanced Machines, spécialisé dans l'électronique, l'agrobiologie et l'agriculture) - s'intéressent de près aux capacités des créatures pour les acquérir.
Cependant, dans la constellation de Cassiopée, Laureline mène sa propre enquête sur l'origine des monstres et découvrent qu'il s'agit d'idoles du peuple d'une planète dépotoir. Les reliques ont été volés par deux pirates de l'espace, Crocbattler et Rackallist.
La jeune femme va s'efforcer de récupérer les cubes qui contenaient les puissances élémentaires pour les détruire avant qu'elles ne ravagent la Terre de 1980 où Valérian est de plus en plus désorienté...

Après une dizaine d'années d'édition, et quelques albums mémorables (dans ses deux Cycles), la série prend une dimension supplémentaire avec cette aventure qui, pour la première fois, se déroule sur deux tomes successifs. Cette ambition sera justement récompensée car ces épisodes figurent dans les préférés de nombreux fans, avec raison.

De mon point de vue, Métro Châtelet, Direction Cassiopée et Brooklyn Station, Terminus Cosmos sont restés des classiques : rien que leurs titres sont une invitation à l'épopée, au grand spectacle, à l'évasion, ce sont des programmes à la fois mystérieux et excitants.

Je n'étais pas bien vieux quand je les ai lus pour la première fois, et pour l'adolescent que j'étais, ils furent comme une révélation : c'était sans doute la première fois que je ressentais des frissons comparables à ceux que me procuraient habituellement les comics super-héroïques, avec ce mélange d'action, de suspense, de danger, et d'érotisme. Sur ce dernier point, la scène où Laureline se prépare à neutraliser Rackallist et Crocbattler à la fin du tome 10 représentait une sorte de sommet dans la sensualité : jamais, peut-être, Mézières n'a dessiné son héroïne de façon aussi suggestive.

Regardez-moi ça : Laureline n'a rien à envier aux bombes sexuelles de Marvel (Emma Frost, Carol Danvers...) et de DC (Wonder Woman, Catwoman...) !

Voilà pour le moment "vieux bédéphile nostalgique en plein éveil des sens"...

Ce qu'il faut souligner, c'est que Christin développe une intrigue passionnante, admirablement dosée : il exploite les ressources de ses personnages et les décors dans lesquels ils évoluent à merveille, de façon à ce que le lecteur soit en permanence accroché. Suivre Valérian dans les marais poitevins ou en plein Paris (dans le métro ou au centre Pompidou) en train de désintégrer des créatures ahurissantes, ou être dans les pas de Laureline au fin fond de l'espace en train de côtoyer de pauvres aliens perdus sur un monde poubelle puis traquant deux escrocs aussi bêtes que lubriques, est jubilatoire.

Comme à son habitude, le scénariste se sert du genre dans lequel s'inscrit la série - la science-fiction - pour épingler les travers de la société actuelle (et, finalement, ça n'a pas tellement changé depuis 1980), via le rôle qu'il fait jouer aux deux multinationales Bellson & Gambler et WAAM. Il ne s'agit pas d'ailleurs simplement d'une critique sur la course au profit, mais de considérations parfois plus symboliques sur ce qu'elles incarnent, chacune dans leur domaine : B & G est un conglomérat attaché aux forces de la terre et du feu, liées au passé, tandis que WAAM est un empire fondé sur l'eau et l'air, associés au futur.

Le rapport au passé et au futur, mais aussi à la Terre et au reste de l'univers, à l'homme et à la femme, aux éléments contraires (eau/feu, air/terre), beaucoup de ce qui constitue le récit (jusque dans sa composition en deux tomes) joue sur la symétrie et Christin, quelquefois s'en amuse (comme quand il montre Valérian de plus en plus déphasé, dépassé, faible, alors que Laureline est entreprenante, volontaire, décisive), parfois se fait plus grave (la morale de l'histoire ne saurait se résumer à une victoire des héros puisque les deux multinationales négocient un accord, ce qui donne à l'affaire un caractère plus ambigu et un goût plus amer). 

Ce diptyque dépasse le simple divertissement pour s'engager dans une direction plus adulte à bien des niveaux, comme si la série prétendait à un autre stade, entrait dans sa maturité. De fait, ensuite, que ce soit dans les aventures du Cycle Temporel ou du Cycle Spatial, Valérian ne sera plus aussi léger, abordant plus frontalement des problématiques à peine filtrées par leur cadre futuriste et cosmique.  

Graphiquement aussi, Mézières atteint aussi une sorte de plénitude : il y a souvent, chez les artistes attachés à une série ce moment spécial et reconnaissable par les lecteurs fidèles et attentifs où leur dessin semble faire feu de tout bois, sublimant le script, maîtrisant les personnages, exaltant les décors.

C'est d'autant plus remarquable que, comparé à d'autres tomes de la série, Mézières ne s'appuie pas ici sur la représentation d'éléments propres à la série, comme des bâtiments spatiaux, de multiples extra-terrestres, des planètes exotiques. Certes, les créatures que Valérian affronte sont une nouvelle fois extraordinairement designées et l'escale de Laureline sur la planète-dépotoir est saisissante, mais cela n'occupe pas tant de pages.

En revanche, le découpage est très efficace, d'une fluidité imparable, avec de beaux effets de montage (lorsque les deux héros communiquent par-delà le temps et l'espace). Mézières, avec la colorisation d'Evelyne Tran-Lé, soigne les ambiances, majoritairement nocturnes, et campe des personnages secondaires immédiatement mémorables (la pulpeuse Cynthia, et surtout l'irrésistible M. Albert, qui deviendra un personnage récurrent).

Assurément deux des meilleurs volets du titre, le chef d'oeuvre du Cycle Temporel. Une grande BD tout simplement.