samedi 29 mars 2014

Critique 429 : SOLO #5 : DARWYN COOKE

SOLO #5 est un one-shot écrit, illustré et lettré par Darwyn Cooke, publié en Août 2005 par DC Comics. Ce comic-book de 50 pages est constitué de 7 parties et 6 interludes, et s'inscrit dans une collection de fascicules (12 numéros au total, désormais rassemblés dans un recueil) où l'éditeur donnait carte blanche à un auteur.
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(Extrait de SOLO #5 : FUNNY PAGES.
Textes et dessins de Darwyn Cooke.)

Le numéro s'ouvre par 2 pages mettant en scène Slam Bradley, ancien flic de Gotham City reconverti comme détective privé et ami proche de Selina Kyle/Catwoman. Il entraîne son ami, l'espion King Faraday, dans un bar, le "Jimmy's 24-7", après lui avoir raconté une acadabrantesque histoire dans laquelle il affrontait la maléfique Madame X.
Slam Bradley, durant la nuit qu'il va passer dans ce bar, sera le fil rouge de ce comic-book.

- World's Window (5 pages). Darwyn Cooke relate un épisode autobiographique de son enfance lorsqu'en accompagnant son père chez Jack et Roberta Storms, il se vit offrir en cadeau par cette dernière du matériel de peinture car elle avait appris ses prédispositions pour le dessin. La naissance d'une vocation.
   
Deuxième pause : King Faraday prend congé de Slam Bradley qui est alors abordé par une belle femme, Janet, avec laquelle il s'amuse à comparer leurs cicatrices.

- King of America (Triangulation, A New Frontier Thriller) (8 pages). En 1956 à Cuba, King Faraday était en mission avec sa collègue, Gracie O'Rielly. Leur mission : démasquer un agent double qui magouille avec un affairiste local pour fournir des armes aux rebelles castristes. Pour parvenir à ses fins, Faraday séduit la femme de Javier Manale, mais il est loin de se douter du dénouement de cette intrigue.

Troisième pause : Slam tente de joindre par téléphone Selina Kyle mais tombe sur son répondeur lorsque Jimmy le retrouve dans les toilettes de son bar.

- Funny Pages (une double page). 9 tableaux dans lesquels Darwyn Cooke rend divers hommages : il ironise sur Aquaman dans un strip intitulé Angling with Angel and the Ape ; signe deux portraits (Zatanna et Black Canary, qu'on reverra ensuite avec Slam au bar) ; imagine un labyrinthe loufoque  avec les méchants Chemo et Amazo ; interroge trois savants du DC-verse (Pr Haley, Dr Magnus, June Robbins) ; se fait sarcastique avec une vignette de Roy Raymond, TV detective et une avec le Joker et Harley Quinn dans un fast-food au menu inspiré par Batman ; invente une annonce pour trouver un dessinateur pour la série Catwoman ; et résume 80 ans de l'existence d'un comic-shop (A brief history of mainstream comics in America).

- The Solo Dreamgirl Pinup (1 page). Un dessin peint de Catwoman légendé après qu'elle a commis un nouveau cambriolage.

- Everyday Madness (5 pages). Un homme célibataire achète le dernier modèle d'aspirateur mais sombre progressivement dans la folie lorsqu'il croit que l'appareil ménager veut l'éliminer après qu'il l'ait remisé pour le "punir" d'avoir brisé un bibelot.

Quatrième pause : Slam rabat le caquet d'une jolie blonde péremptoire qui affirme que peu importe les pertes humaines de l'armée américaine en Irak si la victoire est au bout du conflit.

- The Question (Al Kufr the infidel). La Question infiltre de nuit un camp de terroristes arabes pour le piéger.

Cinquième pause : après avoir échangé et bu un verre en compagnie de Zatanna et Black Canary, Slam Bradley est enfin rejoint par Selina Kyle.

- Déjà Vu (d'après Batman : Night of the stalker de Steve Englehart, Vin & Sal Amendola et Dick Giordano) (12 pages). Témoin d'un braquage au cours duquel les quatre voleurs ont assassiné les parents d'un petit garçon, Batman se lance à la poursuite des malfrats.

Sixième pause (Epilogue) : derniers clients au bar, Selina Kyle et Slam Bradley boivent un dernier verre. Il décline l'offre qu'elle lui fait de la raccompagner chez elle. Seul avec Jimmy, Slam prend encore un drink en proposant de lui raconter une histoire.
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Pour avoir longtemps cherché ce numéro, plus que tous les autres dans la même collection en raison de mon admiration pour Darwyn Cooke, je dois d'abord dire la joie qui m'a étreint lorsque je l'ai enfin eu en ma possession (et j'en profite pour remercier ce membre du forum www.buzzcomics.net qui l'a offert gracieusement en bonus lors d'un échange d'albums).

Bien entendu, un objet si désiré risque toujours de ne pas être à la hauteur de l'attente, mais ce Solo #5 tient toutes ses promesses et prouve que le respect que m'inspire son auteur n'est pas usurpé. Presque dix ans après sa parution, c'est aussi l'occasion d'apprécier l'expérience unique que constituait un comic-book comme celui de cette série, lorsque DC Comics donnait carte blanche à un auteur, le laissant utiliser ses personnages pour produire un fascicule de 50 pages de bande dessinée originale.

Mais cette audace ne connut pas le succès qu'elle méritait et l'éditeur, via son responsable principal, mit fin à l'entreprise au bout de 12 numéros. Et il aura fallu attendre cette année pour que ce matériel soit rassemblé dans un luxueux album !

Revenons au numéro 5, aussi mythique que le parfum identiquement répertorié de Chanel, et à son auteur. Un auteur complet puisque Darwyn Cooke, sous la direction éditoriale de son ami Mark Chiarello, y occupe tous les postes : scénariste, dessinateur, encreur, coloriste et même lettreur !

A l'époque, en 2005, Cooke, âgé de 43 ans, se prépare à son coup de maître, l'oeuvre qui le propulsera comme un ses storytellers les plus fameux de son temps : la réalisation de la saga The New Frontier, une épopée de plus de 400 pages synthétisant l'avènement du "Silver Age" de DC Comics, lorsque la maison d'édition réinventa ses héros iconiques et modernisa ses personnages emblématiques. D'une certaine manière, Solo est une sorte de tour de chauffe avant The New Frontier.

Les familiers de la production de Cooke ne seront pas surpris par la tonalité d'ensemble des sept récits de Solo : on y retrouve sa veine nostalgique teintée d'ironie, mais aussi, et c'est plus surprenant de la part d'un auteur discret comme lui, des traits autobiographiques.

La trace la plus évidente de cette part plus personnelle se situe dans la premier segment avec une évocation touchante, sobre et poétique sur la naissance de sa vocation de dessinateur (World's window) : en quelques pages, non pas sépia mais uniquement colorisées en jaune, il revient sur une rencontre dans son enfance qui devait le marquer à tout jamais et décider du reste de sa vie par la grâce d'un cadeau. 
Le dessin, très simple, est ce qui distingue ce chapitre dont le sujet le rapproche de certaines oeuvres de Will Eisner.

Ensuite, Cooke emprunte le registre plus convenu pour lui et ses fans de l'aventure pulp (King of America) : il y anime déjà un des personnages mémorables de The New Frontier, l'espion King Faraday, dans une intrigue à la fois tordue, jubilatoire et d'un dynamisme incroyable.
Le graphisme change pour adopter un dessin au traits fins, avec des couleurs tantôt pastels, tantôt franches selon l'expressivité exigée par la scène. Mais on apprécie surtout le découpage fabuleusement économe et efficace qui confère à la fois densité et énergie à cette histoire rétro comme seul l'auteur en a le secret (mis à part Ed Brubaker, je ne lui vois guère de concurrent dans ce genre).

Un peu plus loin, c'est à une des créations de Steve Ditko que Cooke applique un traitement particulier : il s'en sert pour revenir de manière concise, troublante et percutante sur les attentats du 11-Septembre (The Question). 
L'utilisation d'inserts infographiques dynamite un récit expéditif mais qui, comme en réponse à ces expérimentations visuelles, interroge sur la riposte à appliquer aux terroristes. En ce sens, l'emploi d'un héros qui incarnait la philosophie objectiviste de Ditko est d'une rare habileté pour Cooke qui, comme Vic Sage, se questionne sur le bien-fondé de l'action américaine en Irak.

Juste avant cela, l'auteur s'est fendu d'une saynète, en guise d'interlude, sur la conviction émise par certains américains sur la nécessité de "terroriser les terroristes", peu importe le prix en vies humaines, notamment dans les rangs de l'armée de son pays. La réponse de Slam Bradley vaut le détour mais est à frapper au sceau du bon sens.

La folie des hommes inspire Darwyn Cooke dans toute sa variété, y compris dans sa dimension comico-absurde comme l'atteste Everyday madness, où la relation bien spéciale, fétichiste, d'un célibataire pour un aspirateur dernier cri, dans une Amérique vintage, tourne au conte déjanté, dans un crescendo délirant encore une fois formidablement maîtrisé.
Ces pages sont dessinées dans le plus pur style des cartoons, avec une nouvelle fois un prodigieux découpages (deux bandes de quatre cases verticales, parfois scindées en deux ou faisant place à un plan occupant la moitié de la planche).

Le numéro se termine par un tour de force : Darwyn Cooke signe une sorte de remake d'un vieil épisode de Batman écrit par Steve Englehart et dessiné par Sal & Val Amendola, Déjà vu. Le symbolisme appuyé de l'histoire, où le justicier revit le traumatisme de son enfance et traque des voleurs meurtriers, est largement compensé par le tempo effréné qu'impose sa narration et surtout le fait que Batman n'y prononce pas un mot, ce qui souligne sa présence menaçante, quasiment fantastique.
Le dessinateur met cela en images dans le style qu'on lui connait le mieux, en privilégiant des jeux d'ombres très expressionnistes et un punch digne de Jack Kirby. Le parti pris du mutisme de Batman s'explique alors de lui-même car le graphisme est si puissant qu'il se passe de paroles, les dialogues entre les malfrats ne servant qu'à appuyer leur panique, leur effroi.

Entre tous ces récits, Cooke glisse donc des interludes où il met en scène son personnage fétiche de Slam Bradley, dont il fit avec Ed Brubaker durant leurs épisodes communs le partenaire privilégié de Selina Kyle/Catwoman.  Des caméos figurent dans ces saynètes, comme Zatanna, Black Canary, ou King Faraday, et bien sûr Selina Kyle, mais ce ne sont pas seulement des guests utilisés pour le plaisir : chacun renvoie à une des histoires ou rubriques du programme, et font que Solo se lit aussi comme un recueil d'histoires à tiroirs très ludique.

Cet aspect divertissant est au coeur de l'oeuvre de Darwyn Cooke, ce qui n'exclut pas la profondeur du propos quand c'est indiqué. Et finalement lire Darwyn Cooke, c'est lire un artiste qui donne cette sensation de facilité et en même temps vous fait mesurer le degré de maîtrise que seuls les très grands atteignent. 
Solo #5 devient ainsi un fascinant objet, aussi beau qu'émouvant, drôle, captivant et troublant.
Une authentique merveille.

Critique 428 : BEFORE WATCHMEN - MINUTEMEN / SILK SPECTRE, de Darwyn Cooke et Amanda Conner


Plutôt que de revenir sur la polémique provoquée par ce projet (Alan Moore désapprouvant toute suite à la série qu'il a écrite et co-créée en 1986, avec le dessinateur Dave Gibbons ; le marché de dupes entre l'éditeur et l'auteur sur la cession des droits des personnages ; la pertinence même de ces anté-épisodes avec sept mini-séries, un double-shot et une one-shot...), et vous expliquer mes sentiments ambivalents dès le départ pour cette entreprise (d'un côté, le respect vis-à-vis de Moore, auteur que j'adore ; de l'autre, la curiosité vis-à-vis du prestige des équipes artistiques impliquées dans ce "prequel"), je tente une approche originale pour critiquer BEFORE WATCHMEN : MINUTEMEN / SILK SPECTRE, les deux productions qui m'attiraient le plus et que DC Comics a réuni dans un bel album HC.
Le principe : une planche pour résumer chaque mini-série.
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Le recueil comporte les six épisodes de MINUTEMEN, écrits et dessinés par Darwyn Cooke (THE NEW FRONTIER, la série des Richard Stark's PARKER), et les quatre épisodes de SILK SPECTRE, co-écrits par Cooke et Amanda Conner, qui signe aussi les dessins. Plus quelques beaux bonus (galerie de variant covers, characters designs de Cooke, postface et rough d'une planche de Conner).
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Pour MINUTEMEN, prenons cette splash-page, au tout début du #1 : c'est une image qui fait office de transition dans le récit narré par Hollis Mason, le premier Nite Owl. Il tient une image représentant les Minutemen, le premier groupe de justiciers masqués des Etats-Unis (dans la réalité de WATCHMEN), datant du début des années 40. C'est souvenir lointain car nous sommes plus de vingt ans après (une dédicace à la Alexandre Dumas ?), et en même temps c'est un résumé de ce qu'étaient les Minutemen, un groupe pathétique, artificiel, monté pour profiter de la mode pour les "Mystery Men", par Larry Schexnayder, le mari et impresario de Sally Jupiter/Silk Spectre (la blonde plantureuse à droite de l'image).
Dans cette équipe, peu de "vrais" héros, au sens noble du terme, en vérité : à part Hollis Mason, modeste flic dans le civil, et la Silhouette (la brune à gauche de l'image), réfugiée d'Europe de l'Est, traumatisée par les mauvais traitements infligés aux enfants et lesbienne condamnée à vivre son amour en secret, les autres sont des vigilants d'opérette (comme Captain Metropolis, Dollar Bill, Silk Spectre), des névrosés (Mothman), ou des psychopathes travestis (Comedian, Hooded Justice).
Tout cela, ce qu'il y a derrière le masque, la série le dévoile, sans complaisance, sans trahir ce que suggérait Alan Moore (via des extraits des Mémoires précitées). C'est ce que promet d'ailleurs le titre de l'épisode ("La minute de vérité").  En choisissant de raconter son récit au moyen de longs flash-backs, Darwyn Cooke ne s'inscrit pas seulement dans la continuité d'une narration élaborée, à la manière de Moore, il lui confère un aspect légendaire et lucide à la fois. C'était une sorte de "bon vieux temps", mais en même temps une époque, des personnages, des comportements, des secrets, peu glorieux, cruels, poignants, tragiques, pathétiques, et balayés par l'Histoire (celle-ci avec un grand "H"), le temps qui passe.
La mise en couleur par Phil Noto de l'image/planche, privilégiant les tons mats et sépia, souligne  le côté crépusculaire et nostalgique du récit d'Hollis Mason, figeant un bonheur de façade, fabriqué, qui volera en éclats, aussi artificiel, voire incongru, que les costumes kitsch des personnages, qui se déguisaient et se masquaient parfois aussi pour l'adrénaline, préserver leur anonymat, cacher leurs démons, ou jouer un personnage spectaculaire, publicitaire, attrayant.
Une image montre, elle suggère. Un récit peut aussi souligner, révéler : sur ces points, Darwyn Cooke manque parfois de finesse, dépassant ce qu'Alan Moore ne faisait que suggérer ou nous laissait imaginer. Ainsi, le lesbianisme de la Silhouette, son traumatisme de jeunesse, comme l'homosexualité de Captain Metropolis sont désormais explicites. Aussi, l'auteur n'a pas résisté à la tentation de "résoudre l'affaire" Hooded Justice, et la solution qu'il donne n'est qu'à moitié convaincante : il lie ses actions au passé de la Silhouette - ça, c'est bien - puis maquille ensuite un dénouement avec des manoeuvres du Comedian - ça, c'est moins bon.
Moore, qui avait songé en 1986 écrire l'histoire des Minutemen, aurait sans doute emprunté des voies semblables à celles de Cooke, mais aurait aussi certainement été ailleurs parfois, en étant assurément plus équivoque, plus subtil, plus trouble - Cooke n'est pas aussi habile, son style narratif et graphique est plus brut, plus direct (même s'il réussit souvent, en une image, à diffuser une émotion très forte).

La mini-série est donc bien résumée par cette image : c'est un récit évocateur, nostalgique, mais douloureux, qui éclaire vraiment sur qui furent les Minutemen, même si certaines idées sont un peu moins heureuses. C'est aussi le tribut d'un grand auteur (Cooke) à un autre (Moore), une rencontre que seule un tel projet, avec les réserves qu'il peut provoquer, pouvait produire.
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Pour SILK SPECTRE, le procédé est encore plus lisible : c'est encore une planche issue du premier épisode de la mni-série (qui en compte 4, après les 6 de MINUTEMEN).
Formellement, d'abord, la page est découpée "à la manière de" WATCHMEN, avec un gaufrier (9 cases d'égale valeur). Ce genre de découpage est d'une fausse simplicité : les cases doivent se suivre, l'action s'enchaîner avec fluidité, et produisent un effet de mouvement séquentiel évoquant le cinéma (un effet de mise en scène qu'a théorisé Will Eisner, mais qui existe depuis plus longtemps, comme en témoignent les "illustrés" de Rodolphe Töpfer ou Winsor McCay). Ce que contient chaque case doit être minutieux, pas le droit aux faux raccords, de la précision dans les détails (décors, vêtements, lumières). Parfois même, cette continuité séquentielle est soulignée par deux cases successives avec le même angle, le même point de vue (ici, les cases 2-3 des première et dernière bandes).
Le gaufrier et la suite d'images en plan fixe évoquent aussi la mécanique des comics strips et du gag : cette page est d'ailleurs une séquence humoristique où l'on voit Laurie, la fille de Sally Jupiter/Silk Spectre I, essayer le costume de justicière dessinée par sa mère, en observant dépitée sa petite poitrine, puis en descendant de sa chambre au salon pour regarder la télé dans le canapé. Cette touche légère précède une autre séquence plus mouvementée, dont le sens révèle une supercherie, mais préfigure aussi toute la thématique de la mini-série : comment un rôle qu'on refuse d'endosser, une autorité qu'on ne veut plus subir, vous rattrape.
En même temps, ce décalage entre l'humour quasiment parodique, accentué par le dessin volontiers burlesque d'Amanda Conner, et le propos, sur la vocation, l'héritage, le passage de l'adolescence à l'âge adulte, la perte des illusions, est à l'origine du sentiment mitigé que produit cette mini-série.
Darwyn Cooke et Amanda Conner sont chacun de grands artistes, mais la somme de leurs talents n'aboutit pas à un résultat si convaincant, on dirait deux solistes virtuoses qui ont chacun leur vision de l'histoire. Cooke est très à son aise, évidemment, dans la reconstitution de l'époque (l'émergence du mouvement hippie à la fin des années 60), tandis que Conner excelle dans la représentation des émotions, avec des apartés carrément parodiques (lorsque Laurie rêvasse romantiquement sur ses amours ou ses actions héroïques).
Mais du coup, on ne sait jamais sur quel pied danser : d'abord, ce récit initiatique est plutôt sommaire et se complaît dans des clichés vus et revus, culminant avec l'inévitable séquence du trip hallucinatoire sous acide, qui est là pour déclencher le rire et la révolte de l'héroïne ; ensuite, il n'est pas évident que Cooke et Conner aient le même objectif (le premier semble avoir, comme pour MINUTEMEN, voulu expliquer ce qui a décidé Laurie à être Silk Spectre II ; la deuxième semble avoir voulu raconter la fugue dérisoire et passablement ridicule d'une gamine capricieuse avec sur sa route des méchants pathétiques).
Cela aboutit à un résultat, qui, sans être indigne ni ennuyeux, paraît bien anecdotique et en deçà des talents conjugués de Cooke et Conner. Cooke a, indéniablement, moins de choses à raconter sur la jeune femme qu'avec les Minutemen. Conner préfère le sarcasme. On n'apprend pas grand'chose d'intéressant, en tout cas rien de décisif, de crucial par rapport au personnage tel que l'écrivit Alan Moore dans WATCHMEN. Pire : la facilité l'emporte sur l'ironie quand d'authentiques célébrités de l'époque servent de modèles à des figurants (plusieurs musiciens croqués lors de la réunion de Gurustein - pseudo déjà peu inspiré pour le complice du vrai méchant) ou des seconds rôles (Frank Sinatra prêtant ses traits au bad guy) - autant d'éléments qui parasitent la lecture sans y ajouter quoi que ce soit, même quelque chose de drôle.
SILK SPECTRE résume en fin de compte le danger du projet BEFORE WATCHMEN, où, si les auteurs n'ont rien de véritablement important à ajouter, le concept est vain.
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Si le rapport qualité/quantité/prix est excellent, un simple tpb MINUTEMEN aurait cependant suffi. Mais les fanas de Darwyn Cooke (surtout) et les amateurs d'Amanda Conner ne feront pas la fine bouche.  
Quant à la polémique autour de cette entreprise, elle s'est naturellement atténuée. En vérité, BEFORE WATCHMEN n'abîme pas WATCHMEN, chef d'oeuvre imparable. Comme l'estime Dave Gibbons, on peut toujours se contenter de considérer ces "prequels" comme des variations, des histoires parallèles, des "What if...?", existant non pas en complément mais à côté de la série originale.
Et pour Alan Moore, il restera à attendre ses prochaines créations. 

dimanche 23 mars 2014

Critique 427 : NEXUS OMNIBUS, VOLUME 3, de Mike Baron, Steve Rude, Paul Smith, Mike Mignola, Rick Veitch, José-Luis Garcia-Lopez, Gérald Forton, et Jackson Guice


NEXUS OMNIBUS, VOLUME 3 rassemble les épisodes 26 à 39 de la série co-créée et écrite par Mike Baron (exception faite de quelques back-up avec le personnage de Judah Maccabee, écrites par Roger Salick) et co-créée et dessinée par Steve Rude (#26-27, #33-36, #39).
Mike Mignola (#28), Rick Veitch (#29), José-Luis Garcia-Lopez (#30), Gérald Forton (#31), Jackson "Butch" Guice (#32) et Paul Smith (#37-38) illustrent les autres chapitres.
La série a été originellement publiée par First Comics en 1986-87, et réédité en 2013 par Dark Horse Comics.
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Horatio Hellpop alias continue d'inspecter les vestiges archéologiques d'Ylum dont le Merk (la créature qui lui donne ses pouvoirs) lui cache la signification. Mais il doit rapidement délaisser ses recherches pour renouer avec son activité de bourreau galactique : il fait face à Clayborn, qui lui donne du fil à retordre.
De retour à sa base, il doit gérer l'arrivée de son oncle Lathe, un prêtre fanatique de l'Ordre d'Elvon qui s'oppose au progrès technologique et va voler des armes pour détruire la station Gravity Well - projet interrompu in extremis par Nexus.
Comme pour le récompenser, le Merk confie à Horatio une précieuse relique, un appareil lui permettant de se déplacer dans le temps et l'espace et lui permettant, pour l'occasion, de visiter la bibliothèque d'Alexandrie, sauvée et intégrée à la plus grande bibliothèque de l'univers. 
Cependant, les 2 filles d'Ursula XX Imada (Sheena et Scarlett), dont le père est Nexus, doivent suivre les enseignements d'un professeur particulier pour maîtriser les pouvoirs qu'elles ont hérité de leur géniteur et c'est Judah Maccabee qui obtient le poste. 
Durant la même période, des tensions diplomatiques opposent la Terre, Mars, Procyon et Ylum à cause des ressources énergétiques et des moyens d'y pourvoir et donc des accords commerciaux dans ce but. 
Kreed et Sinclair (les 2 extraterrestres Quatros, gardes du corps de Horatio) requièrent la présence de Nexus lors de l'assemblée annuelle des assassins sur la planète Acacia. Une fois sur place, ils vont se trouver au coeur d'une vengeance ourdie par une victime des deux anciens tueurs.
 
Après cela, Nexus doit exécuter un autre tyran en exercice mais quand il arrive sur sa planète, les opprimés lui demandent de mener leur révolution ou, au moins, de les accueillir comme réfugiés sur Ylum.
Horatio Hellpop décide de rendre visite à ses filles, bien qu'Ursula Imada le lui est interdit. Durant son absence, il confie à Kreed et Sinclair le soin d'éliminer une liste de criminels de guerre mais les deux Quatros, pris d'un accès de folie, commettent un terrible massacre sur Mars. Nexus obtient de ramener les coupables sur Ylum en promettant qu'il sévira. 
Horatio retourne ensuite dans l'empire Sov pour y visiter les églises, en espérant trouver un lien avec les vestiges d'Ylum, mais son projet est contrarié quand il doit secourir une femme prêtre persécutée. Il ne se doute pas que les trois filles du Général Loomis, qu'il a tué (voir Nexus Omnibus volume 1), Michana, Lonnie et Stacy, s'emploient à acquérir des pouvoirs semblables aux siens pour le faire payer.

Avec ce troisième volume des rééditions des épisodes de Nexus, la série subit, malgré son flot de péripéties, une baisse notable de régime. Le scénariste Mike Baron a, dans les 25 premiers épisodes (et les 4 premiers du premier volume), établi un nombre considérable de pistes qui, alignées, formaient un feuilleton palpitant et si haletant qu'on ne souciait guère de leur aboutissement. Ici, il semble vouloir à la fois poursuivre les aventures pour procurer au lecteur sa dose de rebondissements, de décors exotiques, de personnages hauts en couleurs, tout en veillant à faire le point sur ce qui s'est passé précédemment et nous assurer que rien n'est oublié.
La première conséquence de cette narration hybride est que le rôle de Nexus n'est plus qu'occasionnellement utilisé : certes, il remplit encore quelques missions de bourreau et rencontre même, au tout début, avec Clayborn, un adversaire redoutable, mais on se rend compte au terme de ce tome qu'il a passé plus de temps à réagir aux situations qu'à exécuter des "contrats". Horatio Hellpop est désormais moins harassé par ses rêves et ses obligations de Nexus que préoccupé par sa paternité, ses investigations d'historien ou son désir de renouer avec Sundra Peale. C'est comme s'il était devenu un héros à temps partiel, traversant des intrigues où l'essentiel se joue sans lui, n'intervenant plus seulement parce que le Merk l'y oblige mais parce qu'il est témoin des évènements ou sollicité par une nouvelle venue sur Ylum. 
 
Tout cela laisse un sentiment étrange et frustrant. Mike Baron est comme pris à son propre piège : son imagination féconde lui a permis d'installer toute une galerie de situations de personnages, d'endroits, et il lui faut maintenant gérer tout ça, ce qui fait que le temps consacré à s'occuper de ces intrigues pléthoriques et de cet abondant casting dans d'innombrables localités l'empêche d'animer Nexus normalement (au risque d'ajouter encore plus de futurs problèmes à résoudre). 
Le fan de la première heure qui était curieux de ce anti-héros au métier peu commun et à la morale équivoque et qui était resté en étant emporté par les aventures à la fois percutantes et subtiles ne pourra qu'être déçu par l'évolution à l'oeuvre dans ce volume.
Les résolutions ne sont pas toutes au rendez-vous, et quand elles le sont, parfois de manière expéditive (comment expliquer que Nexus ne punisse pas Kreed et Sinclair, auteurs d'un véritable carnage sur Mars, comme tous les assassins de masse qu'il exécute d'ordinaire ?).
D'autres pistes narratives s'étirent au-delà du raisonnable, comme c'est la cas avec les filles d'Horatio et Ursula (l'idée était intéressante mais le scénariste semble être embarrassé à présent, ne pas savoir quoi en faire). Vers la fin, la réapparition des filles Loomis et leur projet de vengeance ranime un peu l'intérêt, mais Baron n'est visiblement pas pressé (elles en sont encore à se demander comment elles vont pouvoir agir contre un être aussi puissant que Nexus).
Il reste cependant de très belles séquences, progressant à la marge de la série, mais peut-être amenées à la nourrir ultérieurement : la capsule qui permet à Horatio (avec Dave ou Sundra) de voyager dans le temps et l'espace, l'histoire de la femme prêtre, permettent à Nexus d'être écrit comme un explorateur ou un justicier plus que comme un bourreau maudit, le personnage y gagne en sensibilité.

La série possède également un lot de seconds rôles sympathiques qui rendent la série plus légère tout en lui conservant une ambivalence séduisante. Ylum n'est pas qu'un refuge pour d'anciennes victimes de régimes oppresseurs, c'est aussi une résidence grouillante de monde, où des voyous tentent d'imposer leur loi par la force, où les autorités sont souvent dépassées (avec des fonctionnaires trop négligeants) : en bref, il n'y a pas assez de place pour tous, et finalement la notion d'abri y est toute relative. En filigrane, Mike Baron suggère que, même avec les meilleures intentions, on ne peut accueillir toute la misère du monde, et que si, hier on était persécuté, on peut devenir persécuteur dans un endroit administré avec laisser-aller.
Ce qui est toutefois dommage, c'est que Baron, toujours limité par le dénouement d'histoires précédentes et d'espace disponible pour le faire, ne peut qu'écrire succinctement des seconds rôles comme Dave, Sundra, Tyrone, des personnages pourtant intéressants, pris dans des intrigues originales, aux relations prometteuses, mais condamnés à de la figuration.

C'est un comble mais Nexus est en vérité victime, comme série, de sa (trop grande) richesse en termes de personnages, de situations et de récits. Il faut s'accrocher, être patient, car néanmoins le voyage vaut le détour, mais cette quinzaine d'épisodes est une transition quasi-obligée : c'est un peu long, il y a des épisodes dispensables, mais le suite devrait être plus digeste.

Et puis, parfois, au cours d'un chapitre, Mike Baron nous rappelle pourquoi Nexus est si épatant à lire, avec une concision diabolique : alors, un canevas se forme sous nos yeux, rassemblant plusieurs fils narratifs autour d'un thème précis.

Le 31ème épisode est à cet égard une grande réussite : Horatio règle son compte à dictateur (classique) mais le peuple qu'il croit avoir libéré sait que cela ne suffira pas et pour s'assurer que la situation va vraiment et durablement s'améliorer, réclame à Nexus de conduire une révolution. Il est alors coincé, pris au piège des évènements, dans l'obligation morale de s'impliquer dans un mouvement qui, sinon, risque de causer encore plus de dégâts et donc de rendre son action initiale nulle. Au lieu de broder autour d'affrontements spectaculaires, Baron choisit alors de montrer clairement les limites de la rébellion mais aussi celles de son héros : il ne suffit pas d'éliminer un tyran pour délivrer un peuple, il faut aussi l'accompagner. La politique du bourreau et du pourvoyeur d'asile que mène Horatio se heurte alors à une réalité qui le contraint à composer avec des lignes de force plus profondes que les cauchemars provoqués par le Merk. 
Par ailleurs, Baron parvient aussi à faire converger plusieurs composantes de sa saga : l'épisode 37 synthétise là encore la nécessité pour le héros de réfléchir à sa position sur une échelle plus vaste. Individu investi d'un pouvoir considérable, Nexus est au coeur des mouvements politiques internationaux et interplanétaires lorsqu'il s'agit de négocier l'énergie nécessaire aux besoins de toutes les civilisations. Il n'est plus alors seulement question d'un bourreau surpuissant intervenant ponctuellement mais d'une sorte d'arbitre galactique, un rôle plus trouble et inconfortable pour un personnage qui justement rechigne à jouer dans cette cour (déjà bien occupé par ses autres missions et une vie amoureuse et parentale compliquée). 

Dans ces cas-là, on comprend avec quelle minutie Baron a préparé son affaire, à quel point la construction dramatique de sa série est organique, et son ampleur considérable. Peu de bandes dessinées offre une telle ambition tout en se présentant comme un divertissement plaisant au premier degré.

Enfin, le scénariste sait aussi dépayser le lecteur en l'entraînant lors de 2 ou 3 épisodes d'affilée et complets dans une vadrouille insolite, presque comique mais aussi inventive, invitant toujours à la réflexion (comme la visite de la bibliothèque galactique dans l'épisode 34).
L'autre raison pour laquelle on peut être aussi plus tiède avec ce volume est que, bien qu'il soit sur la couverture fait seulement mention de Steve Rude comme artiste, il n'assure en fait que la moitié des épisodes. 7 épisodes, vous me direz que c'est déjà formidable, et effectivement, ça l'est : chaque page de Rude est toujours aussi exceptionnelle, le trait est d'une beauté à couper le souffle, les détails sont incroyables, les compositions de chaque image sont d'une invention remarquable, les personnages possèdent une classe folle, avec un encrage extraordinaire de John Nyberg. 7 épisodes qui suffisent à convaincre n'importe quel amateur de beau dessin à acquérir l'album.

La part de Steve Rude "the Dude" dans le plaisir à lire Nexus est essentielle, on ne peut le nier. Imaginer la série sans lui suffit à mesurer l'importance de sa contribution. Du coup, quand il n'est plus là, et même s'il est remplacé par des dessinateurs très valables, ce n'est plus la même chanson, même si John Nyberg reste présent pour encrer les fill-in.

Sur le papier, citer des intérimaires comme Mike Mignola (#28) est alléchant mais un peu trompeur car vous ne trouverez pas le dessinateur de Fahrd and the Grey Mouser ou Hellboy mais un débutant encore maladroit.
Rick Veitch (#29) a un style chargé mais beaucoup moins plaisant que celui de Rude.
Gérald Forton est lui aussi un artiste dont le dessin a pris un sérieux coup de vieux (#31).
Et Jackson "Butch" Guice était lui aussi très loin du niveau d'excellence qu'on lui connait aujourd'hui (#32).
Les deux seuls vraiment sortir leur épingle du jeu sont José-Luis Garcia Lopez, un habitué de DC Comics, aux finitions soignées, qui s'est même d'ailleurs amusé à glisser quelques personnages comme Grim Jack, Wonder Woman et Batman dans la figuration (Rude reprendra ce petit jeu à son tour en glissant par exemple le Space Ghost parmi les résidants d'Ylum, mais il faut bien examiner les cases pour les repérer).
Et puis il y a Paul Smith, que les fans de Uncanny X-Men (cru 1983, grande année) connaissent bien, et qui va devenir un invité régulier de la série ensuite : il signe les épisodes 37 et 38 (en se chargeant aussi de l'encrage), et son style simple, très élégant, soutient la comparaison avec celui de Rude sans le singer. C'est de toute façon un régal de lire ce dessinateur si rare.

Tous les épisodes (sauf les #29 et 36) sont complétés par des back-up de 6-8 pages consacrés à Clonezone (#26-27), toujours aussi navrant, puis à Judah Maccabee (#28-35, #37-39), un peu meilleures mais dispensables, écrites par Mike Baron puis Roger Salick et illustrés par des artistes moyens ou médiocres. es rééditions auraient gagnées à zapper ces suppléments, en les remplaçant à chaque fois, sur un volume entier par quelques épisodes supplémentaires de Nexus.

Je vais me répéter mais ce 3ème omnibus est un opus mineur depuis le début de la collection. Il ne faut pas ne pas le lire car il s'y passe des choses importantes pour la suite, et aussi parce que, malgré tout, les épisodes réalisés par Baron avec Rude ou Smith sont superbes (et puis aussi parce que ça ne coûte pas cher, en neuf, et encore moins en occasion).
C'est toute l'ironie de l'affaire : Nexus a, ici, les défauts de ses qualités - c'est une série tellement riche, atypique, feuilletonnesque qu'elle en pâtit quelquefois, et c'est si merveilleusement dessiné que lorsque son artiste prend un congé, les substituts souffrent de la comparaison.
Mais rien de tout ça n'est assez préjudiciable pour ne pas poursuivre la (re)découverte de cette saga culte. 

mercredi 19 mars 2014

LUMIERE SUR... JAIME HERNANDEZ

 JAIME HERNANDEZ

Locas backcover
 Hopey Glass
 Maggie Chascarillo
 Danita Lincoln
 Esther Chascarillo
 Daffy Matsumoto
 Izzy Ortiz
 Julie Wree
 Letty Chavez
 Penny Century
 Reña Titanon
 Terry Downe
 Tom-Tom
 Vicky Glori
 Vivian Solis
Xaime's Locas

Critique 426 : LOCAS, VOLUME 2, de Jaime Hernandez

LOCAS, Volume 2 est la suite des aventures de Hopey Glass et Maggie Chascarillo, écrite et dessinée par Jaime Hernandez, de 1988 à 1996 (avec "Oeufs de Pâques", une courte histoire pré-conçue par Gilbert Hernandez en 1963), dans la série Love & Rockets.
Tout commence un an après les évènements du premier tome : Hopey et Maggie ne se sont plus vues depuis tout ce temps. La question de leurs éventuelles retrouvailles va servir de fil rouge à tous les récits de cet album. 
 Hopey Glass & Maggie Chascarillo

En vérité, Jaime Hernandez s'amuse avec le lecteur en différant jusqu'au bout la réunion des deux amies, alternant les séquences avec l'une ou l'autre, parfois en développant ses intrigues en les écartant carrèment du champ pour mieux se concentrer sur leurs entourages respectifs ou communs.
Ainsi, on fait enfin connaissance avec les parents des deux filles - et on saisit tout de suite pourquoi elles ne vivent plus avec eux !

Maggie poursuit son existence en couple avec Ray, tout en lui confiant que Penny Century souhaite toujours la voir épouser Hopey. Et Penny s'emploie d'ailleurs avec énergie à rassembler les deux amies : une fois ceci fait, elle a à peine le temps de s'en réjouir qu'elles se disputent de plus belle.
 
Hopey et Penny ont en commun leur liaison avec Texas (qu'elles avaient quasiment violées lorsqu'ils cohabitaient chez Herv R. Costigan dans le volume précédent) et ont toutes les deux été enceintes à la suite de cette aventure. Penny gardera son enfant, héritier désigné de Costigan, tandis que Hopey fera une fausse couche... A moins que celle-ci n'ait en fait confié sa progéniture à Penny, qui, elle, n'a jamais mené sa grossesse à son terme ?
Ray ne parvient pas à vivre de sa peinture et a rapidement des problèmes financiers aux conséquences concrètes : il est expulsé par le propriétaire de son appartement et se met à zoner avec son copain Doyle, pas plus en veine que lui. Puis il emménage avec Danita Lincoln et ils deviennent amants en l'absence de Maggie, occupée ailleurs. Danita culpabilise tout en aimant Ray sincèrement et en l'entretenant après avoir décroché une place de go-go danseuse dans un club  - un job qu'elle assume car il lui fait prendre confiance en elle et lui permet d'élever correctement son fils. 
Hopey demeure l'objet de toutes les convoitises : son tempérament fougueux et son charme irrésistible lui valent l'attention des hommes comme des femmes. Peu farouche, elle ne dit pas non à des plans, et se débrouille toujours pour se loger, y compris dans les endroits les plus bizarres, chez des résidents les plus tordus (comme cette vieille actrice obsédée par les nymphettes mais qui ne tient pas à ce que ça s'ébruite - et n'hésite pas à réduire au silence les imprudents).

Recherchée de tous, Hopey l'est aussi quand elle remarque que sa photo figure sur toutes les briques de lait avec une annonce. Mais qui peut être à l'origine de cette initiative ? Comme dans une enquête policière, plusieurs suspects vont défiler, qui pour la blague, qui pour un motif plus sérieux. La responsable la plus évidente semble être Izzy Ortiz, dont la raison et la santé vacillent et qui, donc, voudrait retrouver Hopey et orchestrer ses retrouvailles avec Maggie avant de mourir. Mais ce n'est pas simple... 
Le désir est le thème central de cet album, tous les personnages sont ses proies : par exemple, Doyle est harcelé par Nami, la soeur de Daffy Matsumoto, qui veut vérifier qu'il est aussi bien membré qu'on le dit ; Joey, le frère de Hopey, court après n'importe quelle fille car il n’imagine pas être seul et veut assouvir des fantasmes corsés (consistant à déguiser ses conquêtes et à les prendre dans des positions extravagantes) ; Lois, une lesbienne d'âge mûr, au style de camionneur, vouant une haine féroce des hétéros, lance à la cantonade des "qui veut baiser ?"...Ces "balises" forment le prétexte à des scènes hilarantes ponctuant un récit global souvent sombre par ailleurs.

Les obsessions des seconds rôles explorent des régions parfois détonantes mais relevées par des dialogues bien senties ou des dessins sans équivoques, mais au trait impeccablement élégant (les deux héroïnes nues au lit sans une once de vulgarité). Quand le malaise commence à poindre, comme lors des séances avec Nan Tucker et ses lolitas, l'auteur le désamorce avec une réplique dont l'énormité burlesque détourne la situation ("que quelqu’un me bouffe la chatte !", ce qui amuse Hopey... Avant qu'elle s'occupe de satisfaire cette requête !).
De manière générale, la différence la plus notable avec le précédent volume (qui n'était déjà pas timide sur ce point), c'est sa frontalité dans l'approche et la représentation de la sexualité et sa verbalisation : l'homosexualité y est désormais clairement traitée et plus richement, que ce soit avec un personnage comme Marco/Monica (un transsexuel), l'homophobie des lesbiennes - y compris de la part de Maggie, qui exprime ainsi son évolution par rapport à ses préférences intimes (elle aime Hopey et les femmes tout en ne rejetant pas les hommes, ayant vécu avec Ray ou se donnant, voire se vendant, à des inconnus de passage - alors qu'elle n'a pas osé faire l'amour avec une autre femme en même temps que Hopey).

Ainsi, Maggie parle-t-elle aussi de "musique de pédés de blancs" (l'insulte n'étant toutefois que formelle, sans haine ni contre les blancs ni contre les gays en fait) ou quand elle sermonne sa soeur Esther au sujet d'Enero, un de ses prétendants, qu'elle a surpris (à son insu) étreignant un autre homme. Sans nuances, mais plus par dépit, par lassitude que par réelle intransigeance, elle affirme alors que tous les hommes sont des "jojos" (des homos dans l'argot mexicain). 
Ce qui sème la confusion chez Maggie, c'est l'absence de Hopey et le fait qu'elle ne sait ni comment la retrouver, ni comment se rabibocher avec elle. Désorientée, elle se prostituera donc ponctuellement afin de pouvoir se payer un ticket de car, s'éprendra sans conviction d'Enero (avant de le découvrir avec un autre homme), séduit sans le vouloir Gina, une catcheuse, à qui elle racontera qu'elle va se marier pour rompre ensuite - un mensonge qui va provoquer une suite de quiproquos très drôles.

L'univers du catch féminin, via le personnage haut en couleurs de la tia (tante) Vicky Glori, est dépeint dans de nombreux épisodes, et les lutteuses sont toutes décrites comme lesbiennes ou bisexuelles, tout en se plaignant que leur profession est "envahie par les gouines" (où "tout le monde se broute de nos jours") !  Les dialogues encore une fois décomplexés et loufoques procurent un contrepoids efficace à une ambiance électrique (comme lorsque Reña Titanon réapparait et est sauvée par son frère, le catcheur masqué, El Diablo Blanco, épris de Danita).
Ce mélange de dureté et d'humour, cette galerie de femmes extravagantes, la narration audacieuse (où les flashbacks surgissent sans prévenir et peuvent être furtifs ou très longs ;  où pratiquement tout ce qu'on a lu pendant 300 pages est peut-être complètement remis en compte par une pirouette finale, elle-même renversée par un autre twist), la splendeur du dessin en noir et blanc (dans lequel l'influence d'Alex Toth est manifeste - et assumée), témoignent de l'assurance de Jaime Hernandez, jonglant avec les rythmes, les personnages, les situations, le temps, l'espace, les formes, les émotions, comme seuls les grands en sont capables.

Tout concourt à faire de Locas une oeuvre majeure, cousine des Strangers in Paradise de Terry Moore et épicée comme les comédies débridées de Pedro Almodovar.

Critique 425 : LOCAS, VOLUME 1, de Jaime Hernandez

LOCAS, volume 1 est le premier tome (sur deux) de l'intégrale des aventures de Maggie Chascarillo et Hopey Glass, deux des héroïnes de la série LOVE & ROCKETS, projet collectif mené par les frères Hernandez (Jaime ici, et Gilbert, Robert et Mario par ailleurs). Traduit en français par les éditions du Seuil après avoir été publié à l'origine en v.o. sous forme de magazine chez Fantagraphics, il s'agit d'une collection d'histoires plus ou moins courtes (29 dans ce tome), réalisée entre 1982 et 1996, écrite et dessinée par Jaime Hernandez.
 
Soyons clair d'entrée de jeu, c'est impossible à résumer : le format très variable des histoires, le foisonnement du récit, le nombre de seconds rôles, la variété des humeurs, la période durant laquelle tout ceci a été réalisé (pour ce premier tome, entre 1981 et 1988), confèrent à Locas une élasticité qui défie la critique traditionnelle avec un les grandes lignes de l'intrigue et une analyse du scénario et du dessin classiques.
 
Mais, en même temps, c'est ce qui rend l'entreprise singulière, sa lecture vivifiante et son décorticage passionnant. On peut aborder cette oeuvre comme on le veut, comme on le peut, comme on le sent, et enrichir ses impressions en lisant d'autres témoignages, d'autres fans qui auront été plus sensibles à des aspects qu'on n'aura pas aussi bien appréhendé, voire compris.

 Hopey Glass & Maggie Chascarillo

Commençons par présenter les deux héroïnes de Locas (ci-dessus dessinées pour une commission, par Jaime Hernandez) : d'un côté, il y a Hopey Glass, une jeune punkette homosexuelle au caractère bien trempé, sarcastique et touchante, indépendante et farouche ; et de l'autre il y a Maggie Chascarillo, une jeune mécanicienne bisexuelle, romantique et complexée, vivant dans un barrio (quartier latino) californien, entourée par les amis de Hopey (Terry Downe, Izzy Ortiz, Tom-Tom, Speedy Ortiz, Ray Downe...), ses propres copines (Danita Lincoln) et sa famille (dont la volcanique tante catcheuse Vicki Glory).
Maggie rencontre Hopey alors que la scène punk est en pleine ébullition et chasse les dinosaures du rock. Hopey incarne littéralement cette révolution en marche avec son tempérament anarchique, décomplexé et insolent. Maggie est elle-même dotée d'un caractère contrasté fait d'une grande force morale et d'hésitations diverses et fréquentes dans beaucoup de domaines (ses préférences sexuelles, ses aspirations professionnelles, sa situation familiale). Ensemble, mais aussi séparément (car Hopey est souvent absente, en tournée avec son groupe - dont le nom change régulièrement et dont les membres cohabitent difficilement), ces deux filles font les quatre cents coups, se disputent, se réconcilient, traversent mille expériences, à la fois actrices et spectatrices du spectacle de leurs existences et de celles de leur entourage (avec les tensions entre les bandes du quartier, jeux de séduction, déménagements incessants, crises de leurs proches, révélations sur le passé de chacun, etc).
Locas (traduisez "les folles", "les excentriques"), c'est cela et bien d'autres choses encore. Un suite de récits parfois brefs (trois à quatre pages) ou de sagas (jusqu'à une soixantaine de pages), abracadabrantesques, réalistes, touchants, drôles, fantastiques, loufoques, anecdotiques : un concentré d'émotions, encore souligné par des ruptures de tons brutales, un mélange de légèreté et de gravité. Y défilent une étonnante galerie de personnages, majoritairement féminins, les quelques hommes rencontrés n'étant pas moins mémorables (qu'il s'agisse de l'amant milliardaire de Penny Century, la plus sexy des Locas, avec ses cornes sur le crâne, ou de Ray Downe, amoureux de Maggie et apprenti artiste).
La version française éditée au Seuil renforce encore ce sentiment de mosaïque, de puzzle, avec le choix de publier ces histoires en deux épais volumes de 350 pages, sans avoir conservé (ça, c'est plus discutable) les couvertures des épisodes, qui auraient été agréable de voir et auraient agi comme des ponctuations. C'est pour cela que je déconseille de lire tout trop rapidement, pour éviter d'être submergé ou lassé par la succession de péripéties, spectaculaires ou dérisoires. Il faut se laisser le temps de digérer tout ça, de laisser respirer les personnages comme le lecteur, d'aborder l'ensemble comme une matière organique, mouvante, polymorphe... Au risque de saturer.
La structure même de Locas invite d'ailleurs à picorer ce qui s'y raconte car Jaime Hernandez ose des ruptures de tons audacieuses, passant du rire aux larmes, de la frivolité au drame, du sketch à la saga, d'une narration linéaire à des flash-backs ou de brusques avancées dans le temps. Les changements de looks, de coiffures, sont par exemple autant d'indicateurs pour le lecteur que l'histoire avance non seulement dans les faits mais aussi dans les époques. On va et vient entre des paysages urbains suggérés plus que définis dans leur ensemble (les barrios californiens) à des espaces fantasmatiques (île imaginaire, sur la route, dans des tunnels, dans des clubs).
Cette malléabilité de la matière dramatique se retrouve dans la manière dont Jaime Hernandez déroule ses récits : il existe bien une sorte de "fil rouge" - le désir de Hopey pour Maggie, parfois exaucé (mais ne vous attendez pas à vous rincer l'oeil, la nudité ou la représentation du sexe est plus suggérée que figurée) - mais la trajectoire de l'histoire est sans cesse déviée, détournée, ajournée, épicée, par d'autres leitmotivs ou béances - ainsi les familles de Hopey et Maggie ne sont jamais montrées, à l'exception notable de la "Tia" ("tante") Vicki Glory, qui couve de façon musclée Maggie, et dont les aventures de catcheuse forment des apartés savoureuses.

Hernandez a recours aussi aux rêves pour s'exprimer : dans le "réel", Maggie est ainsi une mécanicienne douée et régulièrement sollicitée, mais soudain elle et Hopey se plaignent de la manière dont leur créateur les traite, pointant l'absurdité de leurs aventures. Elles sont alors les actrices d'une histoire fantaisiste et extraordinaire, où Maggie suit le beau Rand Race, mécanicien "prosolaire", sur l'île du Chepan, théâtre d'une guerre entre son propriétaire (le patron de Rand) et ses habitants. Au bout d'un moment, suite à un attentat, Hopey croit Maggie morte et, abasourdie, refusant de sombrer dans le chagrin et de faire son deuil, veut s'éloigner.

Il est clair que Hopey est un personnage plus spectaculaire, plus séduisant, plus relevé que Maggie, mais Hernandez sait l'employer avec mesure, conscient que c'est le meilleur moyen de ne pas l'user. Maggie, personnage qui se définit empiriquement, de façon plus réactive, est plus présente à l'image et au coeur des intrigues, à la fois objet du désir et pivot des situations, comme si en étant juste là, elle révélait les autres, les mettait en lumière.

Parfois, ce procédé d'action/réaction permet à un second rôle d'être décrit de manière à la fois suggestive et fulgurante, comme avec Izzy Ortiz, dont le passé est découvert par Hopey qui a découvert accidentellement une partie de son journal intime. Idem avec Terry Downe, qui est en quelque sorte la meilleure ennemie de Hopey, moteur d'une tension sexuelle palpable entre elles, et dont les origines en disent aussi longs sur elle que sur sa partenaire.

Jaime Hernandez est expert dans l'art du contraste : cela est remarquable dans son traitement graphique, avec un dessin au lignes épurées d'une fabuleuse élégance et des à-plats noirs profonds et bien définis somptueux. Certaines de ses pages sont renversantes de beauté, et l'effet est encore plus fort grâce à un découpage très simple (l'usage du gaufrier est abondant, ou de splash-pages admirablement composés, parfois avec des niveaux lumineux sophistiqués - qui prouvent que Frank Miller ou Daniel Clowes n'ont rien inventé -, parfois avec seulement un gros plan qui vous subjuge par son économie).

En écho à cela, il éprouve aussi cette méthode dans le texte et la caractérisation. La sexualité, ominprésente, influencée par Robert Crumb (l'autre source d'Hernandez avec les comics super-héroïques de Jack Kirby), est verbalisée de manière très drôle, crue, mais aussi décrite comme par ricochet : le couple que forme Hopey et Maggie est au coeur de bien des échanges, mais si elles s'aiment, y compris charnellement, elles ne sont pas insensibles aux hommes (Hopey avec Penny Century violent presque Texas, Maggie fantasme sur Rand Race puis s'installe avec Ray). Leur homosexualité est plus souvent commentée par leur entourage, comme la tante Vicki qui les traitent de "goudous"... Ce qui a évidemment pour effet de les rapprocher, même si elles s'étaient éloignées auparavant ! Par ailleurs, à son amie Danita Lincoln, Maggie avouera qu'elle a bien fait l'amour avec Hopey plusieurs fois, mais sans imaginer le faire avec une autre fille (et tout laisse penser qu'Hopey ne trompera pas Maggie à la légère, même si elle semble plus libre). 
 
Vers la fin de ce premier volume, la violence du barrio, les tensions entre les gangs, commencent à gagner du terrain. Si Hernandez aborde d'abord le thème avec détachement, presque en s'en moquant, l'ambiance devient plus lourde et devient une composante nouvelle qui influence les relations des protagonistes.
Nous verrons comment Jaime Hernandez développera (ou pas) tout cela dans le deuxième tome.

samedi 15 mars 2014

Critique 424 : HAWKEYE #15, de Matt Fraction et David Aja

HAWKEYE : FUN AND GAMES est le 15ème épisode de la série écrite par Matt Fraction et dessiné par David Aja, publié en Février 2013 par Marvel Comics.
*
 
"My brother taught me everything I know
about hitting people - and making them stay down.
Over time, it's become a talent."

Clint Barton est résolu à réagir : son voisin et ami "Grills" a été assassiné sur le toit de l'immeuble dont il a pris la charge, sa partenaire Kate Bishop est partie avec son chien Lucky s'installer à Los Angeles, les mafieux russes continuent à le harceler. Pour couronner le tout, son frère aîné, Barney, ancien membre des Dark Avengers, lui a demandé de l'héberger et passe son temps à remplir des mots croisés.
Clint décide donc de découvrir pourquoi les mafieux russes tiennent tant à les déloger, lui et ses voisins, de cet immeuble et s'ils sont mêlés à la mort de "Grills". Pour cela, il fait appel aux services de son ex-femme, Bobbi Morse alias Mockingbird, qui met en lumière une vaste opération immobilière menée par une puissante mais mystérieuse organisation ; et à Natasha Romanoff alias Black Widow, qui a recoupé des informations sur un tueur à gages qui siffle ses crimes mais n'a jamais été identifié ni arrêté.
Mais c'est de Jessica Drew alias Spider-Woman, son ex, et de Barney, son frère, qu'il apprendra que, d'une part, ce n'est pas parce qu'on pense agir justement qu'on agit correctement, et, d'autre part, que, depuis le début, l'ennemi est là, dans la place....

Il a fallu s'armer de patience pour lire ce 15ème épisode, mais le résultat vaut encore une fois le coup. C'est à se demander si ce n'est pas au pied du mur que Matt Fraction et David Aja donnent le meilleur d'eux-mêmes...

Si on se replace, à présent, dans la construction narrative de la série, cet épisode est important à plus d'un titre. Depuis le #8 et la mort de "Grills", le titre a pris une tournure plus sombre, tout juste nuancée par la caractérisation de son héros, dépeint comme un sympathique mais maladroit justicier, et quelques chapitres imaginés comme des défis scénaristiques et graphiques (ceux-ci trouvant leur pic avec le #11, consacré à "Pizza Dog").
Matt Fraction a décrit, épisode après épisode, la situation suivant l'aventure de Clint avec Cherry/Penny et la mort de "Grills" selon différents points de vue : celui de Clint Barton bien sûr, celui de ses amies Avengers (Black Widow, Mockingbird, Spider-Woman, Kate Bishop), du tueur Kazi dit "le Clown". Tout cela formait une sorte de puzzle à grande échelle dont, une fois toutes les pièces disposées, on pouvait vérifier la rigueur dramatique. Cette toile impressionnait par son ampleur et sa minutie, un détail pouvant parfois éclairer le déroulement de toute une série d'actions, chaque acteur permettant d'apprécier le contexte (même l'épisode raconté du point de vue du chien, qui avait l'aspect d'un exercice de style virtuose, s'avérait décisif dans ce suspense patiemment agencé).

Maintenant qu'on a fait en quelque sorte le tour de la distribution de la série et appréhendé les multiples angles de l'affaire, Matt Fraction nous offre un pas en avant décisif. Dans l'épisode 13 (The "U" in Funeral), Clint a enterré "Grills", vu partir Kate Bishop avec son chien. Ces pertes ont été numériquement compensées par l'arrivée de Barney, son frère aîné, avec lequel il était brouillé (celui-ci a toujours été son rival en même temps que son aîné, mais il s'est en plus commis en collaborant avec les Dark Avengers de Norman Osborn - dans les pages de la série New Avengers, vol. 2, de Brian Michael Bendis - , puis a dû se réhabiliter sous la direction de Luke Cage - dans les pages de la série Dark Avengers, vol. 2, de Jeff Parker). Encore accablé par les évènements récents, que le retour dans sa vie de son frère n'ont pas franchement estompés (Barney étant aussi désoeuvré car sans emploi, sans compter qu'il n'est guère enclin à s'excuser pour ses écarts passés ni à se remettre en selle professionnellement - bref, il tape l'incruste), Clint regardait l'avenir d'un air songeur.
On le retrouve déterminé. Pas vraiment (pas encore) mieux apprêté, plus diplomate et plus subtil, mais bien décidé à savoir. Savoir pourquoi les russes lui en veulent autant, tiennent autant à l'immeuble dont il les a chassés, qui a tué et commandé qu'on tue "Grills". Il sait que pour savoir tout ça il va avoir besoin d'aide et il se tourne donc vers les trois femmes qui l'ont déjà aidé/aimé.

Matt Fraction articule donc, sur un premier niveau de lecture, son récit à partir de ces trois femmes et leur participation auprès de Clint : 

- avec Bobbi Morse/Mockingbird, nous découvrons comme lui que les russes sont aux avant-postes d'une opération immobilière de grande ampleur - cette première révélation donne à la fois une profondeur de champ à toute la série depuis son départ : comme le Petit Poucet, le scénariste a semé des cailloux (que le lecteur n'a pas toujours considéré avec l'attention suffisante) et aujourd'hui on voit où tout cela menait, ou plutôt depuis quand tout cela a commencé (avant le début effectif de la série).

- Avec Natasha Romanoff/Black Widow, c'est la piste criminelle qui s'éclaire : "Grills" a été exécuté par un professionnel, redoutable non seulement par son efficacité mais aussi sa discrétion et encore par son profil (un individu qui sous une apparence ordinaire - on le voit dans une scène où il apparait en civil, dans l'exercice de sa profession de négociateur pour des promoteurs immobiliers - est un vrai psychopathe, signant ses meurtres). Là encore, le scénariste réussit à définir une situation préparée loin en amont et établir un personnage réellement glaçant, dont on a la confirmation (après avoir appris son passé et rencontré Kate Bishop - sans qu'elle sache qui il était vraiment - dans les #10 et 12) qu'il représente un adversaire vraiment dangereux pour Hawkeye. C'est d'autant plus efficace que c'est ici montré sans grand effet (et on mesure mieux pourquoi les épisodes 10 et 12 étaient superflus : Kazi "le Clown" est un méchant qui inspire mieux l'effroi en étant peu présent à l'image - c'est un méchant en creux qu'on craint parce qu'on le voit peu, on ne sait la plupart du temps pas où il est, il peut frapper à tout moment et il ne fera pas de quartier).

- Avec Jessica Drew/Spider-Woman, la relation se déplace sur un plan plus psychologique et même moral : la dernière fois qu'on a vu l'héroïne, elle a rompu avec Clint (rupture méritée puisque Clint l'avait trompé avec Cherry/Penny), et elle en avait profité pour mettre en garde Kate Bishop (celle-ci tenant déjà en peu d'estime Barton l'a ensuite aussi plaqué, excédée par sa désinvolture et ses tentations diverses - notamment celle de lâcher la gestion de l'immeuble et donc ses habitants). Jessica, appelée à la rescousse par Clint pour l'aider à définitivement se débarrasser des mafieux russes et capturer le tueur de "Grills", revient donc mais fait la leçon à son ex-amant en lui expliquant que, depuis le début, il s'y prend mal. Il veut faire le bien, c'est louable, mais il s'y prend tellement mal qu'il n'a fait qu'empirer la situation, augmentant le désir de vengeance des russes, provoquant la mort de "Grills", se substituant à la loi : il a mis ses protégés et lui-même en danger en fonçant tête baissé, sans renforts, en mésestimant ses ennemis.

Mais Fraction se sert aussi de Barney in fine pour donner un coup d'accélérateur aussi brusque de percutant à l'histoire quand le frère de Clint l'interroge sur le "comment" ses ennemis ont pu le toucher, via "Grills", alors qu'il était censé les avoir expulser de l'immeuble. Lorsque Clint comprend enfin, les dernières pages de l'épisode défilent alors dans un crescendo où l'action et l'émotion atteignent un paroxysme culminant dans une ultime planche et un cliffhanger si saisissant par sa violence que le lecteur reste sidéré. (Il existe évidemment peu de risque qu'on assiste là à une vraie fin - quoique pour un personnage, ce pourrait être le cas... - mais le dénouement de cet épisode est tout de même bluffant.)

Tout ce mécano scénaristique, on peut le trouver en quelque sorte suggéré, programmé, résumé dans la couverture de l'épisode (un nouveau chef d'oeuvre de David Aja) : on y trouve Hawkeye dessiné dans son costume classique, évoquant donc le héros traditionnel, le justicier, en même temps qu'il rappelle que le personnage était d'abord un vilain (partenaire et amant de Black Widow), et donc aujourd'hui, confronté comme Avenger mais aussi en dehors de l'équipe de super-héros à des vilains comme lui à une époque. Les crédits de l'album sont indiqués dans un jeu de lettres (celui appelé communément "le mot mystérieux") qui comportent les noms du scénariste (Fraction), du dessinateur (Aja), du coloriste (Hollingsworth), du lettreur (Eliopoulos)... Mais aussi, pour les lecteurs les plus joueurs, ceux d'autres collaborateurs passés ou actuels de la série (le co-editor Sana Amanat, l'autre artiste actuel Annie Wu, Javier Pulido qui a illustré les épisodes 4-5 et l'Annual, Steve Lieber qui a participé aux dessins du #7, Don Heck qui le premier a dessiné Hawkeye dans la série Avengers, Devin Lewis un autre responsable éditorial du titre....).
Ce procédé ludique est comme la signature de l'épisode : en déchiffrant ensemble, avec les personnages, la grille des évènements de l'histoire, on découvre désormais qui sont les méchants, leurs mobiles, tout le réseau qui structure la série - et ce, depuis son premier épisode (puisqu'on mentionne Ivan, l'organisateur du racket qu'avait banni Clint) !

David Aja ne s'est pas arrêté là bien sûr. Pour commencer, il semble que la raison pour laquelle la réalisation graphique de cet épisode ait été si longue tient au fait que l'espagnol l'ait entièrement redessinét après avoir été mécontent d'une première version (qu'il a donc définitivement détruite) !      
Cette exigence l'honore même si elle éprouve la patience du lecteur. Mais comment se plaindre bien longtemps à la vue du résultat ? "Fun and Games" n'est pas un épisode-concept comme Aja a pu en produire dernièrement (avec le #11 dont "Pizza Dog" était le héros ou le #13 entièrement découpé en gaufriers de 9 cases), mais un examen attentif (on gagne toujours à lire deux fois les épisodes d'Hawkeye, la 1ère pour le plaisir, la 2ème pour décortiquer ses subtilités narratives et visuelles - et ainsi de suite car c'est une série dont l'excellence se traduit aussi par le délice que procurent ses nombreuses relectures) montre que l'artiste espagnol a encore fait des merveilles.

Tout comme certains cinéastes qui avouent réécrire leurs films dans la salle de montage, en choisissant les meilleures prises, on peut dire que David Aja dessine comme un monteur : chaque plan, chaque enchainement de plans, chaque page sont "édités" pour que leurs effets soient optimisés. Il s'agit de maximiser l'impact de chaque scène, de chaque geste, de chaque mimique, de servir au plus prés le script et d'en amplifier l'idée. Chez Aja, bien qu'il y ait une sorte de griserie à découper la planche, à jouer avec les dimensions et la disposition des vignettes, il n'y a pourtant rien en trop, aucune facilité, pas d'image pour se faire plaisir comme dessinateur. TOUT est toujours au service de l'histoire, des émotions.

Pages 3 et 4, par exemple, tandis que Clint et Bobbi font des recherches sur un ordinateur pour établir l'opération immobilière au coeur de laquelle se trouve l'immeuble dans lequel vit le héros et ses protégés, son frère, Barney, remplit des grilles de mots croisés. La séquence est magistrale car le dialogue est brillant, drôle (les mots que trouvent Barney renvoient tous à la situation et au caractère de Clint - "baggage", "sucker") et Aja rebondit sur la causticité de cet échange par des plans de petite taille en majorité, comme des cases de mots croisés justement, influant sur le sens de lecture (la page 3 est construite sur la forme du chiffre 2, qui renvoie aux duos Clint-Barney et Clint-Bobbi, mais aussi à des associations comme la double identité Clint-Hawkeye, Hawkeye-Avenger, héros-vilain, justice-loi, etc). L'agencement des vignettes évoque aussi celle d'un escalier avec des paliers (deux cases superposés en vis-à-vis avec une case verticale de même hauteur, ou une case verticale à la marge à côté de deux bandes superposés de deux cases chacune). Cela donne surtout une densité visuelle à la page qui pourtant, par la fluidité de son rythme, ne fait pas remarquer tout de suite que Aja a utilisé 20 plans en deux planches !

L'épisode recèle encore bien des astuces de ce genre où l'artiste souligne habilement les ruptures de ton, les décalages en s'appuyant sur des décrochages dans le découpage, parfois très brefs (page 6 : trois bandes, 5 cases dont deux qui sont des plans larges occupant toute la largeur, suffisent pour montrer le combat entre Clint, Barney et quatre "tracksuit Draculas" qui voulaient kidnapper Clint).

Deux autres passages, au moins, démontrent le storytelling édité de Aja : lorsque les frères Barton rencontrent Black Widow dans un café, où elle leur remet un dossier sur Kazi "le clown", le dessinateur alterne des plans très rapprochés, cernant un élément précis (la main de Barney tenant un crayon, un oeil de la Veuve Noire, une main sur le dossier, des photos des scènes de crime), puis il aère ce dispositif avec des plans larges où on peut situer dans l'espace de l'endroit les trois personnages et souligner d'autres détails qui renforcent leur impact esthétique (le sol du café avec des carrés noir et blanc qui évoquent un damier mais aussi les grilles de mots croisés, en parallèle avec des plans sur de nouvelles solutions trouvés dans le jeu par Barney avec les termes "hobo", "bro", "clown") ou comique (les costumes de chaque personnage les définissant : la Veuve Noire tout de noir vêtue et coiffée d'un grand chapeau et de lunettes fumées qui la font ressembler à une espionne rétro, le bonnet avec un "H" comme Hawkeye de Clint et son sweat-shirt violet, et la dégaine négligée, passe-partout dans les tons beige-marron de Barney - le seul à ne pas être déguisé en fait).

Puis, dans le dernière partie de l'épisode, à deux reprises, Aja offre deux superbes scènes d'action, fulgurantes mais fabuleusement mises en scène : je ne vous en dévoilerai pas le contenu pour ne pas vous spoiler mais à chaque fois, le dessinateur a recours à des pages découpées en trois bandes de 9 à 10 cases, cadrant principalement des éléments isolés (un visage, un pied, une main, une silhouette). Cela suffit , tout est compréhensible, immédiatement, et cette succession de plans contenant peu d'informations (mais des informations précises, essentielles) donne un rythme soutenu aux scènes en question, qui vous prend à la gorge et ne vous lâche plus. Page 17, Aja glisse même en plein centre de sa page (un gaufrier de neuf plans) une énième grille de mots croisés qui synthétise et annonce les scènes ("cop", "top", "ran" : chacun de ces termes renvoie à une situation/révèlation).

Et quand Aja produit une splash-page (la seule de l'épisode et une des rares de toute la série), c'est pour l'ultime planche, avec encore une composition sophistiquée (où l'on retrouve le motif du damier, comme dans la scène du café avec la Veuve Noire). La rareté de ses pleines pages et leur situation font aussi qu'elles ont à chaque fois une force stupéfiante (là où tant de dessinateurs usent et abusent de ce procédé, Aja lui ne s'en sert qu'avec une extrême parcimonie pour en maximiser l'impact).

Tout chez l'espagnol est une histoire de cadres : par le cadre on raconte l'histoire, on traduit en images le script, et par le cadre on raconte une autre histoire, où l'on oriente le regard du lecteur, on redispose les éléments-clés de l'intrigue, on resitue les protagonistes, on traque l'effet le plus saisissant. Comme Barney Barton trouve avec gourmandise la solution à ses mots croisés, Aja nous invite à jouer avec lui à trouver le sens de ses découpages et nous apprend à lire la/sa bande dessinée, comme s'il nous suggérait que telle image, telle page n'est jamais faite sans raison, que le nombre, la taille et la place de chaque case a son importance et nous en dit encore davantage sur l'histoire - car c'est l'histoire, toujours, que le découpage sert, ce n'est jamais une démonstration virtuose gratuite juste pour épater le lecteur. Les aspects à la fois ludique et complexe de la résolution des mots croisés et des mots mystère (comme ceux de la couverture) sont une métaphore des aspects des illustrations : une fois décrypté, ce découpage savant mais présenté simplement (avec des cases bien tracées, aux formes très classiques) est jubilatoire.

Au diapason de cette mise en scène, il faut aussi ajouter une mention pour la colorisation extraordinaire de Matt Hollingsworth. Depuis le début de la série, il s'est toujours tenu à l'emploi d'une palette réduite de couleurs, et de cette contrainte, il a fait une force, une signature. Voyez comment il fait se répondre des pages entières dans des teintes de bleu et de mauve avec d'autres principalement fondées sur du du gris et du vert pour poser des ambiances. Voyez aussi comment il emploie le orange à des moments choisis, pour établir un contraste puissant, et qui revient si régulièrement qu'à la fin de l'épisode on comprend que cette couleur était là comme une sorte de signal de prévention, annonçant un fait dramatique.

Et puis encore, et puis enfin, il y a le lettrage de Chris Eliopoulos, dont j'ai abondamment mentionné l'importance dans cet épisode riche en texte, en jeux sur les mots, sur leur typographie. Quand un terme est écrit en gras, vous pouvez être vraiment certain que, là, il ne l'est pas par hasard et cela concourt aussi à la progression dramatique du récit (notez les cases où sont prononcés les termes "completely", "strip club", "surrounded", "Barney", "shout it", "truck", "talent", "watched", "dossier", "hit", "shape", "hates", legal", "finish", "right" : c'est comme un trousseau de clés qui renvoient à des issues précédentes ou ouvrent de nouvelles portes).

Quelle série ! Dire qu'il va falloir encore attendre trois mois (le #16 est sorti auparavant à cause du retard pris sur celui-ci, le #17 sera une nouvelle aventure avec Kate Bishop à L.A., et le #18 un épisode spécial dessiné par Eliopoulos) pour découvrir la suite... Hawkeye est une série qui se mérite, mais comptons sur Fraction et Aja pour nous livrer un nouveau chapitre encore spectaculaire.