lundi 30 avril 2018

X-MEN : DAYS OF FUTURE PAST, de Bryan Singer


Comme Avengers : Infinity War ne sera pas projeté par chez moi avant une semaine, j'en profite pour me (re)plonger dans quelques films super-héroïques mémorables. C'est aussi l'occasion de revenir à une époque où les studios se tiraient la bourre face au géant Disney-Marvel. Exemple parfait avec X-Men : Days of Future Past, produit par la Fox, désormais avalée par l'empire de la souris, et qui fut une réussite saluée à son juste mérite pour avoir réécrit l'histoire des mutants dont la franchise avait déçu lors de son précédent opus - tour de force orchestré par Bryan Singer (tombé entre temps dans le purgatoire de Hollywood lors du scandale #MeToo).

2023 : Storm, le Professeur Charles Xavier, Wolverine et Magneto
(Halle Berry, Patrick Stewart, Hugh Jackman et Ian McKellen)

2023. La quasi-totalité des mutants et des humains prêts à les défendre a été exterminée par les Sentinelles, des robots géants adaptés pour contrer les pouvoirs de leurs cibles et créés par Bolivar Trask cinquante ans plus tôt. Le professeur Charles Xavier et Erik Lensherr/Magneto imaginent un plan de la dernière chance : renvoyer en 1973, grâce aux talents de Kitty Pryde, l'esprit de Wolverine dans son corps de l'époque afin qu'il empêche l'assassinat de Trask par Mystique à l'origine de la tragédie.

1973 : Wolverine
(Hugh Jackman)

1973 : James "Logan" Hewlett investi par son esprit de 2023 retrouve Charles Xavier, qui a renoncé à ses pouvoirs de télépathe pour retrouver l'usage de ses jambes et qui vit cloîtré dans son manoir avec son élève Henry "Hank" McCoy alias le Fauve. 

1973 : Hank McCoy/Le Fauve, Charles Xavier et Wolverine
(Nicholas Hoult, James McAvoy et Hugh Jackman)

Xavier apprend à Logan que Erik Lensherr/Magneto est incarcéré dans une cellule spéciale au sous-sol du Pentagone depuis qu'il a été inculpé pour l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy dix ans plus tôt. Logan explique à Xavier et McCoy la tournure apocalyptique que va prendre l'Histoire s'ils n'interviennent pas ensemble : une fois Trask assassiné par Mystique, cette dernière sera capturée et torturée pour concevoir des Sentinelles capables de s'adapter aux pouvoirs des mutants à partir de son ADN.

1973 : Charles Xavier et Erik Lensherr/Magneto
(James Mcavoy et Michael Fassbender)

Logan convainc le jeune Pietro Maximoff alias Quicksilver de participer à l'évasion de Magneto. Leur mission accomplie, ils s'envolent pour Paris où v se tenir une conférence pour la fin de la guerre au Vietnam. Magneto décide, une fois sur place, qu'il vaut mieux éliminer Mystique mais il ne réussit qu'à la blesser avant qu'elle ne s'échappe. 

William Stryler et Bolivar Trask
(Josh Helman et Peter Dinklage)

Le sang de la mutante est recueilli par l'équipe scientifique de Trask qui n'a aucun mal à convaincre le président Richard Nixon de financer la fabrication en série de ses Sentinelles pour affronter le péril qui s'est manifesté aux yeux du monde devant les caméras de télévision. 

Erik Lensherr/Magneto et Raven Darkholme/Mystique
(Michael Fassbender et Jennifer Lawrence)

Magneto a faussé compagnie à Xavier, McCoy et Logan pour rattraper le train qui convoie les robots géants et les saboter. Lorsque les Sentinelles sont présentés au public par Trask et Nixon, ces derniers ignorent donc que leurs armes vont se retourner contre eux. Dans l'assemblée qui assiste à l'événement, Xavier tente de localiser Mystique, toujours résolue à tuer Trask.

Les Sentinelles

Magneto fait une spectaculaire apparition en déplaçant le Robert Kennedy Memorial Stadium de Washington pour isoler la Maison-Blanche tandis que les Sentinelles ouvrent le feu sur l'assistance. Xavier raisonne Mystique en lui expliquant télépathiquement ce qui se passera si elle profite de la situation pour assassiner Trask. Elle se retourne alors contre Magneto, prêt à abattre Nixon pour prouver au monde la supériorité des mutants, et devient une héroïne devant les caméras de télévision. 

Magneto

2023 : le plan ayant réussi, Wolverine se réveille dans sa chambre du manoir de l'institut Xavier pour jeunes mutants où tous les X-Men et leurs élèves sont sains et saufs, n'ayant jamais été exterminés par les Sentinelles. Logan retrouve le professeur X dans son bureau et lui demande alors de lui résumer les cinquante dernières années telles qu'altérées par son intervention.

Une scène post-générique de fin annonce le film suivant, X-Men : Apocalypse :

- Dans l'Egypte antique, une foule scande le nom d'un adolescent qui érige les pyramides par la seule force de sa pensée : En Sabah Nur, le mutant qui sera plus tard connu sous le nom d'Apocalypse.

Dans le cinéma actuel, quoi qu'on puisse en penser, il n'est désormais plus possible d'ignorer la place majeure qu'ont pris les super-héros, devenus la nouvelle "cash-machine" des grands studios de Hollywood. De ce point de vue, X-Men : Days of Future Past a clairement été conçu comme la réponse de la Fox à la concurrence représentée par, d'un côté, Disney/Marvel (avec des titres comme Avengers, Iron Man, Captain America...) et par, de l'autre, Warner/DC (avec Batman, Superman...). C'est aussi la reprise en main de la franchise mutante par celui qui, le premier, l'a porté sur grand écran, Bryan Singer, profitant du succès critique et public de X-Men : Le Commencement (Matthew Vaughn, 2011). Enfin, il s'agit d'une adaptation d'une des plus célèbres sagas du comic-book dédié aux X-Men, écrite par Chris Claremont (qui apparaît dans un cameo ici) et John Byrne.

Fort de ces références, dès le début de l'histoire, le film affiche son ambition en présentant les héros dans une situation désespérée qu'ils ne peuvent espérer renverser qu'en modifiant le passé - un procédé bien pratique pour gommer des éléments entiers ayant déçu à la fois Singer et les fans (concentrés dans X-Men 3 : L'Affrontement final, Brett Ratner, 2006). A partir de cette ouverture aussi astucieuse que bluffante par son aspect sombre (New York dans la ténèbres, des centaines de cadavres jetés dans une fosse commune, des mutants dans des camps de concentration, des résistants cachés dans un monastère), le récit se rattache à l'Histoire avec un grand "H" et propose une uchronie puissante dont on ne peut que saluer la fluidité narrative (ce qui n'est jamais gagné quand il s'agit de voyager dans le temps).

A la faveur d'un twist scénaristique habile (quoique fort différent de la BD d'origine, mais où le personnage de Kitty Pryde joue quand même un rôle déterminant et accomplit une sorte de phase ultime), nous voilà transportés en 1973, lorsque Nixon était à la Maison-Blanche, et que Bolivar Trask (incarné par un Peter Dinklage glaçant en mix de Mengele et de marchand d'armes) lançait son programme "Sentinelles". Les X-Men doivent à nouveau (comme dans Le Commencement) faire plier la réalité selon leurs fantasmes - qui sont divergents du point de vue des "frères ennemis" que sont Charles Xavier (partisan d'une cohabitation pacifique entre humains et mutants) et Magneto (désireux de prouver que l'homo superior va dominer l'homo sapiens).

Cette manoeuvre aboutit à un traitement à la fois dense et palpitant, mené tambour battant (grâce au montage nerveux mais jamais haché de John Ottman, aussi compositeur de la musique), en se concentrant sur une poignée de mutants (Wolverine, Xavier, Magneto, Mystique), et sans abuser de clins d'oeil à l'esthétique de l'époque. Le spectacle est jubilatoire, alternant parfaitement exposition et action (avec des morceaux de bravoure impressionnants et parfois ludiques - voir la scène d'évasion de Magneto avec l'aide Quicksilver, que Singer utilise bien mieux que Joss Whedon dans Avengers 2 : L'Ere d'Ultron), jusqu'au (double) dénouement aussi grandiose que subtil.

Ajoutez-y des acteurs investis dans leurs rôles - Hugh Jackman intense, l'excellent duo formé par James McAvoy et Michael Fassbender, Jennifer Lawrence électrisante - , des personnages oscillant entre volontarisme et résignation, et un refus intelligent d'expliquer les paradoxes temporels (au profit du plaisir pur de l'aventure fantastique), et vous obtenez le meilleur opus de la série. De quoi en reprendre une tournée avec ce que promet la scène post-générique de fin (un teaser expéditif copié au Marvel Cinematic Universe).

X-Men : Days of Future Past est donc à la fois un recommencement et une apogée, le film "X" qu'on n'attendait plus - et qui, dans le meilleur des mondes, pour filer le parallèle avec l'intrigue du long métrage, devrait inspirer les editors de Marvel bien à la peine pour produire des comics mutants aussi passionnants depuis un moment.   

dimanche 29 avril 2018

EX_MACHINA, de Alex Garland


Il y a peu, je vous ai dit tout le bien que je pensais d'Annihilation diffusé sur Netflix après que le studio Paramount ait renoncé à l'exploiter en salles. Je profite du creux dans les sorties comics pour vous causer aujourd'hui du premier et précédent opus écrit (avec Glen Brunswick) et réalisé par Alex Garland, déjà un chef d'oeuvre de science-fiction : Ex_Machina, sorti lui en salles en 2015.

 Nathan et Caleb (Oscar Isaac et Domnhall Gleeson)

Caleb, programmateur dans une importante entreprise informatique, gagne une loterie interne pour rencontrer son patron, le savant visionnaire et richissime, Nathan, qui vit retiré du monde dans un domaine en montagne. A son arrivée, son hôte l'informe tout de suite de la raison de sa présence en ce lieu : il va participer à une expérience test pour déterminer si une intelligence artificielle a une conscience, selon le test de Turing (soit : une proposition de test d’intelligence artificielle fondée sur la faculté d'une machine à imiter la conversation humaine, consistant à mettre un humain en confrontation verbale à l’aveugle avec un ordinateur et un autre humain. Si la personne qui engage les conversations n’est pas capable de dire lequel de ses interlocuteurs est un ordinateur, on peut considérer que le logiciel de l’ordinateur a passé avec succès le test. Cela sous-entend que l’ordinateur et l’humain essaieront d’avoir une apparence sémantique humaine. Pour conserver la simplicité et l’universalité du test, la conversation est limitée à des messages textuels entre les protagonistes.).

Ava et Caleb (Alicia Vikander et Domnhall Gleeson)

Caleb est disposé à ces six "sessions". A cours de la première, il est en présence d'Ava, une androïde, dans une pièce où une vitre les sépare. Le jeune homme est fasciné par le réalisme et la réactivité de cette créature, dont l'aspect physique est féminin et le visage possède une indéniable beauté - la sexualité est un des facteurs déterminants pour le "cobaye". Lors d'une de leurs discussions, une panne d'électricité a lieu, bloquant les accès et sorties, coupant les caméras et micros : Ava en profite alors pour mettre en garde Caleb contre Nathan qui, même s'il le prétend, n'est pas son ami.

Caleb et Nathan

Pourtant, en dehors des "sessions", lors de leurs "débriefs", ou dans les moments qu'ils passent ensemble sans évoquer l'expérience, Nathan se montre aimable, affable (quand bien même a-t-il fait signer un contrat de confidentialité à Caleb, lui interdisant après son séjour de divulguer quoi que ce soit à ce sujet), malgré un tempérament dominateur, sûr de sa supériorité intellectuelle et même physique (il pratique du sport et de la musculation pour se défouler).

Ava

Nathan dévoile progressivement les travaux qui ont conduit à la conception d'Ava, façonnée à partir d'un piratage mondial de données sur des moteurs de recherche pour élaborer son intelligence et son apparence. Il souhaite produire une intelligence artificielle parfaite qui confondrait n'importe quel humain, en prévision de l'extinction qui nous attend, mais cela suggère aussi à Caleb une reprogrammation prochaine d'Ava, des améliorations. Le programmateur tombe amoureux de Ava au cours de leurs dialogues qui s'ouvre à lui, en lui avouant notamment être à l'origine des pannes électriques de plus en plus fréquentes au cours desquelles elle s'alimente en énergie et pour communiquer avec lui à l'insu de Nathan.

Caleb et Nathan

Caleb décide de libérer Ava pour s'enfuir avec elle, après qu'elle se soit présentée à lui habillée comme une humaine (pour un résultat effectivement troublant). Pour cela, il va trahir Nathan en le faisant boire et profiter qu'il soit assoupi pour lui dérober sa carte magnétique afin de pénétrer dans son bureau. Sur son ordinateur, il consulte ses fichiers et découvre les précédentes versions d'Ava et leurs tentatives d'évasion - même la servante Kyoko est un robot. Tout cela perturbe le jeune homme au point qu'il se met à douter de sa nature et pour savoir s'il n'est pas lui-même une machine, il se mutile.

Ava

La veille de son départ, Caleb tente à nouveau de soûler Nathan mais celui-ci l'a démasqué et a compris qu'Ava était la cause des pannes électriques en les surveillant lors des sessions avec des caméras autonomes alimentées par des piles. L'objectif du savant était en vérité de savoir si Ava pouvait manipuler Caleb en la calibrant à partir de ses fantasmes. Pourtant ce dernier a devancé Nathan la veille en trafiquant le système de sécurité de la villa : Ava sort de sa cellule, son créateur assomme son invité et va tenter de la raisonner. Mais l'androïde tue son maître avec l'aide de Kyoko, détruite dans l'affrontement.

Ava

Ava se répare et camoufle ses parties électroniques avec la peau artificielle de ses prédécesseurs puis s'habille. Plus rien ne la distingue d'une humaine. Caleb, lui, reste prisonnier du piège qu'il avait prévu pour Nathan, dans la villa. Ava rejoint l'hélicoptère qui avait amené le programmateur sur place et rejoint la civilisation dans laquelle elle se fond, indétectable.

Adolescent, j'aimais principalement deux genres littéraires, la série noire et la science-fiction. Pour cette dernière j'avais été initié par un ami, fan d'Isaac Asimov et de sa saga Fondation (au point d'entretenir le rêve fou de l'adapter en bande dessinée - projet maintenant en préparation chez Amazon). J'ai fini par préférer le roman policier, mais je revenais occasionnellement à la S.-F. quand on me recommandait un ouvrage, un auteur dignes d'être considérés (Robert Silverberg, Stefan Wul, Philip K. Dick...). C'est demeuré le continent mystérieux de ma culture livresque, celui que j'explore de loin en loin, avec curiosité et parcimonie, mais une fascination intacte.

Plus que les romans en fait, j'étais consommateur de films de science-fiction, en particulier d'anticipation, de dystopie : Soleil vert, Mondwest (qui a inspiré la série Westworld), Minority Report, Silent running, etc. Et bien sûr, au-dessus de la mêlée, 2001 : L'Odyssée de l'espace.

Ce genre qui a abouti à des longs métrages et des livres mémorables est, comme le western, mais dans une moindre mesure, tombé un peu en désuétude. Hollywood y revient de façon cyclique mais rarement en égalant ses réussites passées, il faut souvent un cinéaste d'exception (comme Steven Spielberg, Andrew McNiccol) pour rappeler au public ce que la S-F a de puissamment distrayant et de cauchemardesque à la fois.

Mais Alex Garland a prouvé en deux films que l'avenir s'écrirait avec lui, qu'il en serait le nouveau guide, le nouveau modèle à suivre. Parce qu'il revient en quelque sorte aux sources du genre, concevant ses longs métrages non comme des histoires fournies avec un mode d'emploi pour rassurer le spectateur mais, au contraire, en conservant l'indispensable part de mystère inhérente au genre. Car la S-F s'appuie sur ce paradoxe : elle doit s'appuyer sur une base crédible, vraisemblable (elle puise ses sujets dans les dérives du présent en les exagérant), mais doit s'affranchir du réalisme (pour révéler l'horreur de la situation, souligner la corruption du système).

Avec Annihilation, l'ex-romancier a disposé d'un budget confortable (sans être une super-production : 40 millions de $) et en a profité pour filmer des extérieurs altérés par de superbes effets spéciaux. Ex_Machina est un long métrage aux moyens plus modestes (15 millions de $) et cela se voit dans le choix de situer l'action dans un huis clos. Mais Garland tire le maximum de cette contrainte en soignant déjà superbement le look de son oeuvre : ainsi la demeure de Nathan ressemble non pas à une maison mais à un "centre de recherches" (comme le précise le personnage lui-même à Caleb qui s'étonne d'être logé dans une chambre sans fenêtre au sous-sol). Les sessions avec Ava se déroulent dans une pièce nue coupée en deux par une simple vitre, frontière transparente mais aussi surface renvoyant le reflet des deux personnages et donc soulignant leur troublante ressemblance. Seule rupture de ton : les pannes électriques qui ponctuent le récit et au cours desquels les décors baignent dans une lumière rouge qui font passer le lieu comme une immense chambre noire de photographe où se révèlent littéralement le rapport de confiance (et de duplicité) entre Ava et Caleb.

L'austérité de l'endroit agit aussi comme une sorte d'espace favorable au strict minimum requis pour l'expérience, la recherche, le dialogue. Le laboratoire de Nathan ressemble à une espèce de morgue, avec ses moules de visage d'Ava, d'exosquelette sur une table d'opération : on se croirait chez un thanatopracteur, prêt à préparer un cadavre pour le rendre présentable pour une cérémonie. Le bureau du savant est tout aussi épuré : une table, un fauteuil, trois écrans d'ordinateur et un mur couvert de post-it, un mélange étonnant de minimalisme et d'archaïsme (les notes sur des bouts de papier) - on est loin d'un complexe incroyablement sophistiqué, encombré de machines improbables, pour un savant démiurge et richissime.

Cela contraste avec les rares prises de vue montrant l'extérieur de la villa de Nathan et dévoilant une nature montagnarde et verdoyante, sauvage, isolé, cachant au reste du monde le nid du créateur. Il est question à plusieurs reprises dans les discussions entre Caleb et Nathan des notions de responsabilité, de progrès, d'objectif : s'agit-il ici d'élaborer une nouvelle forme de vie complémentaire de la nôtre ? Ou de fabriquer celle qui nous survivra quand nous nous serons éteints, victimes de nos incorrigibles excès ? Sommes-nous maîtres des avancées technologiques ? Ou ce que nous mettons au point précipite-il notre fin ? Pour Caleb, citant Oppenheimer quand il atomisa le Japon durant la seconde guerre mondiale, nous sommes les nouveaux "destructeurs de monde". Pour Nathan, il s'agit d'anticiper cette issue et d'enfanter une progéniture androïde prolongeant l'esprit humain.

Le résultat est également extrêmement troublant, perturbant, et passionnant par la qualité de l'interprétation. Oscar Isaac, barbe fourni et crâne rasé, exhibant ses muscles, compose un pygmalion 2.0 glaçant, machiavélique, et génial, immédiatement antipathique mais aussi fascinant. Domnhall Gleeson (le fils du génial Brendan Gleeson, vedette de l'excellente série Mr. Mercedes) campe un candide moins naïf qu'on ne le croit initialement, qui traduit parfaitement les propres sentiments ressentis par le spectateur face à l'expérience qu'il vit. Mais c'est surtout l'interprétation extraordinaire de la suédoise Alicia Vikander qui impressionne le plus dans ce rôle renversant : la finesse avec laquelle elle bouge, dans un mélange de raideur et de douceur, la subtilité de son expressivité, sa voix modulée avec un génie absolu, n'ont d'égale que la beauté délicate à laquelle elle accède dans les dernières scènes - si bien en vérité qu'on a réellement l'impression alors d'avoir vu une androïde façonnée par des effets spéciaux sidérants remplacée par une authentique actrice. L'effet est totalement sidérant.

Ex_Machina en dit finalement autant, sinon plus, en 105 minutes que la première saison de Westworld. Mais plus que cette comparaison, c'est surtout la naissance et la confirmation instantanées d'un immense cinéaste auquel ce film permet d'assister.

samedi 28 avril 2018

SPIDER-MAN : HOMECOMING, de Jon Watts


J'aurai bien aimé vous parler de Avengers : Infinity War, mais je ne l'ai pas encore vu (il n'est pas encore programmé par chez moi, mais j'espère que ça ne devrait plus tarder). Lot de consolation : une entrée consacrée à Spider-Man : Homecoming, sorti l'an dernier, que j'avais zappé lors de son exploitation en salles, et qui officialisait, après son apparition dans Captain America III : Civil War, l'intégration du Tisseur dans le MCU. Un retour aux sources (dixit le titre original) convaincant.

 Adrian Toomes/le Vautour (Michael Keaton)

Adrian Toomes a passé un gros contrat avec la Mairie pour nettoyer New York après le combat qui a opposé les Avengers à Loki et les Chitauri (cf. Avengers, 2012). Mais les opérations sont reprises en main par la société "Damage Control", une filiale de Stark Industries. Toomes est obligé de se retirer, non sans avoir subtilisé du matériel extra-terrestre avec ses ouvriers afin de le vendre sur le marché noir. 

Peter Parker (Tom Holland)

Huit ans après. Après avoir participé aux côtés de Iron Man et ses partisans à la "guerre civile" contre Captain America et ses amis, Peter Parker alias Spider-Man reçoit en cadeau, pour service rendu, le costume amélioré qu'a conçu pour lui Tony Stark, qui lui promet par ailleurs de le rappeler à l'occasion. Pour rester disponible, Peter quitte l'équipe de Décathlon académique et lutte contre les malfrats de son quartier, restant en contact avec "Happy" Hogan, le bras droit de Stark.

Peter Parker/Spider-Man (Tom Holland)

Une nuit, en patrouille, il surprend ainsi des gangsters en train de vendre des armes extra-terrestres à un certain Davis et tente de les arrêter. Mais en les poursuivant, Spider-Man est surpris par un homme masqué équipé d'ailes mécaniques qui l'écarte. En rentrant chez lui discrètement, il oublie qu'il avait donné rendez-vous à son ami Ned Leeds qui le surprend en costume et découvre donc sa double identité - mais promet de garder le secret. Ensemble, ils examinent une des armes que le Tisseur a pu récupérer. En suivant la signature énergétique de l'arme, Schultz, acolyte de Toomes, remonte jusqu'au lycée de Midtown où étudie Peter, qui réussit à coller un traceur au malfrat. La nuit venue, il peut ainsi le pister jusqu'au repaire de Toomes dans le Maryland qu'il identifie comme l'homme ailé qui l'a attaqué précédemment. 
  
Spider-Man

Contre l'avis de Ned, Peter désactive la balise de son costume, grâce à laquelle Hogan peut le localiser, et en déverrouille toutes les fonctionnalités avancées pour espérer vaincre le Vautour. Il tente ainsi le vilain de voler des armes dans un camion de "Damage Control" mais échoue à maîtriser son adversaire. En revanche, dans sa fuite, celui-ci a perdu un noyau semblable à celui qui alimente l'arme trouvé par Spider-Man, qui comprend alors que cet élément est explosif - ce qui compromet mortellement Ned (qui a conservé le premier noyau).

Le Vautour

Spider-Man se précipite au Décathlon académique mais les épreuves sont déjà terminées et les vainqueurs (ses camarades de classe) visitent le Washington Monument. C'est en parvenant au sommet en ascenseur que le noyau de Ned explose en tombant de sa veste. Spider-Man sauve ses amis in extremis. De retour à New York, Peter Parker retrouve Davis, l'acheteur de la première transaction qu'il a surprise, et celui-ci lui avoue que Toomes va faire affaire avec un certain McGargan sur le ferry de Staten Island. En tentant de faire échouer la transaction, Spider-Man est piégé par le Vautour et perd le contrôle de la situation, ne devant son salut (et celui des passagers) qu'à l'intervention d'Iron Man. Conséquence : Stark lui confisque le costume.  

Ned Leeds et Peter Parker (Jacob Batalon et Tom Holland)

Bon gré mal gré, Peter reprend sa vie de lycéen et invite Liz à être son cavalier au bal de promo. En allant la chercher chez elle, il découvre, sidéré, que son père n'est autre que Toomes, qui, ensuite, en les conduisant à la fête, déduit que Parker est Spider-Man et le menace discrètement de ne plus se mêler de son business. Mais Peter, mal à l'aise, disparaît de la soirée pour suivre Toomes et apprend qu'il va détourner un avion-cargo de Stark Industries.

Spider-Man vs. le Vautour

Revêtant son premier costume, artisanal et aux gadgets réduits, Spider-Man poursuit le Vautour dans les airs et l'affronte jusqu'à provoquer le crash de l'avion-cargo sur la plage de Coney Island. Au bout d'une dernière bagarre, il vient à bout de son ennemi et le livre aux autorités.

"Happy" Hogan, Tony Stark et Peter Parker (Jon Favreau, Robert Downey Jr. et Tom Holland)

Son père attendant son procès, Liz et sa mère quittent New York pour l'Oregon. Stark, impressionné, a révisé son jugement et offre à Peter un nouveau costume et une place au sein des Avengers. Mais le garçon préfère décliner et continuer à se perfectionner à se consacrant à son quartier. 

May Parker (Marisa Tomei)

En rentrant chez lui, il trouve pourtant sur son lit un paquet livré par Stark avec son costume et l'enfile. C'est alors que sa tante, May Parker, le surprend et découvre qu'il est Spider-Man !

Deux scènes supplémentaires interviennent durant le générique de fin :

- 1/ Adrian Toomes retrouve en prison McGargan qui lui propose de faire tuer Spider-Man car il connaîtrait sa véritable identité. Mais l'ex-Vautour refuse, préférant sans doute se réserver le privilège de se venger.

- 2/ Dans une vidéo éducative, Captain America vante les bienfaits de la ténacité et de patience au public avant de s'interrompre pour demander au réalisateur combien de messages comme celui-ci il doit tourner.

Avant que Disney-Marvel n'acquiert récemment Fox studios et donc récupère les droits d'exploitation cinématographiques de plusieurs de ses personnages (X-Men, Fantastic Four), le cas de Spider-Man était une véritable épine dans le pied du géant du divertissement. Comment se passer d'un de leurs héros les plus populaires plus longtemps ? C'est que le détenteur du Tisseur pour le grand écran était un autre géant des médias, Sony, peu disposé à vendre la poule aux oeufs d'or.

Finalement, un accord fut trouvé pour une sorte de prêt qui permettait à Spider-Man d'intégrer le Marvel Cinematic Universe en partageant les bénéfices des films entre Disney-Marvel et Sony. Le personnage fut d'abord injecté dans l'intrigue de Captain America III : Civil War, d'une manière un peu forcée (comme s'il avait toujours été prêt au service mais sans être appelé à participer aux "festivités", sans rappel de ses origines qui plus est). Mais finalement l'impact fut positif car l'intervention du Tisseur dans l'histoire marqua les esprits et annonçait de futures productions.

Le perdant dans cette affaire fut Andrew Garfield, qui endossa le costume dans les deux films (honnêtes) de Marc Webb (également éjecté, depuis revenu à un cinéma plus modeste). La volonté de Disney-Marvel étant de revenir à un héros plus jeune, adolescent, pour cibler un public du même âge et coller aux comics originaux (et à la version "Ultimate" de Brian Michael Bendis et Sara Pichelli, remerciés au générique). Là encore, pourtant, ce pari est gagnant car Tom Holland, le successeur de Tobey Maguire et Garfield, compose un Peter Parker/Spider-Man idéal, à la fois vanneur, courageux, ingénieux, et pugnace, assurant certaines de ses cascades (il a une formation de gymnaste et de danseur) : il apporte une fraîcheur indéniable, loin de l'air de cocker horripilant de Maguire, et plus candide et juvénile que Garfield.

Le réalisateur Jon Watts, qui a également co-écrit le scénario (avec pas moins de cinq collaborateurs : Jonathan Goldstein, John Francis Dailey, Christopher Ford, Chris McKenna, Erik Sommers) a fait des choix narratifs et filmiques au diapason de ce casting, en n'hésitant pas à miser sur la culture du public qui a connu déjà deux incarnations et autant d'origin stories du personnage en 15 ans ! Ainsi il ne fait qu'évoquer les circonstances dans lesquelles Peter a acquis ses pouvoirs, dans un dialogue bref, et supprime toute allusion à des seconds rôles familiers comme Gwen Stacy, son père, Mary-Jane Watson (quoique le personnage incarné par Zendaya Coleman suscite une certaine confusion en étant appelé "M.J", mais c'est si peu développé, et si pauvrement joué par une comédienne sans talent, qu'on le remarque à peine), J. Jonah Jameson et le "Daily Bugle" (Peter Parker ne travaille pas pour payer ses études comme photographe). Un coup de balai salvateur.

Parfois, ce dépoussiérage fonctionne merveilleusement et dynamise le film en se recentrant sur son héros, son ennemi (Michael Keaton est épatant en Vautour, un méchant aux motivations originales, passé du "côté obscur" par la faute de Stark Industries qui a mis son affaire sur la paille), ses alliés (Iron Man apparaît dans un rôle de mentor équivoque, mais Robert Downey Jr. a la bonne idée de rester sobre - même si, ça reste le point le plus discutable du projet, Spider-Man devient du coup la créature de Stark, qui lui a fabriqué un costume, le parraine comme futur Avenger...). Parfois aussi, ça coince car les intentions marketing sont un peu trop voyantes (Flash Thompson est interprété par Tony Revolori, qui était le groom Zero dans The Grand Budapest Hotel, et qui n'a donc plus rien du personnage des comics, véritable brute envers Parker). Et certains s'émeuvent du rajeunissement sexy de tante May (même si Marisa Tomei a 54 ans, elle affiche une beauté incroyable et donne un sacré coup de fouet à son rôle)...

Toutefois, il serait déplacé de faire la fine bouche devant le programme offert car le film est redoutablement efficace et ses 135 minutes filent à un train d'enfer, avec un récit trépidant, très équilibré entre la part accordé à la vie quotidienne des personnages et l'action spectaculaire, qui compte quelques scènes mémorables. Tout concourt à rendre justice au personnage, avec le savoir-faire des studios Marvel, sanctionné par un succès mérité. Et puis, qui résisterait à la délicate attention du compositeur Michael Giacchino qui a réussi à glisser, en le réorchestrant, le thème musical du dessin animé des années 70 dans le générique du début ? 

vendredi 27 avril 2018

OLD MAN HAWKEYE #4, de Ethan Sacks et Marco Checchetto


Arrivée à son premier tiers, la série écrite par Ethan Sacks, révèle sa vraie nature et se pose, à sa manière, comme une concurrente au Mister Miracle de Tom King et Mitch Gerads chez DC, avec lequel elle partage le même nombre d'épisodes (douze). Mais là où les aventures de Scott Free se jouent sur un niveau mental, l'épopée de Clint Barton se distingue par son aspect physique et terminal, à l'image du dessin de Marco Checchetto. Old Man Hawkeye est bien, à mon sens, ce que Marvel produit actuellement de mieux, de plus puissant, et de plus poignant.


Kree Haven. Abe Jenkins travaille dans une usine de Doombots (les répliques robotiques du Dr. Doom), méprisé par ses collègues - qui se souviennent vaguement qu'il a appartenu au groupe de super-vilains repentis des Thunderbolts (première génération) sous les identités successives de Beetle et Mach-X. Il est vieux, en piteuse condition physique, incapable même d'achever la rédaction d'une lettre pour Melissa Gold alias Songbird, son ancienne complice. C'est alors que surgit Clint Barton qui le provoque en duel.
  

A ce moment précis, Hawkeye est dans la ligne de mire du marshall Bullseye. Mais il est distrait par les trois enfants de Kraven le chasseur qui le traquent depuis qu'il s'est soustrait à l'autorité de Crâne Rouge. Le tueur se débarrasse d'eux, non sans être blessé, mais en perdant de vue Barton.


Au Mémorial de Korath, Clint se souvient, quarante-cinq auparavant, avoir battu le rappel des Thunderbolts en compagnie de Back Widow pour contrer l'attaque des super-vilains. Elle doutait de leur loyauté, pas lui - elle avait raison. Beetle arrive mais avant d'engager le combat veut expliquer à Hawkeye que s'il l'a trahi, c'était par amour pour Songbird, pour que Crâne Rouge l'épargne.


Les deux hommes s'affrontent et leur combat est disputé. Barton est dominé mais réussit in extremis à piéger Jenkins avant de l'achever au corps-à-corps. Il trouve sur lui la lettre écrite à l'attention de Melissa Gold - sans savoir s'il lui en a envoyée une copie.


Cependant, les Venom trouvent Blink au Murderworld d'Arcade. Mais elle refuse de leur donner la position de Hawkeye et se suicide. Toutefois un des symbiotes a le temps en recueillant son dernier souffle d'intercepter son ultime vision et sait où se trouve l'archer...

Comme je le disais en ouverture, à ce point du récit, le véritable thème de Old Man Hawkeye se révèle et nuance notre sentiment. Il ne s'agit effectivement pas tant d'une histoire de vengeance, comme pouvait le faire croire le plan suivi par Clint Barton contre les Thunderbolts : il est surtout question de confiance et de trahison, donc de ce qui provoque cette vengeance.

Ethan Sacks n'est pas du genre à souligner son propos par de longs flash-backs (même si dans un des prochains épisodes, on aura droit à un retour en arrière éclairant comment la guerre entre super-vilains et héros a décimé ces derniers). En jouant sur les mots, il ne nous a offerts que quelques flashes, des visions de ce passé terrible, mais à peine de quoi, en vérité, savoir ce qui s'est produit. Tout ce qu'on sait, c'est que Clint Barton va perdre la vue, qu'il mène son expédition punitive en urgence avant d'être aveugle, et qu'il a dressé une kill list.

Dans ce quatrième chapitre, encore une fois, le scénariste ne nous en dit guère plus mais en lisant bien chaque mot, en interprétant bien chaque image de l'unique flash-back, il y est question de confiance. Et en recoupant cela à la situation présente, on déduit facilement que cette confiance a été trahie, et que cette trahison est à la source de la mission que s'est fixé Hawkeye.

Barton ne part pas en guerre contre l'autorité qui régit ce monde futuriste, une sorte d'opération commando suicide, qui viserait Crâne Rouge, le leader. Non, il cible quelques personnes en particulier qu'il juge responsable des gens qu'il aimait, et principalement de Black Widow. Sacks fait le choix du couple originel formé par Hawkeye et Black Widow à celui, plus récemment établi, entre Black Widow et Bucky Barnes/Winter Soldier - ce faisant, il revient aux bases des comics puisque, quand ces personnages sont apparus dans les pages des revues Marvel, il s'agissait de deux criminels (une espionne russe et son homme de main-amant) contre Iron Man. On pourra discuter du rétablissement de l'union amoureuse entre Barton et Natasha Romanov (alors qu'elle a été plus longtemps en couple avec Bucky), mais cette option reste valide.

Après avoir vaincu Atlas, Hawkeye défie Beetle/Mach-X. La série ne se limitera certainement pas, alors qu'il reste encore huit épisodes, à enchaîner les combats entre l'archer et les anciens Thunderbolts, mais grâce à Marco Checchetto, ces empoignades, entre adversaires qui doivent bien avoir entre soixante et soixante-dix ans, restent palpitantes, formidablement chorégraphiées.

Le dessinateur traduit parfaitement le fait que les cibles de Barton ne sont pas résignées à l'idée de se faire liquider rapidement, et de façon très nuancée, on observe que l'archer a des difficultés déjà croissantes à éliminer ses ennemis (ici, il manque un tir à l'arc a priori anodin). L'issue de la bagarre a quelque chose de brouillon, sale, aigre. Elle se joue au corps-à-corps, et révèle chez Hawkeye un manque total de pitié, une volonté d'en finir peu importe la manière. L'inspiration d'Impitoyable de Clint Eastwood (déjà cité par Millar dans Old Man Logan) est manifeste : comme William Munny, tuer n'a rien de noble, c'est une tâche pénible, cruelle, déshumanisante.

Mais, ce qui diffère avec le "match" contre Atlas dans l'épisode précédent, c'est aussi la raison pour laquelle donc Abe Jenkins a trahit Barton il y a 45 ans. Et là, ce post-western super-héroïque se nuance d'une teinte sentimentale étonnante, qui suscite presque notre indulgence. En même temps qu'elle révèle une des prochaines éventuelles cibles de Hawkeye en la personne de Melissa Gold/Songbird (pourtant certainement une des Thunderbolts dont la conversion positive a été la plus sincère - même dans le run de Warrens Ellis, elle était le membre le plus réticent à réintégrer l'équipe alors aux ordres de Norman Osborn pour traquer les super-héros refusant d'être recensés durant Civil War).

Enfin, Sacks et Checchetto glissent une séquence effrayante avec les Venom, toujours sur la piste de l'archer, comme le marshall Bullseye (qui, pour ne plus prendre les appels de Crâne Rouge, a désormais sa tête mise à prix). De manière sarcastique et sinistre, l'intrigue est donc celle d'un justicier pistant des traîtres sans se douter qu'il est lui-même traqué par des monstres et un tueur. Tout cela donne au récit des allures de poudrière et promet à un moment ou un autre (dans le cas des Venom, le #5 pourrait être décisif, si on en croit la couverture du prochain épisode) des explications musclées...

Old Man Hawkeye est un coup de maître : une ambiance intense, un récit oppressant et poignant, des personnages forts, une montée en puissance maîtrisée, un graphisme puissant. En dehors des relaunchs et des changements de statu quo actuels chez Marvel, cette production tire tous les avantages de son autonomie.

jeudi 26 avril 2018

THE TERRIFICS #3, de Jeff Lemire et Joe Bennett


Autant le dire d'entrée, ce troisième épisode de The Terrifics laisse un goût amer, un sentiment de bâclage, qui risque bien de poser des problèmes pour l'avenir de la série -et de ligne The New Age of Heroes, dont le principe repose quand même sur la mise en avant de ses dessinateurs. Un principe attractif quand on observe les prestigieux noms qui y sont attachés pour les premiers numéros de chaque titre mais qui, très vite, en vérité, sente l'arnaque... Mais tous les torts ne sont pas que de ce côté.


Mr. Terrific annonce à Plastic Man, Metamorpho et Phantom Girl qu'à suite de leur séjour dans le Dark Multiverse ils sont désormais dans l'impossibilité de se séparer à plus d'un mile les uns des autres. Sinon cela leur causerait à chacun des dommages et mettrait en danger leurs proches.


Sapphire Stagg convainc son père de prêter son laboratoire (qui contient le matériel qu'il a acheté à Michael Holt) à Mr. Terrific pour qu'il tente de remédier à ce problème. Puis la jeune femme s'isole ensuite avec Metamorpho qui espère, une fois redevenu autonome, qu'elle partira avec lui. Mais elle s'y refuse car son père, s'il n'est pas sans défaut, est sa seule famille. 


Phantom Lady interrompt Mr. Terrific dans ses cogitations pour lui demander s'il pourrait envoyer un message à sa planète natale afin de rassurer ses semblables sur son sort. Il lui promet d'en parler à Green Lantern mais pour l'heure d'autres soucis l'accablent. Comme ce roulis retentissant à l'extérieur...


Dehors, Plastic Man et Metamorpho voient débouler sur eux une roue géante et lourdement armée. Grâce aux instructions de Mr. Terrific, le groupe réussit stopper cet engin qui est une invention de Stagg destinée à l'armée.



Tout le monde souhaite faire une pause après cela, sauf Mr. Terrific impatient de retrouver le calme de son labo. Il y visionne à nouveau le message enregistré par Tom Strong en se jurant de résoudre cette énigme dont il pressent la menace bien réelle.

Parlons d'abord du contenu de cet épisode, qui clôt (déjà !) le premier arc narratif, avant de pointer ce qui ne va, plus globalement avec la série et le concept de la collection à laquelle elle appartient.

Jeff Lemire ne force pas son talent, c'est le moins qu'on puisse dire avec ces vingt pages qui sentent le remplissage tant elles ne font pas progresser le schmilblick. Tout juste appréciera-t-on le dialogue entre Metamorpho et Sapphire Stagg qui montre que leur relation n'est pas si paisible que cela : elle y défend son père, malgré ses actes répréhensibles, et refuse de choisir entre lui et Rex Mason quand celui-ci exprime son envie qu'ils aillent vivre ailleurs. C'est, réellement, le seul point intéressant de ce chapitre.

(On pourrait aussi évoquer le teaser en plein milieu de l'épisode où on voit Metamorpho visiblement frappé de folie et s'attaquer à des civils, tandis que le narrateur nous prévient que ceci sera expliqué plus tard. C'est inattendu et accrocheur, mais tout de même curieux : un peu comme une page de pub au milieu d'un film pour nous prévenir de ce qui se passera dans la suite du long métrage...)

Pour le reste, et c'est vraiment le plus surprenant après deux premiers numéros trépidants, de la part d'un des scénaristes les plus épatants actuellement, on se demande bien ce qui justifie ce qu'on nous donne à lire. Tout tombe comme un cheveu dans la soupe, depuis la fameuse roue infernale sortie de nulle part (mais qui a droit à la couverture), prétexte incongru pour vérifier la complémentarité des membres de l'équipe (toujours pas officiellement baptisée), jusqu'à la caractérisation de certains protagonistes (les facéties hystériques de Plastic Man qui paraissent trop forcées, la rigidité austère au possible de Mr. Terrific certes préoccupé par la situation mais qui paraît elle aussi trop appuyée). Le subplot en relation avec Tom Strong et son message est relégué à la dernière page, sans là non plus avoir eu droit à la moindre progression (alors que le héros a prévenu d'un danger mortel pour l'univers...).

Ce n'est donc pas fameux.

Mais il y a pire, et c'est ce qui finit de gâcher le plaisir.

The Terrifics appartient à une collection appelée The New Age of Heroes par laquelle DC Comics, à la suite de la saga Dark Nights : Metal (de Scott Snyder et Greg Capullo), a voulu miser sur des séries originales ou reprenant des héros négligés/oubliés. Pour attirer le lecteur, l'éditeur a mis en avant des artistes vendeurs comme Jim Lee (infoutu de réaliser un épisode entier de Immortal Men...), Ryan Sook (qui ne fera que le premier n° de The Unexpected), Philip Tan (un tâcheron), Kenneth Rocafort (une nullité), John Romita Jr. (qui a expédié ses trois épisodes de The Silencer avant de partir rejoindre Millar pour Kick-Ass) et donc Ivan Reis.

Le contrat indiquait que ces stars du dessin devaient signer les trois premiers épisodes avant d'être remplacés par des noms moins ronflants mais prometteurs. Reis devait ainsi passer le flambeau à Evan Shaner (impliqué dans The Terrifics dès le début puisqu'il a redesigné les personnages, même si on n'a pas encore vu leurs nouveaux costumes - en fait il semble que Shaner ne fera que les #4 et 5, Dale Eaglesham le #7, et après... Surprise !).

Je me garde du mieux que je peux dans mes critiques d'accabler les artistes quand ils sont fâchés avec le rythme mensuel des comics tant qu'ils livrent des planches de qualité. Par ailleurs, le lecteur est aussi responsable car on n'exige pas aujourd'hui d'une BD les mêmes qualités que dans les années 60-70 : avec les progrès techniques à la disposition des graphistes, il est devenu plus simple de travailler, mais ça ne garantit pas que tout le monde ait l'énergie et l'inspiration pour abattre vingt pages par mois (a fortiori quand on se passe d'encreur). Il faut toujours garder à l'esprit le côté usinier des comics et rester indulgent.

Mais être indulgent ne signifie pas tout laisser passer et quand on se lance dans la carrière de dessinateur de comics, on sait aussi la charge de travail que cela implique, on ne peut pas faire comme si on la découvrait et penser qu'on va s'établir en ne tenant pas les délais ou en bâclant son ouvrage. A moins de travailler dans des conditions spéciales où son editor vous couvre, que votre série ne dépend d'un calendrier strict, et de livrer un travail exceptionnel finalement, peu d'artistes peuvent réclamer de leur patron et du public cette indulgence.

Ivan Reis est un professionnel, au talent et aux capacités reconnus. Mais il faut reconnaître qu'il n'est plus depuis Blackest Night cet artiste capable de produire huit épisodes de trente pages d'une qualité égale. Pour Aquaman, il a fait encore le boulot (n'étant supplée que pour un épisode sur les douze de son run) pour un résultat irréprochable. Mais sa prestation sur Justice League (version "New 52") ou récemment sur Justice League of America (version "Rebirth") a montré un dessinateur à bout de souffle après deux épisodes d'affilée, car DC lui a commandé en parallèle des couvertures pour d'autres titres (Nightwing et des variants). 

Un des maux des comics actuels est la pénurie d'artistes capables d'enchaîner les épisodes mensuels, ce qui demande rigueur et tonus. Quand un artiste officie sur un titre avec un casting fourni, la donne se complique car l'effort est plus grand. La solution est de les affecter sur une série avec peu de personnages, voire avec un héros seul.

Mais, même ça, apparemment, Reis (comme d'autres) n'y arrivent plus. Après avoir difficilement produit une quinzaine de pages du #2 de The Terrifics, il n'en assure aucune pour ce #3, ses fans doivent se contenter de la couverture (par ailleurs quelconque). Il a donc été complètement remplacé par Joe Bennett, un de ces seconds couteaux qui grossissent les effectifs des gros éditeurs, des dessinateurs moyens ou franchement mauvais mais capables d'être présents au pied levé. La comparaison est quand même cruelle car Bennett n'a pas le trait expressif et souple, cette maîtrise technique, si séduisante de Reis (même quand ce dernier est fatigué). Du coup, on lit vingt pages passables, parfois médiocres, ou laides, en tout cas sans rien qui charme.

Et par conséquent on a cette impression d'avoir été abusé, trompé sur la marchandise : DC nous promettait trois épisodes de Reis (on n'en aura eu qu'un et demi), trois de Shaner (on n'en aura que deux). Ajoutez-y tous les manquements précités sur les autres titres de "The New Age of Heroes" et vous comprendrez que c'est bien beau de vouloir vendre des séries en les faisant démarrer par des stars... Mais si ces stars sont incapables d'assurer le job, la promesse vire à l'arnaque.

Le scénario n'étant pas non plus, pour l'occasion, à la hauteur, la déception le dispute à la colère. C'est dommage pour cette série sympathique et prometteuse, que je ne condamne pas (même si la suite a intérêt à relever le niveau pour qu'on n'ait plus à subir pareille déconvenue), mais c'est aussi limite de la part de DC, qui a sûrement péché par orgueil dans cette entreprise.  

mercredi 25 avril 2018

DAREDEVIL #601, de Charles Soule et Mike Henderson


Après un 600ème numéro très réussi, s'achevant sur une situation étonnante, Charles Soule change de partenaire (pour au moins les cinq prochains épisodes) en collaborant avec le dessinateur Mike Henderson. Daredevil emprunte une direction inédite et captivante, même si cet épisode en soi est modérément mouvementé, comme un intermède.


Enfermé et menotté dans un fourgon de police, Daredevil entend par la radio que Matt Murdock est activement recherché car nommé nouveau Maire par intérim à cause de l'attaque menée par la Main contre Wilson Fisk. Il tente, en vain, de se libérer lorsque deux ninjas l'attaquent. 


Il s'en débarrasse et recouvre ainsi sa liberté. Mais le temps presse et il gagne la Mairie. Là-bas, Wesley Welch, l'assistant de Fisk, proteste avec véhémence contre la modification de l'ordre de succession au poste de Maire lorsque Murdock fait son entrée et s'installe dans le siège du premier magistrat de New York. En présence de son adjoint Steve Kornish et du commissaire Karnik, il écoute le rapport sur la situation en ville.


A Riker's Island, Luke Cage, Jessica Jones, Iron Fist, Misty Knight, Moon Knight, Echo et Spider-Man croupissent tous ensemble dans la même cellule ultra-sécurisée lorsqu'un gardien les libère sur ordre du Maire. Ils apprennent alors que ce dernier est désormais Murdock et qu'il leur demande de traquer et combattre les ninjas de la Main.


Retour à la Mairie : Wesley s'oppose à la décision de Matt de relâcher les justiciers et le menace de poursuites judiciaires, mais le nouveau Maire ricane et le vire sur-le-champ, invitant tous ceux qui, dans la pièce, désapprouvent ses méthodes. Lui a une ville à sauver.


Au temple de la Bête, on prévient cette dernière de la situation à la Mairie mais cela ne change rien au plan puisque la Main est d'abord venu se débarrasser de Murdock dont elle connait la double identité depuis qu'il a sauvé Blindspot en Chine.

Le premier sentiment qu'on a en terminant la lecture de cet épisode relève de la déception : en effet, après l'action soutenu du précédent numéro, Charles Soule calme considérablement la donne et met principalement en scène des échanges verbaux. C'est une volonté clairement affichée de sa part et, à cet égard, la couverture (superbe) de Chris Sprouse, n'a rien à voir avec le contenu.

Puis la déception fait place à une forme de reconnaissance car le scénariste nous frustre moins qu'il prend le temps de resituer les événements. En effet, il convient de se poser un peu après l'enchaînement de rebondissements du #600 où les amis justiciers de Daredevil ont été piégés (tout comme les criminels que le Caïd a abusés en leur promettant des postes à responsabilités dans son administration), où Daredevil a été vaincu par le Caïd et le le Caïd lui-même a été terrassé par la Main au point d'être actuellement entre la vie et la mort.

La seule bagarre physique auquel on aura donc droit a lieu au tout début quand DD affronte deux ninjas et en profite non seulement pour les éliminer mais pour recouvrer sa liberté. C'est aussi la scène où Mike Henderson, le nouvel artiste de la série (au moins jusqu'au #605) fait preuve de plus d'inventivité : le combat se déroule d'abord dans l'espace exigu du fourgon de police où est enfermé "tête à cornes" puis, le temps d'une page découpé astucieusement en "gaufrier", l'artiste ne montre que les effets de cette empoignade - de quoi faire travailler un peu l'imagination du lecteur.

Henderson a un style curieux, à la fois expressif quand il s'agit de représenter des personnages en civil, mais un peu juste quand il s'agit de fournir des décors un peu fouillés ou de découper des séquences explicatives - le recours à une double page pour résumer l'état de New York après l'attaque de la Main est plus pratique qu'inspiré. Par ailleurs, son trait n'a pas la puissance de celui de Garney ni l'élégance de celui de Sudzuka, il évolue dans un registre à la limite du réalisme, et quelques détails sont expédiés (les plis des vêtements, l'absence d'effets d'ombre et de lumière). Il ne s'agit pas non plus de l'accabler, il prend ses marques, mais je ne parierai pas qu'il reste longtemps titulaire sur la série, Marvel serait bien inspiré de recruter un remplaçant plus solide (si seulement quelqu'un avait la bonne idée de penser à Greg Smallwood...).

Solide à défaut d'être palpitant, mais avec des pistes ouvertes sur de futures péripéties prometteuses (Fisk ne va pas mourir et ne sera pas heureux de trouver Murdock dans son siège de Maire, la Main a pour objectif de tuer Murdock, les amis de DD sont encore dans la partie), disons que c'est une continuation en douceur.

mardi 24 avril 2018

BATMAN : CREATURE OF THE NIGHT - BOOK THREE : CRUSADER, de Kurt Busiek et John Paul Leon


Après une longue attente due à de nombreux reports de sortie (eux-mêmes consécutifs à des retards de production - dans l'écriture, les dessins, ou les deux ?), voici enfin que parait le troisième et pénultième épisode de Batman : Creature of the Night. L'enseignement immédiat qu'on retire de cette lecture est que, non, Kurt Busiek n'égalera pas avec cette relecture de Batman ce qu'il avait produit avec Superman (dans Superman : Secret Identity, dessiné par Stuart Immonen). Mais cela ne signifie pas que les qualités font défaut à ce projet, dont le charme est indéniablement envoûtant.


Bien qu'il ait rompu tout contact avec la Créature, Bruce Wainwright sait qu'elle continue à combattre le crime et qu'il peut à tout moment l'invoquer. Mais il a surtout admis que ses méthodes sont trop inefficaces sur le long terme pour éradiquer le Mal : pour un gang démantelé, un autre prend sa place, plus violent. 

Le jeune homme est toutefois hanté par les actions de la Créature et il a besoin de partager son secret avec quelqu'un. C'est la raison pour laquelle il finit par convoquer son oncle Alton et sa secrétaire Robin sur le toit de l'immeuble de sa société où il appelle la Créature. Mais elle n'apparaît pas.


Bruce retourne consulter le psy (qui met son trouble comme toujours sur le compte de la culpabilité du survivant depuis la mort de ses parents), puis songe à voir des marabouts, des médiums, des voyants. Il évoque la Créature avec Gordon, le policier, qui refuse de recevoir des confidences car cela l'obligerait à ouvrir une enquête qui vaudrait des problèmes à Bruce. C'est alors qu'en se recueillant sur la tombe de ses parents, il découvre une plaque funéraire à côté de la leur, dissimulée par des feuilles, au nom de Thomas Wainwright : son oncle Alton lui révèle que c'était le prénom du frère jumeau de Bruce, mort-né.
  

Cette révélation conduit Bruce à réorienter ses recherches : se faisant passer pour un écrivain cherchant de la documentation, il rencontre le professeur Katerine Nibisi, spécialiste en parapsychologie et sciences occultes auprès de laquelle il obtient des réponses décisives. Il est désormais convaincu que la Créature est Thomas.


Pour vérifier cela, il l'invoque et la Créature resurgit. Ils se réconcilient. Ces retrouvailles rendent son énergie à Bruce et aussi son envie de combattre le crime. Mais il est déterminé à frapper, cette fois, un grand coup et vise le sénateur Jack Crowder, soupçonné par Gordon, de corruption. Il amasse des preuves mais découvre alors que c'est en vérité son adversaire aux prochaines élections, le respectable Tim Healy, qui est soutenu par la pègre de Boston.


En déroulant la liste des intermédiaires de Healy jusqu'à la pègre, Bruce met à jour l'identité d'un policier qui sert de relais : Gordon. La créature et Bruce le font avouer et le jeune homme transmet les informations compromettantes qu'il a collectées aux médias. L'affaire sort et le scandale est retentissant, mais trop tardif car publiée la veille des élections. Healy accède au poste de sénateur.


Bruce ne peut supporter cela et sa colère se manifeste comme s'il était alors possédé d'abord mentalement puis physiquement par la Créature dans laquelle il se fond sous les yeux sidérés de son oncle Alton et Robin, avant de s'envoler pour rendre la justice.

Pourquoi ai-je dit en préambule que Kurt Busiek ne rééditerait pas son exploit de Superman : Secret Identity avec Batman : Creature of the Night ? Il ne s'agit pas d'une affaire de talents car le scénariste s'est montré aussi habile pour conduire son récit et nous captiver que John Paul Leon pour l'illustrer, avec une qualité égale à celle, jadis, de Immonen (chacun dans leurs styles).

Alors quoi ? Il va falloir comparer, mais si comparaison n'est pas toujours raison, cela permet de pointer l'endroit où le récit bascule et élève l'ensemble de l'intrigue vers un chef d'oeuvre ou une production moins accomplie.

Cet instant-charnière se situe précisément dans ce troisième épisode qui s'est tant fait attendre (depuis le mois de Décembre dernier quand même). On pourrait presque croire que la raison de ce retard vient justement du doute qui a pu s'emparer de Busiek au moment où il a fallu procéder à la révélation qui signerait son projet.

Depuis le début, Bruce Wainwright et le lecteur s'interrogent sur la nature de la Créature de la nuit et le lien qui les unit. On l'apprend à mi-chemin de ce chapitre quand Bruce déduit, de manière logique aux vues de ses investigations, que la Créature est l'incarnation de son frère jumeau mort-né, Tommy, dont il vient de découvrir la plaque à côtés de celles de ses parents au cimetière.

Et soudain, c'est comme si la solution proposée par Busiek révélait le piège de son dispositif narratif, condamné en quelque sorte à décevoir car levant le mystère par un effet finalement à la fois évident et facile. Ce jumeau sort de nulle part, trop providentiellement, il ne peut satisfaire la curiosité qui le précédait. Comme on dit : quelle est la différence entre un mystère et une énigme ? Une énigme a toujours une réponse. En en donnant une au mystère de son histoire, Busiek lui ôte sinon toute, en tout cas beaucoup (trop ?) de sa beauté, de sa puissance. Tout devient alors clair (un comble) : l'apparition de la Créature, sa présence protectrice, l'expression de sa violence traduisant la frustration de Bruce, etc.

Dans Superman : Secret Identity, il s'agissait d'une relecture poétique, parallèle, subtilement décalée de Superman à travers l'existence d'un jeune homme que ses parents avaient facétieusement prénommé Clark comme l'alter ego du kryptonien. Lorsqu'il se découvrait les mêmes pouvoirs (mais aussi les mêmes responsabilités, les mêmes problèmes) que le super-héros des comics, le mystère perdurait sur leurs origines. Il ne s'agissait jamais tant de raconter l'histoire d'un surhomme mais bien d'un humain pourvu de capacités extraordinaires et identiques à celles d'un personnage fictif. On le voyait grandir, vieillir, vivre en couple, avoir des enfants, sans jamais savoir pourquoi lui, comment, etc. Un mystère sans réponse, infiniment intriguant et fascinant et touchant, qui permettait, miraculeusement, de s'identifier, ou du moins comprendre l'existence de ce Superman-là.

Ici, en levant le voile du mystère, en expliquant, Busiek gâche ce qui faisait une partie du plaisir du lecteur - cette frustration de ne pas savoir associée au plaisir d'assister au spectacle de ce tandem invraisemblable. Il prive le lecteur d'autres interprétations possibles (la Créature comme un fantasme de Bruce, une apparition magique, une manifestation de ses démons intérieurs). Même si cela ne signifie pas que le quatrième et dernier Livre ne sera qu'un dénouement classique, convenu, une vengeance contre un politicien corrompu, le champ des possibles se trouve réduit par l'explicitation. Une erreur tactique. "... Publiez la légende", comme il est dit dans L'Homme qui tua Liberty Valance : autrement dit, laissez au lecteur le choix de croire ce dont il a envie si cela sert la mythologie, non pas pour tromper, abuser, mentir, mais pour servir la (bonne) cause.

John Paul Leon n'a pas à partager cette décision discutable : sa prestation reste extraordinaire et soutient la comparaison avec celle d'Immonen, tout en évoluant dans un registre différent. Maître du clair-obscur, il délivre des planches d'une puissance inouïe, si bien qu'il est impossible d'en distinguer une (ou quelques-unes) plutôt que d'autres.

Voyez comment il représente une nuée de chauve-souris quand la Créature sur le point d'être arrêtée par la police s'échappe en se décomposant ainsi : la scène a une beauté plastique fabuleuse grâce à la technique fabuleuse de l'artiste mais aussi à son intelligence dans le cadrage, une image simple qui souligne l'effet désiré.

Leon joue aussi avec la verticalité et l'horizontalité de ses cases selon les besoins de l'action. Quand il met en scène Bruce, il privilégie les vignettes horizontales qui en formant des bandes comme autant de strates sur la page suggèrent l'écrasement subi par le jeune homme. En revanche, quand il veut indiquer une élévation, annoncer une révélation dynamiser la narration, il opte pour des plans verticaux qui renvoient au point de vue aérien, surélévé de la Créature, veillant depuis les hauteurs de la ville sur son protégé. C'est aussi une manière subtile d'interpréter visuellement la prière, l'invocation, la sensation d'être observé, ou de chercher dans les cimes une réponse : Bruce comprend qu'il a conservé son lien avec la Créature en levant les yeux au ciel, quand il l'appelle il monte au sommet d'un immeuble, quand il se réconcilie avec elle et a appris qu'elle était son frère jumeau c'est parti pour une séquence de voltige vertigineuse, enfin quand il confond le détective Gordon la créature le laisse tomber dans une benne à ordures depuis le toit d'un bâtiment.

Saisissant aussi est la façon dont John Paul Leon épure son trait pour intensifier une ambiance ou une explication : il consacre une pleine page où on voit Bruce se recueillir en se lamentant sur la tombe de ses parents, juste avant qu'il ne découvre celle de Thomas (un plan vertical) ; plus tard il écoute l'exposé sur la gémellité et les symboles du professeur Nibisi et seule le visage de l'enseignante apparaît en gros plan, dans un coin de la vignette (à notre gauche) tandis que l'autre partie de l'image (à notre droite) est occupée par des symboles appuyant l'argumentaire.

Enfin, Leon est connu pour travailler sur le noir et donc les effets de contraste naissent du peu de blanc qu'il laisse à un plan parfois. Une démonstration impressionnante en est donnée lorsqu'on assiste à la fin de l'épisode à la fusion des corps de Bruce et de la Créature - cette dernière enveloppant de ses ailes/sa cape son frère à genoux, avant de se redresser, plus bête qu'homme, animé par le désir de vengeance. En arrière-plan, par des traits épais qui ne permettent de distinguer que le minimum nécessaire, on distingue alors le malaise dont est victime l'oncle Alton soutenu par Robin, devant ce spectacle terrifiant. Au propre comme au figuré, les ténèbres ont absorbé le héros.

Plus somptueux que satisfaisant, il faudra maintenant attendre (en espérant plus de ponctualité) la suite et fin de cette mini-série pour juger de la qualité de son dénouement. Souhaitons que Busiek ait gardé un atout dans sa manche en plus de la maestria de Leon.