mercredi 19 mars 2014

Critique 426 : LOCAS, VOLUME 2, de Jaime Hernandez

LOCAS, Volume 2 est la suite des aventures de Hopey Glass et Maggie Chascarillo, écrite et dessinée par Jaime Hernandez, de 1988 à 1996 (avec "Oeufs de Pâques", une courte histoire pré-conçue par Gilbert Hernandez en 1963), dans la série Love & Rockets.
Tout commence un an après les évènements du premier tome : Hopey et Maggie ne se sont plus vues depuis tout ce temps. La question de leurs éventuelles retrouvailles va servir de fil rouge à tous les récits de cet album. 
 Hopey Glass & Maggie Chascarillo

En vérité, Jaime Hernandez s'amuse avec le lecteur en différant jusqu'au bout la réunion des deux amies, alternant les séquences avec l'une ou l'autre, parfois en développant ses intrigues en les écartant carrèment du champ pour mieux se concentrer sur leurs entourages respectifs ou communs.
Ainsi, on fait enfin connaissance avec les parents des deux filles - et on saisit tout de suite pourquoi elles ne vivent plus avec eux !

Maggie poursuit son existence en couple avec Ray, tout en lui confiant que Penny Century souhaite toujours la voir épouser Hopey. Et Penny s'emploie d'ailleurs avec énergie à rassembler les deux amies : une fois ceci fait, elle a à peine le temps de s'en réjouir qu'elles se disputent de plus belle.
 
Hopey et Penny ont en commun leur liaison avec Texas (qu'elles avaient quasiment violées lorsqu'ils cohabitaient chez Herv R. Costigan dans le volume précédent) et ont toutes les deux été enceintes à la suite de cette aventure. Penny gardera son enfant, héritier désigné de Costigan, tandis que Hopey fera une fausse couche... A moins que celle-ci n'ait en fait confié sa progéniture à Penny, qui, elle, n'a jamais mené sa grossesse à son terme ?
Ray ne parvient pas à vivre de sa peinture et a rapidement des problèmes financiers aux conséquences concrètes : il est expulsé par le propriétaire de son appartement et se met à zoner avec son copain Doyle, pas plus en veine que lui. Puis il emménage avec Danita Lincoln et ils deviennent amants en l'absence de Maggie, occupée ailleurs. Danita culpabilise tout en aimant Ray sincèrement et en l'entretenant après avoir décroché une place de go-go danseuse dans un club  - un job qu'elle assume car il lui fait prendre confiance en elle et lui permet d'élever correctement son fils. 
Hopey demeure l'objet de toutes les convoitises : son tempérament fougueux et son charme irrésistible lui valent l'attention des hommes comme des femmes. Peu farouche, elle ne dit pas non à des plans, et se débrouille toujours pour se loger, y compris dans les endroits les plus bizarres, chez des résidents les plus tordus (comme cette vieille actrice obsédée par les nymphettes mais qui ne tient pas à ce que ça s'ébruite - et n'hésite pas à réduire au silence les imprudents).

Recherchée de tous, Hopey l'est aussi quand elle remarque que sa photo figure sur toutes les briques de lait avec une annonce. Mais qui peut être à l'origine de cette initiative ? Comme dans une enquête policière, plusieurs suspects vont défiler, qui pour la blague, qui pour un motif plus sérieux. La responsable la plus évidente semble être Izzy Ortiz, dont la raison et la santé vacillent et qui, donc, voudrait retrouver Hopey et orchestrer ses retrouvailles avec Maggie avant de mourir. Mais ce n'est pas simple... 
Le désir est le thème central de cet album, tous les personnages sont ses proies : par exemple, Doyle est harcelé par Nami, la soeur de Daffy Matsumoto, qui veut vérifier qu'il est aussi bien membré qu'on le dit ; Joey, le frère de Hopey, court après n'importe quelle fille car il n’imagine pas être seul et veut assouvir des fantasmes corsés (consistant à déguiser ses conquêtes et à les prendre dans des positions extravagantes) ; Lois, une lesbienne d'âge mûr, au style de camionneur, vouant une haine féroce des hétéros, lance à la cantonade des "qui veut baiser ?"...Ces "balises" forment le prétexte à des scènes hilarantes ponctuant un récit global souvent sombre par ailleurs.

Les obsessions des seconds rôles explorent des régions parfois détonantes mais relevées par des dialogues bien senties ou des dessins sans équivoques, mais au trait impeccablement élégant (les deux héroïnes nues au lit sans une once de vulgarité). Quand le malaise commence à poindre, comme lors des séances avec Nan Tucker et ses lolitas, l'auteur le désamorce avec une réplique dont l'énormité burlesque détourne la situation ("que quelqu’un me bouffe la chatte !", ce qui amuse Hopey... Avant qu'elle s'occupe de satisfaire cette requête !).
De manière générale, la différence la plus notable avec le précédent volume (qui n'était déjà pas timide sur ce point), c'est sa frontalité dans l'approche et la représentation de la sexualité et sa verbalisation : l'homosexualité y est désormais clairement traitée et plus richement, que ce soit avec un personnage comme Marco/Monica (un transsexuel), l'homophobie des lesbiennes - y compris de la part de Maggie, qui exprime ainsi son évolution par rapport à ses préférences intimes (elle aime Hopey et les femmes tout en ne rejetant pas les hommes, ayant vécu avec Ray ou se donnant, voire se vendant, à des inconnus de passage - alors qu'elle n'a pas osé faire l'amour avec une autre femme en même temps que Hopey).

Ainsi, Maggie parle-t-elle aussi de "musique de pédés de blancs" (l'insulte n'étant toutefois que formelle, sans haine ni contre les blancs ni contre les gays en fait) ou quand elle sermonne sa soeur Esther au sujet d'Enero, un de ses prétendants, qu'elle a surpris (à son insu) étreignant un autre homme. Sans nuances, mais plus par dépit, par lassitude que par réelle intransigeance, elle affirme alors que tous les hommes sont des "jojos" (des homos dans l'argot mexicain). 
Ce qui sème la confusion chez Maggie, c'est l'absence de Hopey et le fait qu'elle ne sait ni comment la retrouver, ni comment se rabibocher avec elle. Désorientée, elle se prostituera donc ponctuellement afin de pouvoir se payer un ticket de car, s'éprendra sans conviction d'Enero (avant de le découvrir avec un autre homme), séduit sans le vouloir Gina, une catcheuse, à qui elle racontera qu'elle va se marier pour rompre ensuite - un mensonge qui va provoquer une suite de quiproquos très drôles.

L'univers du catch féminin, via le personnage haut en couleurs de la tia (tante) Vicky Glori, est dépeint dans de nombreux épisodes, et les lutteuses sont toutes décrites comme lesbiennes ou bisexuelles, tout en se plaignant que leur profession est "envahie par les gouines" (où "tout le monde se broute de nos jours") !  Les dialogues encore une fois décomplexés et loufoques procurent un contrepoids efficace à une ambiance électrique (comme lorsque Reña Titanon réapparait et est sauvée par son frère, le catcheur masqué, El Diablo Blanco, épris de Danita).
Ce mélange de dureté et d'humour, cette galerie de femmes extravagantes, la narration audacieuse (où les flashbacks surgissent sans prévenir et peuvent être furtifs ou très longs ;  où pratiquement tout ce qu'on a lu pendant 300 pages est peut-être complètement remis en compte par une pirouette finale, elle-même renversée par un autre twist), la splendeur du dessin en noir et blanc (dans lequel l'influence d'Alex Toth est manifeste - et assumée), témoignent de l'assurance de Jaime Hernandez, jonglant avec les rythmes, les personnages, les situations, le temps, l'espace, les formes, les émotions, comme seuls les grands en sont capables.

Tout concourt à faire de Locas une oeuvre majeure, cousine des Strangers in Paradise de Terry Moore et épicée comme les comédies débridées de Pedro Almodovar.

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