dimanche 31 juillet 2016

Critique 964 : SPIROU N° 4085 (27 Juillet 2016)


Les Campbell ont droit à la couverture : Munuera va nous révéler les circonstances de la naissance d'Ittaca. Le bandeau indique le retour des Tuniques bleues, avec un récit complet signé Clarke (l'auteur de Mélusine).

J'ai aimé :

- Une aventure de Spirou et Fantasio : La lumière de Bornéo (3/12). Spirou retrouve son vieil ami Noé qui lui confie sa fille, Fauvette ! Pendant ce temps, le comte de Champignac et son compère Follicule découvrent un champignon inconnu...
Nous voici arrivés au quart de cette aventure (au moins en termes d'épisodes), et il faut bien avouer que le récit ne décolle toujours pas, après 25 pages : le scénario de Zidrou (qui n'a pas été interrogé une seule fois au sujet de ce projet dans le journal, ce qui indique qu'il n'a été qu'un exécutant pour Frank Pé) explore toujours trois pistes narratives (Spirou en congé, Champignac et le champignon noir, les tableaux mystérieux de la galerie Bernard) sans qu'on sache où elles nous mènent, à quand elles vont (certainement) se rejoindre.
Pé se fait plaisir graphiquement, et certaines scènes sont effectivement très belles, mais ce one-shot ne me convainc pas.

- Maggy Garrisson : Je ne voulais pas que ça finisse comme ça (6/6). Maggy découvre enfin la solution autour de l'album-photo et du pistolet utilisé par Alex. Celui-ci écope finalement d'une peine légère...
Lewis Trondheim et Stéphane Oiry conclut là leur histoire : leur refus de toute action spectaculaire est un parti-pris qui peut déplaire, mais qui donne à leur travail une rigueur, une sobriété et une densité épatantes. Un nouveau cycle est annoncé : à bientôt Maggy !

- Les Tuniques Bleues : Des bleus et des Dalton. Blutch et Chesterfield sont chargés de recruter de nouveaux soldats : ça tombe bien, il y a une bande qui est déterminé à aller au combat. Sauf qu'il y a un léger problème sur la santé de ces engagés...
Clarke rend à son tour hommage aux héros de Cauvin et Lambil, après Zidrou et Maltaite, dans le cadre d'un album spécial qui paraîtra à la rentrée (avec un lot d'auteurs exceptionnels : Bodart, Blutch, Henriet...), et le scénariste-dessinateur de Mélusine s'est amusé avec des Dalton qui ne sont pas ceux auxquels on croit. La narration énergique et le dessin vif emballent ce récit complet de 6 pages très divertissant.

- Autour d'Odile. Madaule livre un nouvelle page au découpage atypique mais correspondant bien au gag : c'est inoffensif mais amusant.

- Les Campbell : La race. Tandis que Carapepino complote avec l'ambassadeur de France, il se souvient de la naissance mouvementée de Ittaca, la fille de Campbell et Fanny...
Munuera produit un nouvel épisode jubilatoire : la narration en deux temps (passé, présent) est soutenu par ce dessin formidablement pêchu. La morale est bien sentie et explique subtilement pourquoi les ambitions de Campbell et de son frère Inferno ont divergé.

- Capitaine Anchois. Floris est un de mes chouchous : j'adore son humour absurde et crétin, ses anti-héros. C'est répétitif (toujours une chasse au trésor foireuse) mais drôle.

- Beasts ! Giemsi met en scène un désopilant dialogue entre un furet magouilleurs et des fonctionnaires écureuils. Son dessin féroce souligne cet humour unique.

- Rob. James et Boris Mirroir font les présentations entre Clémisse et a mère de Clunch, perturbés par le robot : le break qu'ont fait les auteurs leur a bien profité car les nouveaux gags sont inspirés, profitant aussi de la situation.

- L'Atelier Mastodonte. Mathilde Domecq est la nouvelle victime de la quête du "nervous point" par Obion et Nob, mais, attention à eux, elle sait se défendre ! Obion est ensuite témoin d'une nouvelle invention excentrique de Tofépi. Deux doubles strips très réussis.

- Tash & Trash. / Zizi chauve-souris. Dino nous sert un strip d'une case philosophique. Trondheim et Bianco continue de faire durer le plaisir avec la rencontre de Suzie et ses grands-parents.

En direct de la rédak donne la parole à Clarke au sujet de son récit complet des Tuniques bleues : il y rend un hommage appuyé à la série. La semaine prochaine : le deuxième tome d'Harmony commence sa pré-publication.
Les aventures d'un journal revient sur la création de la série Le vieux Nick de Remacle, sauvée par Maurice Rosy car Charles Dupuis n'y croyait pas.

Les abonnés ont droit à un joli stripbook écrit et dessiné par Sergio Salma : Le monsieur qui ne voulait pas voyager. Un récit très touchant.

vendredi 29 juillet 2016

Critique 963 : GRAYSON #12 & ANNUAL #2, de Tim Seeley, Tom King, Mikel Janin et Alvaro Martinez


GRAYSON : A FINE PERFORMANCE est le neuvième épisode de la série, écrit par Tim Seeley et Tom King et dessiné par Mikel Janin, publié en Novembre 2015 par DC Comics.
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Dick Grayson rentre à Gotham, après avoir pris congé de l'organisation Spyral, afin de comprendre pourquoi Batman ne répond plus à ses messages. Il apprend par le majordome Alfred Pennyworth que Bruce Wayne a perdu la mémoire suite à son dernier combat contre le Joker et le serviteur attentionné ne veut pas qu'il recouvre ses souvenirs, estimant qu'il a suffisamment souffert.
Mais, menacé par l'Agent Zéro de Spyral, Grayson décide de répliquer subtilement : il renoue successivement avec Red Robin, Red Hood, Batgirl et Damian Wayne, qui le croyaient tous mort, pour pirater le réseau informatique de l'organisation et décrypter le code du procédé Hypnos, qui permet à ses membres de ne pas être identifiés.
Ainsi, Dick va-t-il découvrir qui est l'Agent Zéro et, réintégrant Spyral, commencer à enquêter sur qui veut doubler "la Matrone" Helena Bertinelli...

Cet épisode, qui fonctionne comme un chapitre transitoire entre la précédente histoire (#9-11) et la suivante (à partir du #13), est un pur exercice de mise en scène et en abyme, peut-être l'exemple le plus brillant de la manière dont les scénaristes Tim Seeley et Tom King développent la série.

La première scène donne le ton, comme le montre la première page (ci-dessus) où on voit Dick Grayson se faire grimer par Alfred Pennyworth avant d'avoir un entretien avec Bruce Wayne : il s'agit de ne pas être reconnu, ce qui est déjà la base du super-héros (qui met un masque pour protéger son identité civile) mais aussi de l'espion (et Dick est les deux maintenant), mais aussi de protéger des personnes susceptibles d'être en danger à cause de ses activités (en l'occurrence Bruce Wayne, devenu plus vulnérable depuis qu'il est amnésique).

Se déguiser, se travestir, c'est aussi se dissimuler : Dick Grayson vient de quitter l'organisation Spyral et ne veut évidemment pas qu'on sache où il est. Pourtant, son objectif est précisément de découvrir un moyen de neutraliser le procédé Hypnos utilisé par Spyral pour que ses agents ne soient pas identifiables, mais qui ignore qu'un des siens a détourné cet usage pour les trahir. 

Comble de l'ironie, il a besoin pour réussir cette mission d'avouer à ses plus proches amis qu'il n'est pas mort comme ils le pensaient, que sa mort a été maquillée elle aussi. L'épisode est donc ponctué par ces retrouvailles que les deux scénaristes savent à chaque fois écrire différemment en tenant compte des caractères de chacun : Red Hood accepte mal que Dick (et Batman) se soit joué de lui, Red Robin se montre plus froid, Batgirl (qui fut longtemps la petite amie de Grayson) veut d'abord le fuir, et Damian Wayne (qui fut son partenaire quand Bruce Wayne était considéré mort - tué par Darkseid lors de la saga Final Crisis, après quoi Dick endossa le costume de Batman) est étonné puis heureux.

Le piratage de Spyral et le décryptage d'Hypnos sont vite expédiés, les auteurs n'ont pas voulu essayer de noyer le lecteur sous de pseudos informations techniques, mais la scène, qui tient en une double page, est habilement exploitée.

Et Mikel Janin a d'ailleurs su répondre présent (même si, cette fois, il est épaulé par deux encreurs, Hugo Petrus et Juan Castro, mais ils ont si bien su suivre son dessin que c'est imperceptible) en découpant l'épisode de façon formidable. Avec pas moins de six pleines pages, il ne cède pourtant pas à la facilité, devant gérer des textes abondants (des bulles évoquant des dialogues passées entre chaque personnage et leurs relations). 

Janin met aussi les acrobaties en images avec de belles astuces de cadrages, comme des effets de continuité visuelle (le plongeon de Batgirl et Grayson depuis le sommet d'un pont), soutenus pas la colorisation magnifique de Jeremy Cox.

A la fin de ces vingt pages, le héros et la série rebondissent et le lecteur est plus accroché que jamais. Un épisode magistral narrativement. 
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GRAYSON : TRUST A GUY est le deuxième Annual de la série, écrit par Tim Seeley et Tom King et dessiné par Alvaro Martinez, publié en Novembre 2015 par DC Comics.
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Grayson s'apprête à repartir de Gotham après avoir collaboré avec Red Hood, Red Robin, Batgirl et Robin, quand il croise Superman qui ne le reconnaît pas tout de suite. C'est que "l'homme d'acier" n'est plus tout à fait le même : il a perdu certains de ses pouvoirs, ceux qui lui restent sont diminués, et son identité secrète a été révélée par Loïs Lane.
Amis depuis toujours, ils n'ont pourtant pas le plaisir de savourer leurs retrouvailles car le gang du Poing de Caïn les agresse : il s'agit de voyous dopés qui tuent pour la gloire en s'en prenant à des cibles exceptionnelles.
L'affrontement se corse quand Blockbuster, un méta-humain, qui a rejoint cette bande et qui a été autrefois arrêté par Superman et Grayson (quand il était encore Robin aux côtés de Batman) s'en mêle...

Les Annuals sont parfois (souvent) agaçants car (du moins en v.f.) ils paraissent au beau milieu d'un arc narratif et en brisent le rythme. Sans compter qu'ils sont régulièrement réalisés par une autre équipe créative, d'un niveau inférieur.

Mais Grayson est un série vraiment bien éditée car les auteurs habituels sont encore aux commandes et le dessinateur remplaçant Mikel Janin pour cet épisode spécial de 40 pages est l'excellent (mais encore méconnu) Alvaro Martinez (retenez bien ce nom : je veux bien manger mon chapeau - même si je n'en mets pas - s'il ne devient pas une vedette).

Seeley et King ont concocté un récit trépidant et spectaculaire où leur héros fait équipe avec Superman. Encore une fois, il faut saluer le brio avec lequel les scénaristes réussissent à résumer la situation d'un personnage extérieur à la série : ceux qui, comme moi, n'ont pas suivi les (més)aventures récentes de Clark Kent sont rapidement affranchis sans que cela ne ralentisse l'histoire. Mieux même : si on peut estimer l'évolution récente de Superman peu inspirée (il y a un consensus rare pour dire que DC Comics ne sait plus quoi en faire depuis un moment... Peut-être cela va-t-il s'améliorer avec la relance de sa série par Peter Tomasi, Doug Mahnke et Patrick Gleason), son état alimente ici intelligemment des péripéties.

Peut-être aussi parce que je ne suis pas un fan assidu des productions DC, j'ai été sensible à la façon dont Seeley et King parvenaient à rendre attachant le duo Superman-Grayson, en soulignant à quel point ce dernier apprécie plus le premier que Batman qui s'en est toujours méfié (à cause de sa puissance et de ses origines). Cette dynamique s'inscrit parfaitement dans les dialogues mais aussi dans l'action, fournie, de cet épisode, les deux héros sont très complémentaires, psychologiquement et physiquement. Et, comme toujours, les auteurs glissent malicieusement sur la notion d'identité (Grayson obligé de continuer à faire le mort pour sa mission d'infiltration au sein de Spyral, Superman n'ayant plus d'identité secrète depuis que Loïs Lane l'a révélée).

Graphiquement, Martinez produit des planches aussi bonnes, parfois même supérieures (mais il a dû aussi bénéficier de plus de temps pour livrer ces 40 pages que Janin chaque mois pour en dessiner et encrer 20). Les décors possèdent des finitions très soignées, les angles de vue sont variées, les personnages expressifs et bien taillés (Superman est plus musclé, massif, que Grayson, la bande du Poing de Caïn abondent en gueules et looks extravagants, et Blockbuster dégage une vraie puissance). C'est très fort, et je me suis souvent dit en lisant qu'un artiste de cette trempe aurait été parfait pour la collection Ultimate de Marvel.

Je me méfie donc souvent des Annuals, mais des comme ça, pas de souci, j'en redemande !
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Ces épisodes sont disponibles en v.o. dans l'album Grayson, volume 3 : Nemesis.
En v.f. dans la revue "Batman Univers" #4-5, et l'album Grayson, tome 2 : Nemesis.

jeudi 28 juillet 2016

Critique 962 : GRAYSON #9-10-11, de Tim Seeley, Tom King et Mikel Janin

 

DC SNEAK PEEK : SPYRAL est un prologue de huit pages à la seconde "saison" de la série GRAYSON, écrit par Tim Seeley et Tom King et dessiné par Mikel Janin, publié en Août 2015 par DC Comics.
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Dans un avion de ligne, Dick Grayson, l'Agent 37 de l'organisation Spyral, sauve Jason Jordan, le neveu de Hal Jordan (alias Green Lantern), kidnappé par les Cogloni, grâce à une manoeuvre très périlleuse.

Les scénaristes ont construit Grayson comme une série télé en "saisons" : après l'intrigue conclue au terme des huit premiers épisodes, Tom King et Tim Seeley ouvrent donc une deuxième acte à partir de ce neuvième chapitre. Comme tous les titres publiés par DC Comics en Août 2015, un prologue de huit pages lance un nouvel arc narratif, qui comptera ici trois épisodes.

Le résultat est classique mais efficace, avec une mission rapidement remplie - sauver le jeune neveu de Hal Jordan/Green Lantern de ses kidnappeurs - , et tient en une séquence spectaculaire de chute libre, impeccablement découpée par Mikel Janin.

C'est anecdotique, sommaire et sans lien avec ce qui va suivre, mais le clin d'oeil à Batman est sympa, et le ton est donné - prime au divertissement avec un super-héros espion agent double. 
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GRAYSON : NEMESIS, PART ONE-TWO-THREE sont les trois premiers épisodes du volume 3 de la série, écrits par Tim Seeley et Tom King et dessinés par Mikel Janin, publiés de Août à Octobre 2015 par DC Comics.
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(Extrait de Grayson #9.)

Dick Grayson, l'Agent 37 de l'organisation Spyral, spécialisée dans la documentation sur les super-héros et la détection-neutralisation de méta-humains potentiellement dangereux, est désormais, après la mort de Mr Minos, le précédent leader, sous les ordres de la "Matrone" Helena Bertinelli. Elle ignore qu'il agit dans le cadre d'une mission d'infiltration pour le compte de Batman, avec lequel il communique par radio sur une fréquence sécurisée sous les pseudos de "l'Ornithologue" (pour Dick) et "Mr Malone" (pour Bruce Wayne). En revanche, Grayson n'est pas au courant que son mentor est devenu amnésique suite à son dernier combat contre le Joker et qu'il a été remplacé en tant que protecteur de Gotham par Jim Gordon, même s'il se doute que quelque chose ne va pas car Batman ne répond plus à ses messages...

Des alliés de Spyral se plaignent auprès de Helena Bertinelli car plusieurs de leurs agents ont été récemment assassinés et ils soupçonnent un de ses hommes d'être le tueur. Le modus operandi désigne Grayson (les victimes ont eu le crâne défoncé par un bâton comme celui de l'ex-Nightwing, et sont tombés lorsqu'il était absent entre deux missions).
Dick est, pendant ce temps, à Madrid où il doit dérober une émeraude taillée dans de la kryptonite montée sur un collier. Helena soupçonne d'abord Tiger, l'Agent 1, d'être l'assassin qu'elle cherche et ordonne à Grayson de le distancer alors qu'il assure leurs exfiltrations.
 
(Couverture et extrait de Grayson #10.)

Seul, Dick se rend en Corse pour livrer l'émeraude au client de Spyral : il s'agit de Lex Luthor ! Refusant de lui remettre la kryptonite, il s'enfuit et gagne Rome où Tiger a été envoyé pour empêcher une tentative d'attentat. Mais il s'agit d'un piège tendu aux deux agents par le tueur.
 
(Couverture et extrait de Grayson #11.)

N'ayant pu confondre le traître assassin, Grayson, lassé des manoeuvres de Spyral, annonce à Helena qu'il quitte l'organisation.

La situation a changé sensiblement pour le héros de la série mais Tim Seeley et Tom King, qui élaborent ensemble les intrigues puis alternent à la rédaction des dialogues, continuent de creuser le même sillon que dans leurs huit premiers épisodes. L'évolution est donc subtile mais le résultat est toujours aussi efficace, d'autant plus que cet arc narratif ne compte que trois épisodes. On n'a donc pas le temps de s'ennuyer.

Le récit passe d'une piste principale - qui est le tueur d'espions qui cherche à accabler Dick Grayson ? - à des subplots plus expéditifs - le vol de l'émeraude de kryptonite, la transaction avec Lex Luthor, le traquenard à Rome. Ce cocktail d'action, de suspense, de grand spectacle et de machinations, est irrésistible et échappe en vérité aux conventions des comics de super-héros puisque les éléments les plus folkloriques en sont évacués (pas de masques, de costumes bariolés, de super-pouvoirs). Seeley et King détournent avec habileté ces codes : la double identité ici se réfère non pas à l'alias d'un surhomme mais à celui d'un agent double, les tenues moulantes ne sont pas des combinaisons en spandex mais des vêtements habillant de manière fonctionnelle des hommes de terrain, et les visages non-identifiables le sont non pas à cause de loups ou de cagoules mais par le procédé Hypnos (un système de brouillage).

Les deux auteurs travaillent donc ingénieusement le genre en en déplaçant les aspects cosmétiques pour mieux servir leur histoire. Ils s'amusent aussi avec les clichés : tous les personnages sont des gravures de mode, séduisants et athlétiques, élégants et physiquement imposants, et leurs relations sont toujours troubles. Ainsi les retrouvailles entre Dick Grayson et Lex Luthor sont savoureuses et le rappel aux événements de la saga Forever Evil (dans lequel les deux personnages s'affrontaient jusqu'à la mort de l'ex-Nightwing) est à la fois vite évoqué tout en restant compréhensible pour le profane (je n'ai pas lu Forever Evil, j'ai parfaitement saisi le contentieux entre Grayson et Luthor alors qu'il est résumé en une case ici).

Le "dossier" Nemesis se conclut en apparence mais il est clair que l'identité du traître au sein de Spyral va continuer à être exploité - il est moins important d'ailleurs de savoir qui est ce tueur que celui qui le commande.

Mikel Janin livre une prestation remarquable dans ces trois épisodes : il est aussi à l'aise dans les scènes d'affrontement, qu'il découpe de manière très vive, que dans celles où les dialogues sont mis en avant, avec une mise en scène plus classique mais soulignant leur intensité. 

Il nous gratifie aussi de plusieurs pages magnifiques où Grayson danse avec celle à qui il vole l'émeraude : tout est fait par l'artiste pour rappeler que le héros est un ancien acrobate, évoluant toujours avec une souplesse féline, l'assurance aussi d'un jeune homme sûr de son charme (à la limite de la suffisance d'ailleurs), pour qui tout semble être un grand jeu jusqu'à ce qu'il saisisse le danger qui le menace.

Parfois aussi, Janin apporte un soin particulier aux décors tout à fait remarquable, avec un niveau de détails extraordinaire (voir le poste de contrôle de la "Matrone", ou les catacombes romaines avec ces sinistres crânes empilés). Et, enfin, il compose des couvertures à la fois superbes et inventives.

Quelle série jubilatoire - et, donc, quel dommage que DC Comics ait choisi de relancer les aventures de Nightwing à l'occasion de leur récent relaunch Rebirth...   
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Ces épisodes sont disponibles en v.o. dans Grayson, volume 3 : Nemesis.
En v.f. dans la revue "Batman Univers" #1-2-3, et l'album Grayson, tome 2 : Nemesis.

mardi 26 juillet 2016

Critique 961 : FENÊTRE SUR COUR, de Alfred Hitchcock


FENÊTRE SUR COUR (en v.o. : Rear Window) est un film réalisé par Alfred Hitchcock, sorti en salles en 1954.
Le scénario est écrit par John Michael Hayes, d'après la nouvelle It had to be murder de Cornell Woolrich (alias William Irish). La photographie est signée Robert Burks. La musique est composée par Franz Waxman.
Dans les rôles principaux, on trouve : James Stewart (L.B. Jeffries), Grace Kelly (Lisa Carol Fremont), Thelma Ritter (Stella), Wendell Corey (Tom Doyle), Raymond Burr (Lars Thorwald).
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Blessé lors d'un reportage sur une course automobile, le photographe L.B. Jeffries a la jambe gauche plâtrée et il est cloué dans un fauteuil roulant pour sept semaines. Pour ne rien arranger, la météo est caniculaire et il ne peut quitter son petit appartement du quartier de Greenwich Village à New York où sa gouvernante, Stella, vient lui prodiguer ses soins quotidiennement.
Pour tromper son ennui, il épie donc ses voisins : une femme célibataire et dépressive qu'il surnomme "coeur solitaire", la jolie danseuse Miss Torso, un pianiste mélancolique en panne d'inspiration, une sculptrice, un couple de jeunes mariés, les maîtres d'un jeune chien, et les Thorwald - dont la femme est alitée et en conflit ouvert avec son mari.  
 L.B. Jeffries et Lisa Carol Fremont
(James Stewart et Grace Kelly)

Jeffries est courtisé par la très belle et élégante Lisa Carol Fremont, dessinatrice de mode issue de la bourgeoisie, dont il tente de tempérer les sentiments car il ne croit guère aux chances de leur couple à cause de leur différence d'âge et de caractère - elle souhaite qu'il abandonne ses reportages dangereux.
 Stella, Lisa Carol Fremont et L.B. Jeffries
(Thelma Ritter, Grace Kelly et James Stewart)

La curiosité de Jeffries vis-à-vis de ses voisins dérange d'abord Lisa, en particulier l'attention qu'il porte aux Thorwald, dont le mari est peut-être infidèle et prête à se débarrasser de son épouse. Lorsque celle-ci disparaît subitement, sa conviction est faite : elle a été assassinée !
 Lars Thorwald
(Raymond Burr)

Jeffries en parle à son ami, l'inspecteur Tom Doyle, mais en l'absence de preuves concrètes, celui-ci ne peut rien faire - et d'ailleurs il ne croit guère à cette histoire, estimant que le reporter l'a fantasmée pour s'occuper l'esprit.
 Lisa Carol Fremont et L.B. Jeffries

Jeffries va pourtant trouver le soutien de Lisa, sans doute d'abord motivée par l'opportunité de lui prouver qu'elle n'est pas la jeune fille timorée qu'il croit, et de Stella, voulant protéger cette dernière. Mais en menant leur enquête, ils prennent des risques de plus en plus grands, à commencer par provoquer celui qu'il soupçonne...
L.B. Jeffries et Lisa Carol Fremont

On n'écrit pas de critique des films d'Alfred Hitchcock en pensant dire quelque chose d'inédit - sauf en étant bien arrogant ou saisi par une illumination qui aurait échappé aux analystes depuis 62 ans. Il faut donc rester modeste et préférer exprimer son admiration pour ce qui est sans doute l'oeuvre la plus accomplie du cinéaste.

Adapté d'une nouvelle de Cornell Woolrich (alias William Irish), très enrichie par le scénariste John Michael Hayes qui s'est appuyé sur les suggestions d'Hitchcock en ajoutant surtout un dimension romantique et la description de la vie des voisins de L.B. Jeffries, Fenêtre sur cour a d'abord été conçu par le réalisateur comme la réponse à un vieux défi inassouvi - mettre en scène une histoire dans un espace clos. Effacer l'échec commercial de La corde (1948), dont l'action ne quittait pas un appartement, était une autre motivation.

A partir de cette contrainte, Hitchcock a élaboré un objet cinématographique aussi efficace que sophistiqué en disposant de moyens techniques importants et d'un script fonctionnant sur plusieurs niveaux de lecture. C'est d'abord un suspense captivant (à partir du moment où le suspect du meurtre commet son premier geste compromettant alors que le héros est endormi - le spectateur a alors un temps d'avance et se demande si, et à quand, le personnage principal rattrapera son retard) sur le voyeurisme et la culpabilité (celle qu'éprouve le héros à épier ses voisins, celle aussi du suspect). C'est aussi une analyse malicieuse sur l'art même du cinéma (L.B. Jeffries est le premier spectateur de l'histoire, il en devient le scénariste en cherchant à confondre un meurtrier, il en sera le réalisateur en résolvant l'affaire envers et contre tout).

Comme l'a expliqué le cinéaste John Bogdanovich (qui s'est entretenu avec Hitchcock), le récit se déploie sur trois temps : le spectateur observe d'abord James Stewart (magistral dans son emploi de "monsieur tout-le-monde" dont l'intuition sera bonne, mais aussi fabuleux en baroudeur bougon qui conçoit l'engagement amoureux comme une privation de ses libertés), puis James Stewart observe ses voisins, et enfin nous observons les réactions de James Stewart. On constate donc à quel point le regard et surtout la narration visuelle dominent cette histoire. Par ce procédé, nous avons accès à une multitude d'émotions partagées avec le héros frustré à cause de son immobilité forcée : comme lui, nous souhaitons que quelque chose se passe - même s'il s'agit de quelque chose de dangereux - , puis nous nous mettons à imaginer des horreurs, nous voulons en avoir le coeur net, nous incitons Grace Kelly (d'une beauté et d'une classe surnaturelles - Curtis Hanson, autre cinéaste admirateur de "Hitch" dit, avec raison, que le premier -gros - plan où elle apparaît est "le plus beau plan jamais tournée sur une femme dans l'Histoire du cinéma". On peut ajouter toute la scène suivante où elle allume trois lampes en s'identifiant "Lisa... Carol... Fremont" avant de nous être montrée en pied dans une toilette magnifique dessinée par la costumière Edith Head) à prendre des risques terribles pour confondre le meurtrier... Hitchcock fait du spectateur son complice, sa victime, sa chose.

Il s'amuse aussi avec l'image (les images) du couple et de l'amour : la célibataire "coeur solitaire" et le pianiste en panne d'inspiration (interprété par Ross Bagdasarian, un authentique musicien) ne sont-ils pas destinés à s'unir ? La jolie danseuse Miss Torso cherche-t-elle un riche prétendant ou attend-elle le retour de son fiancé ? Les jeunes mariés qui emménagent à côté de chez Jeffries ne découvrent-ils pas trop vite les affres de la vie à deux ? Les maîtres du chiot ne le chérissent-ils pas comme l'enfant qu'ils n'ont pas ? Et les Thorwald ne sont-ils pas de parfaites muses pour un journaliste en manque de frissons ? (Bogdanovich va jusqu'à penser qu'on peut plaindre Lars quand son plan est ruiné par Jeffries, mais c'est faire preuve d'un peu trop de compassion quand même : la curiosité de L.B. est quand même moins condamnable que l'assassinat commis par son voisin.)

En comparaison avec cette galerie de couples, on peut en revanche s'amuser de la situation de celui formé par Lisa Carol Fremont, idéal absolu de la femme, aussi séduisante que serviable (au point de faire servir un dîner d'un restaurant très chic à celui qu'elle convoite), et L.B. Jeffries, vieux garçon dont la réticence à s'engager dissimule surtout son immaturité.

Mais le désir et l'amour du héros se révèlent lorsque son amante se met en grand danger pour lui : on seulement elle lui prouve qu'elle peut accomplir ce que son état physique à lui ne lui permet pas, mais elle lui démontre son courage, le suit dans son obsession. Il faut noter le regard brillant de la jeune femme, émoustillée après avoir visité l'appartement des Thorwald, auquel répond celui, conquis, excité, de Jeffries. Cela pose plusieurs questions (auxquelles Hitchcock laisse le spectateur répondre) : à quel point Jeffries incite-t-il Lisa, la met-il au défi, à l'épreuve ? A quel point prend-elle de tels risques pour lui et/ou pour elle, et agit-elle ainsi en témoignant d'une capacité insoupçonnée à vivre dangereusement - se traduisant à la fin jusque dans son apparence, troquant ses talons hauts et ses robes haute couture pour un jean et des souliers ? En tout cas, c'est quand Lisa frôle la mort que Jeffries admet ses sentiments pour elle et comprend la folie dans laquelle il l'a entraînée. Seul "Hitch" pouvait traiter d'un couple, de sa naissance et sa confirmation, en s'en amusant aussi perversement mais jubilatoire pour le public.

Il faut enfin souligner l'originalité de la bande-son où les seules musiques qu'on entend proviennent des appartements de l'immeuble, à l'exception du générique (une partition jazz, réarrangée par Franz Waxman d'après un thème qu'il avait composé pour Une place au soleil de George Stevens deux ans auparavant). Et être attentif à la subtilité de l'éclairage de Robert Burks, indiquant le déroulement des journées et des soirées (produit par des projecteurs placés en hauteur, qui faisaient régner une chaleur réellement caniculaire sur la plateau !).

Rear Window exprime à la perfection les lubies du cinéaste anglais disposant alors de tous les moyens d'un grand studio comme Universal au service du concept même d'un film sur le cinéma, sa magie, avec un héros et un spectateur rattrapés par la fiction qu'ils ont désirée. Ce sera le sommet d'une décennie exceptionnelle dans l'oeuvre d'Hitchock, après Le crime était presque parfait (1954) et avant La main au collet (1955), Mais qui a tué Harry ? (1955), L'homme qui en savait trop (1956), Le faux coupables (1957), Sueurs froides (1958)  La mort aux trousses (1959).   

lundi 25 juillet 2016

Critique 960 : LES APPARENCES, de Gillian Flynn


LES APPARENCES (en v.o. : Gone Girl) est un roman écrit par Gillian Flynn, traduit en français par Héloïse Esquié, publié en 2012 par les Editions Sonatine.

Nick Dunne et sa femme Amy quittent New York, après avoir perdu leur travail, pour s'établir dans le patelin de New Carthage, dans le Missouri. La mère de Nick, Maureen, meurt d'un cancer, et son père, Bill, est atteint de la maladie d'Alzheimer et réside dans un établissement spécialisé d'où il fugue régulièrement. Avec sa soeur, Go, Nick ouvre, grâce à l'argent de Amy, un bar.
Pour Amy, cette nouvelle vie est un bouleversement : élevée par ses parents, Rand et Marybeth, qui ont fait fortune en écrivant une série de récits pour enfants inspirés de leur fille, "L'Epatante Amy", elle assiste au délitement de son couple.
Le jour du cinquième anniversaire de leur mariage, Nick est prévenu par un voisin que Amy a disparu. Des traces de lutte indiquent qu'elle a été agressée et enlevée. Il alerte la police et les inspecteurs Boney et Gilpin sont chargés de l'affaire.
Mais très vite des interrogations compliquent l'affaire : Amy a-t-elle vraiment été kidnappée ? Nick est-il si innocent qu'il en l'air ? Qu'est-ce qui aurait pu motiver cette femme à se volatiliser ainsi en laissant des indices accablant son mari ? 
A mesure que l'enquête avance, l'étrange relation conjugale de Nick et Amy se révèle, impliquant un réseau fourni et complexe de personnages et aboutissant à une diabolique machination...  
Gillian Flynn

Gillian Flynn est né en 1971 à Kansas City, dans le Missouri, et Les Apparences est son troisième roman. Après avoir suivi des études d'anglais et de journalisme, elle fait partie pendant dix de la rédaction du magazine "Entertainment Weekly". En 2007 paraît son premier roman, Sur ma peau. C'est un premier succès, suivi en 2010 par celui de Les Lieux sombres (adapté en 2015 au cinéma par Gilles Paquet-Brenner, avec Charlize Theron et Chloé Grace Moretz, sous le titre Dark Places).

Les Apparence a aussi eu droit à sa version sur grand écran, avec un script signé par l'auteur elle-même, et réalisé par David Fincher, sorti en 2014 sous le titre de Gone Girl (avec Ben Affleck et Rosamund Pike).

Ce petit topo suffit à situer l'ascension exceptionnelle de Gillian Flynn, devenue par ailleurs une des auteurs emblématiques de la maison d'édition française Sonatine, spécialisée dans les thrillers. Je n'ai pas (pas encore) vu le film qu'en a tiré Fincher, mais j'ai voulu savoir si ce roman méritait les louanges qu'il a reçues.

C'est d'abord un volumineux ouvrage de près de 700 pages et je m'en suis saisi à la fois impressionné par son gabarit et méfiant car je le suis toujours avec de tels bouquins. Comme beaucoup de films aujourd'hui, la durée est souvent mal maîtrisée par les réalisateurs, qui me semblent confondre l'ambition de produire un "grand film" et un "gros film". Pour un écrivain, le piège est équivalent : rédiger une oeuvre plus épaisse que vraiment consistante.

Et puis, il faut être parfaitement honnête : on a facilement tendance à considérer cette littérature de genre comme stylistiquement inférieure, privilégiant l'efficacité à la personnalité. C'est ce qu'on a longtemps appelé des "romans de gare", ce qu'on conseille aujourd'hui pour se détendre durant les vacances en bronzant à la plage. C'est regrettable, mais la série noire, le thriller, même s'ils sont très populaires, ne sont pas nobles - observez les numéros spéciaux de la presse consacrés au polar et vous verrez qu'il n'est jamais question de traiter ces ouvrages comme des romans ordinaires. Il faut en parler, certes, mais à part.

Pourtant qu'est-ce qui distingue, disons, un fabuleux opus comme Les Revenants de Laura Kasischke, qui emprunte largement des ingrédients du roman policier, et Les Apparences de Gillian Flynn ? Rien, ou pas grand-chose en tout cas, sinon que les critiques louent Kasischke et sa prose, alors qu'ils ne voient Flynn que comme une habile narratrice. Une injustice doublée d'une idiotie : j'ai grandi en lisant David Goodis que je continue à préférer à Louis-Ferdinand Céline, en dévorant Dashiell Hammett que j'estime supérieur à Ernest Hemingway. Mais Laura Kasischke n'est pas plus ni moins talentueuse que Gillian Flynn. Dans les deux cas, ces femmes ont produit de gros et grands livres noirs, aux constructions très élaborées, procurant un intense plaisir de lecture, méritant le même respect.

Parlons donc justement du fond et de la forme des Apparences. On peut commencer par affirmer que, pour une fois, le titre français est meilleur que l'original (le sobre mais finalement sommaire Gone girl). Pourquoi ? Parce qu'il résume bien mieux le thème de cette histoire qui est une éblouissante fresque sur ce qu'un couple symbolise pour son entourage (proche ou périphérique) et les mensonges dans lesquels il se complaît lui-même : ce jeu de masques, Flynn l'explore sur deux niveaux avec brio. Dans l'intimité d'abord, puisque la narration alterne le point de vue de Nick Dunne et celui de Amy Elliott Dunne. Dans la sphère publique et médiatique ensuite, en montrant comment les autorités, la télé, la presse s'emparent de l'affaire et transforment un dossier en sujet à sensations.

Le livre se découpe en trois parties - 1/ Le garçon perd la fille ; 2/ Le garçon rencontre la fille ; 3/ Le garçon récupère la fille (et vice-versa). Dans le premier acte, la narration passe donc d'un chapitre à l'autre de la relation faite par Nick au présent et à la première personne du singulier des événements depuis "Le jour où" Amy disparaît : il est alors entraîné dans un tourbillon épuisant qui le voit passer du mari perdu au suspect potentiel au coupable idéal, à mesure qu'il cache des éléments à la police et que des indices, témoignages et éléments dérisoires (tels que son sourire gêné, mais interprété négativement, à une conférence de presse ou son attitude étonnamment détachée durant les recherches) se retournent contre lui. Flynn dresse un portrait merveilleusement ambigu de cet homme dont on ne sait s'il est un sombre "connard" ou un type dépassé par ce qui lui tombe dessus, incapable de bien gérer, voulant se protéger mais se compromettant de plus en plus. Ce qui est certain, c'est que, comme il l'admet lui-même, il n'est pas le "mec parfait" qu'il voulait paraître : amer (professionnellement), écrasé (par une famille toxique), infidèle (par faiblesse), aspirant à une simplicité qui toujours s'est dérobée à lui (aimer et être aimé par une "fille cool"), il constate ses échecs sans réussir à les surmonter - et la disparition de Amy l'enfonce encore davantage : encore quelque chose sur lequel il n'a aucune prise, qu'il n'a pas pu anticiper et qu'il ne comprend pas.

La version de Amy est lisible, elle, via son journal intime tenu durant les sept dernières années, de 2005 à 2012, depuis sa rencontre avec Nick jusqu'aux jours précédant sa disparition : cela intervient d'abord comme un complément aux souvenirs de Nick - on en apprend davantage sur le début de leur romance ; sur la perte de leur travail ; la décision de Nick de rentrer chez lui dans le Missouri pour y accompagner sa mère en fin de vie, s'occuper du placement de son père, ouvrir un bar avec sa soeur jumelle Go (pour Margo - Go étant à la fois un diminutif et un verbe signifiant "aller", de l'avant, ailleurs, avancer). Du point de vue de Amy, la description du couple qu'elle forme avec Nick ajoute des nuances en ajoutant de la noirceur : l'amant si attirant des débuts de leur relation fait place à un homme démoli et aigri par son licenciement, l'entraînant sans véritable négociation loin du New York où elle a grandi, où elle aime vivre, pour le Missouri où elle ne connaît personne, n'est appréciée ni de sa belle-soeur ni de son beau-père - certes déclinant mentalement - et devant soutenir sa belle-mère - plus bienveillante à son égard - dans la maladie. Flynn fait là encore preuve d'une subtilité remarquable pour décrire ce couple idéal progressivement rongé par un quotidien déliquescent et des éléments extérieurs, mais surtout miné par des différences internes mal appréhendées dès le départ.

Après presque 360 pages, le lecteur pense avoir deviné la direction du roman - une sorte de whodunnit géant dont le suspense va tourner autour du sort de Nick Dunne (sera-t-il ou non innocenté ?), mais sans illusions sur les conséquences pour lui (comment sortir d'une telle épreuve ?), et la découverte (ou peut-être pas) du corps de Amy, l'explication de ce qui lui arrivé.

C'est alors que Flynn ouvre le deuxième acte de son roman avec un stupéfiant twist. Je choisis de vous le dévoiler, et donc vous pouvez tout de suite suspendre la lecture de ma critique en attendant de lire le livre.    

Amy est une redoutable menteuse et tout son journal intime n'est qu'une supercherie, faisant partie d'une machination d'une exceptionnelle perversité. Elle ne l'a pas rédigé pendant sept ans, mais durant les douze derniers mois, afin de préparer sa fuite et d'accabler Nick. Après avoir accidentellement découvert qu'il lui était infidèle, elle décide de le lui faire payer, mais en vérité il s'agit d'une vendetta diaboliquement et patiemment orchestrée contre ce qu'elle estime avoir subi et, surtout, pour expliquer ce qu'une fille comme elle mérite. "L'Epatante Amy", qu'ont imaginé ses parents à partir de son enfance, croit effectivement à sa valeur unique et entend, en se vengeant ainsi, le prouver. Il s'agit moins de créer un crime parfait que de fabriquer un coupable impossible à sauver - coupable de ne pas l'avoir aimé comme elle pense qu'elle devait l'être.

Pendant ce temps, justement, alors que Amy se cache dans les monts Ozark (où elle ne sera pas longtemps à l'abri...), Nick comprend le stratagème vicieux de sa femme et qu'elle n'est pas morte. Acculé ; son infidélité découverte à présent par sa soeur ; ses beaux-parents lui retirant leur soutien (après que Noelle Hawthorne, une voisine, ait révélé la grossesse de Amy) ; tourmentée par Andie Hardy, sa jeune maîtresse (au début presque satisfaite de la disparition de l'épouse qui l'autorise à rêver être en couple avec Nick, puis intégrant vite qu'il ne peut satisfaire ce projet car la situation le compromettrait encore plus) ; il fait appel à Tanner Bolt, un avocat célèbre pour défendre les causes perdues (mais en gagnant souvent ses procès). Les policiers, jusqu'ici plutôt bienveillants avec lui, doutent de plus en plus, les médias se déchaînent littéralement, le public réclame sa tête (le Missouri applique toujours la peine capitale). Flynn dresse alors un terrifiant portrait de l'Amérique profonde et du délire collectif qui étreint le peuple et les journalistes, de la manière dont l'appareil policier judiciaire broient un suspect. Environ 240 pages à glacer le sang.

Enfin, le troisième acte met en scène les retrouvailles entre Nick et Amy. C'est probablement le passage le plus délicat à négocier pour l'auteur, même si, après plus de 600 pages étourdissantes, elle a fait la preuve d'une sidérante faculté à vous accrocher et ne jamais vous lâcher. Il s'agit néanmoins de conclure correctement, sans expédier ni l'enquête policière, ni sacrifier l'étude psychologique.

En ce qui concerne la résolution des investigations, Flynn opte pour un traitement malin, consacrant un chapitre à l'interrogatoire de Amy, rédigé tel quel : le procédé a le mérite d'être synthétique, même si la morgue (sans mauvais de jeu de mots...) dont fait preuve, lors de quelques répliques, Amy est peut-être un peu "too much" - surtout que les flics (Boney et Gilpin - auxquels se joignent deux agents du FBI, plus décoratifs qu'autre chose) ne s'en offusquent pas assez. C'est le seul bémol que j'exprimerai : ce segment manque de mordant, de répondant. On imagine mal des policiers être ainsi renvoyés dans leurs cordes par une femme ayant disparu et prétendant avoir été enlevée, séquestrée, violée, s'être enfuie, tout en confirmant que son mari l'a trahie.

Cela est quelque peu compensé par le fait que Nick n'est pas dupe : il enlace sa femme en lui glissant à l'oreille un "espèce de sale garce" que n'importe quel lecteur (homme ou femme - ce qui discrédite complètement les reproches de misogynie adressées à Gillian Flynn par quelques féministes françaises, apparemment débordées pour prendre le temps de se plaindre d'un roman, d'un énième portrait de garce dans une série noire, plutôt que de s'insurger contre des affaires plus graves...), et s'emploie, avec la complicité de Go et de l'agent Rhonda Boney à confondre Amy durant les mois suivants - en vain. La revanche de Nick n'aura pas lieu. Ou pas de manière classique.

Car, dans ses ultimes pages, ses dernières lignes, l'auteur produit un final que j'ai trouvé à la fois très habile et très retors : désormais à nouveau en couple, parents d'un petit garçon, Nick et Amy semblent avoir repris leur vie normale - mieux même : l'épreuve, les rancoeurs, les pièges, l'expérience de la mort paraissent les avoir ressoudés comme jamais. Mais la morale est plus toxique que cela : Amy a surtout réussi à garder un mari en laisse, estimant avoir réussi à être réellement, prodigieusement, "l'épatante Amy" - au bord de la folie. Nick a certes abdiqué, renonçant au divorce, à prouver la machination de sa femme contre lui, mais il lui dit surtout qu'il la plaint - car c'est effectivement terrible de réussir à garder son mari, son couple, à préserver les apparences à ce prix-là. De se réveiller chaque jour pour vivre dans ce mensonge, cette illusion.

Avant de rédiger ma critique, comme je le fais souvent, j'ai consulté des articles, des avis, des commentaires sur le livre pour savoir comment il avait été apprécié. Deux choses m'ont surpris : d'abord, la brièveté des propos, comme si, malgré le plaisir souvent pris et exprimé après sa lecture, n'avait pas inspiré de grande analyse (parfois aussi, parce que les lecteurs-critiques n'ont pas voulu, comme moi, déflorer le twist de la deuxième partie) ; et ensuite, la déception concernant le dénouement, attendu (souhaité ?) comme plus spectaculaire ou plus net (l'arrestation d'Amy). Il me paraît pourtant plus intelligent, et cohérent avec l'ensemble du roman, de le terminer ainsi, sans une conclusion classique (la méchante Amy punie, et donc le pardon pour Nick). C'est moins manichéen, plus vertigineux, de savoir ce couple non pas réuni mais enchaîné l'un à l'autre, se vouant moins un amour au nom de leur enfant qu'une haine féroce, irréversible, éternelle, mais assumée, acceptée, voire désirée (il est évident qu'ils préfèrent presque se détester passionnément que s'aimer romantiquement, cela satisfait l'arrogance de Amy et le mépris de Nick - chacun donne, ou croit ainsi donner, une abominable leçon à l'autre en ne cédant pas : elle le punit en l'obligeant à rester, il la punit en l'obligeant à le supporter).

Modèle quintessentiel du page-turner, on engloutit ces presque 700 pages avec un appétit imparable : il faut vraiment un talent énorme pour à la fois tenir rigoureusement une intrigue sur un tel format mais aussi faire ressentir une telle variété de malaises - sur la culpabilité, la rancoeur, le soupçon, la revanche. C'est bien à la fois un immense polar et un grand roman.  
Le livre a donc fait l'objet d'un long métrage en 2014, réalisé par David Fincher, et adapté par Gillian Flynn elle-même. Je compte bien me procurer le dvd dans quelque temps, ne serait-ce que pour vérifier la qualité de cette transposition (même si la filmographie de Fincher m'a souvent désappointé).

Et puis, sans donc préjuger de la qualité du film, je trouve que confier les rôles de Nick et Amy Dunne à Ben Affleck et Rosamund Pike (voir ci-dessous) est une idée alléchante : ils incarnent les personnages tels qu'on les imagine à la lecture, à la fois lisses et mystérieux, séduisants et complexes. 

dimanche 24 juillet 2016

Critique 959 : SPIROU N° 4084 (20 Juillet 2016)


Ralph Azham a les honneurs de la couverture, pour son 2ème épisode (sur neuf). Un bandeau indique la visite d'une graineterie par Jean-Yves Duhoo et Le Labo
Thierry Martin signe un superbe édito cette semaine.

J'ai aimé :

- Une aventure de Spirou et Fantasio : La lumière de Bornéo (2/12). Spirou, qui a claqué la porte du "Moustique", raconte à Fantasio son intention de se reposer et se consacrer à la peinture. En passant devant l'affiche d'un cirque, il reconnait un vieil ami, Noé, qui se trouve justement à l'aéroport pour accueillir une passagère...
Ce deuxième épisode est identique au premier : les dessins de Frank Pé sont superbes, et il a l'occasion dans l'interview qu'il donne en préambule d'expliquer comment ce qu'il voulait montrer a permis à Zidrou (ça aurait été bien de donner la parole à ce dernier aussi...) de construire le scénario. Mais, alors qu'ont déjà été publiées 18 planches, l'histoire reste très nébuleuse. Avec encore dix chapitres à venir, rien n'est joué mais espérons juste que ce one-shot ne soit pas qu'une démonstration visuelle...

- Maggy Garrisson : Je ne voulais pas que ça finisse comme ça (5/6). Maggy aide Wight dans l'affaire des dents en or, sur le point d'être résolue. Puis elle reçoit la visite de l'ex-employeur d'Alex, Barney Cross. Pour innocenter son amant, Maggy est convaincue qu'elle doit retrouver à qui appartenait l'album photo qu'elle avait récupéré aux enchères des containers...
Avec la même rigueur, Lewis Trondheim progresse lentement mais sûrement vers l'épilogue de ce 3ème tome. Maggy procède avec la même méthode que son scénariste, sans se précipiter, mais ce rythme lancinant réussit à captiver parce que Stéphane Oiry densifie, avec son découpage précis, le récit. Fin de l'aventure (et du premier cycle) la semaine prochaine.

- Le Voyage à travers les siècles (1/6). Pendant six semaines, le duo Sergio Salma-Libon, à qui on doit le strip Animal lecteur, vont retracer rien moins que l'histoire de l'humanité. Une page suffit pour évoquer "les origines" et fournir déjà de bons gags. Très prometteur.

- Le Labo : La graineterie. Jean-Yves Duhoo est allé visiter le muséum d'histoire naturelle du Jardin des Plantes à Paris, fondé en 1822 par André Thouin. La parution de cette série est irrégulière certes, mais à chaque fois, c'est passionnant, instructif sans être scolaire. Une forme de BD documentaire, avec une sorte de morale habile.

- Autour d'Odile. Discutant avec deux amies, la pauvre Odile constate que Roland, son prétendant, est bien moins efficace que les autres chevaliers... Madaule livre un gag en une page rigolo, quoiqu'un peu plat.

- Rob. Tiens, qui revoilà ! J'avais cru comprendre que James et Boris Mirroir faisaient un break pour se consacrer à des projets séparés, mais apparemment ils se sont ravisés : je retrouve avec plaisir Rob, Clutch et sa copine en route pour rendre visite à la mère du garçon.

- Imbattable. Pascal Jousselin produit un gag muet où, pour une fois, son super-héros n'évitera pas la casse... La virtuosité du découpage est toujours impressionnante, et même si on n'a droit qu'à une page, ça permet de patienter en attendant la parution d'un premier album (repoussé à début 2017).

- L'Atelier Mastodonte. Obion, Jousselin et Nob se sont mis en tête de trouver le "nervous point" de chaque membre de l'atelier. Jousselin échoue lamentablement à énerver Feroumont. Par contre, Trondheim n'a besoin de personne pour rouspéter contre tout et n'importe quoi. L'argument est très futile mais ça reste marrant - et certainement amené à être développé dans les prochains épisodes.

- Zizi chauve-souris. Suzie et sa mère arrivent chez les parents de cette dernière : Trondheim et Bianco livrent leur 279ème strip. Publié ainsi, c'est certes frustrant, mais quand même très drôle.

En direct de la rédak annonce avec Lewis Trondheim un concours en relation avec le nouveau tome de Ralph Azham pour la fin de l'année. Dans quinze jours, Achdé commencera à dévoiler un gigantesque poster en quatre parties de Lucky Luke. Et la semaine prochaine, retour des Campbell.
Les aventures d'un journal revient sur le parcours de Frank Pé pour expliquer qu'il a finalement peu produit de BD à cause d'autres centres d'intérêts.

Les suppléments pour les abonnés consiste en deux cartes postales avec Les Campbell (superbe) et L'Atelier Mastodonte (par Obion, sympa).

vendredi 22 juillet 2016

Critique 958 : LA FILLE DU DESERT, de Raoul Walsh


LA FILLE DU DESERT (en v.o. : Colorado Territory) est un film réalisé par Raoul Walsh, sorti en salles en 1949.
Le scénario est écrit par John Twist et Edmund H. North. La photographie est signée Sidney Hickox. La musique est composée par David Buttolph.
Dans les rôles principaux, on trouve : Joel McCrea (Wes McQueen), Virginia Mayo (Colorado  en v.o., Carolina en v.f.), Dorothy Malone (Julie Ann Winslow).
*
*
En prison au bureau du shérif, dans l'Etat du Missouri, le hors-la-loi Wes McQueen attend d'être jugé mais, avec la complicité du vieux Dave Rickard, il réussit à s'évader. Il reçoit en contrepartie pour instruction de se rendre dans le Colorado où Dave souhaite le revoir pour diriger un nouveau méfait.
Wes McQueen
(Joel McCrea)

Mais, avant cela, Wes ne résiste pas à l'envie de retourner dans son village natal pour se recueillir sur la tombe de sa fiancée, morte à seulement 27 ans. Affligé, il monte dans une diligence pour rejoindre son rendez-vous et, durant le trajet vers l'Ouest, il fait la connaissance des deux autres passagers, Fred Winslow et sa jeune et jolie fille, Julie Ann, qui viennent s'installer dans la région. Alors que des bandits prennent le véhicule en chasse, Wes prête main forte aux conducteurs pour les abattre. A leur arrivée au terminus, il est félicité par le shérif qui ne reconnaît pas le fugitif dont la tête est mise à prix sur un avis de recherche.  
Fred et Julie Ann Winslow
(Henry Hull et Dorothy Malone)

McQueen ne s'attarde pas en ville et file jusqu'aux ruines de Todos Santos, non loin du canyon de la mort, où l'attendent les hommes de main de Rickard, Duke Harris et Reno Blake. Une femme est également là, superbe et farouche métisse qui répond au nom de Carolina (Colorado en v.o.) Carson, sauvée par l'un d'eux d'une fusillade et qui leur sert désormais de cuisinière.
Colorado/Carolina
(Virginia Mayo)

Il est évident que ces deux desperados n'inspirent pas confiance à McQueen et il confie ses doutes à leur sujet en allant voir Rickard, qu'il retrouve malade et très affaibli. Le fugitif explique qu'il entend raccrocher après l'attaque du train prévue par son mentor. 
Repassant chez les Winslow, Wes ne peut cacher son attirance pour Julie Ann, mais le père de la jeune femme le met en garde : il l'a emmenée ici pour qu'elle oublie son amour de jeunesse issu de la bourgeoisie.
De retour au repaire, Wes doit raisonner ses partenaires, nerveux avant l'attaque du train, et composer avec Carolina qui espère trouver l'amour dans les bras d'un homme loyal comme lui. Les bandits commettent leur méfait, McQueen en profitant pour se débarrasser de ses deux acolytes, qui avaient prévu de le doubler, puis fuyant avec Carolina. 
Blessé, il se réfugie avec elle chez les Winslow qui le soigne. Julie Ann tente de s'emparer de leur butin pour repartir mais ce geste convainc Wes qu'elle n'est pas faite pour lui. Avec Carolina, il reprend sa cavale, poursuivi par le shérif et plusieurs hommes armés, guidés par des pisteurs indiens... 

Colorado Territory présente une particularité peu commune puisqu'il s'agit d'un remake du film noir La Grande évasion (High Sierra, 1941, avec Humphrey Bogart et Ida Lupino)... Déjà réalisé par Raoul Walsh ! L'histoire a "juste" été adaptée dans le cadre d'un western, mais bénéficie auprès de cinéphiles avertis (Martin Scorsese en premier) d'une excellente réputation comme la première version. J'ai donc profité de sa diffusion dans l'après-midi sur Arte pour le découvrir. 

On pourra légitimement s'étonner que les scénaristes de l'original - rien moins que W.R. Burnett et John Huston - ne figure pas au générique de ce western, mais le plus épatant reste qu'une troisième version en sera tirée, en 1955, avec La Peur au ventre (I Died a Thousand Times, de Stuart Heisler, avec Jack Palance et Shelley Winters). Aura-t-on droit à un quatrième film inspiré par La Fille du Désert un jour ?

C'est un film curieux, où on sent les réécritures et le travail d'adaptation, mais plus encore par son traitement : lorsque le récit débute, on croit avoir affaire à un western plutôt léger, puis, progressivement, il mute en une romance lyrique et s'achève tragiquement. Ces ruptures de ton constituent à la fois sa qualité première (on ne sait jamais à quoi s'attendre) mais aussi sa limite majeure (on se demande si les auteurs savent vraiment ce qu'ils veulent faire de cette histoire).

Par ailleurs, le titre français (mais aussi celui de la v.o., qui suggère à la fois le territoire de l'Etat du Colorado et celui du personnage de Colorado - rebaptisée Carolina en v.f.) indique que la véritable héroïne est la métisse sensuelle et farouche et non l'outlaw Wes McQueen. Cette femme fatale évoque celui de Pearl Chavez, incarnée par Jennifer Jones trois ans auparavant dans le passionnel Duel au soleil de King Vidor, mais il est difficile de réprimer son amusement en découvrant Virginia Mayo dans ce rôle. Non pas qu'elle manque d'érotisme, mais avec une couche de fond de teint pareille (visible même en noir et blanc) et les lèvres outrageusement peintes, elle ressemble plus à une mauvaise caricature qu'à la créature à la fois sauvage, fragile et incendiaire qu'elle est censée représenter. 

Ce miscast est d'autant plus déplorable que sa rivale est interprétée par la superbe Dorothy Malone, qui aurait été bien plus crédible qu'elle ne l'est en fille à papa déplorant de vivre dans un trou perdu. Ajoutez à cela le manque de charisme des complices du héros et des seconds rôles en général, et vous mesurez mieux ce qui ne fonctionne pas - ou mal - dans ce western. 

Mais, heureusement, il y a Joel McCrea : récemment, lors d'une discussion, quelqu'un estimait que cet acteur était méconnu et mésestimé, notamment par rapport à Bogart, dont il reprend ici le rôle. J'aime beaucoup "Bogie", malgré son jeu un peu rigide et son emploi répétitif (le gars revenu de tout, sarcastique et dur), mais il évident ici que McCrea compose son personnage avec beaucoup d'allure. Si, comme Gary Cooper, il a trop de classe naturelle pour faire un bandit vraiment menaçant et détestable, il apporte à Wes McQueen une humanité et une sensibilité qui traduisent bien les déchirements qui l'animent, celle d'un fugitif qui, pour espérer refaire sa vie, doit une dernière fois accepter un sale boulot. L'acteur parvient à communiquer son malaise et le fatalisme qui l'accablent avec subtilité, dominant une distribution bien moins bonne que lui. 

Le scénario de John Twist et Edmund H. North est inégal, parfois trop bavard et lent, parfois étonnamment tendu, avec des ambiances fortes (le quotidien des bandits dans la ville fantôme, la cavale finale). Vers la fin, avec un moralisme pesant et inutile, la religion s'invite comme pour annoncer une issue dramatique et souligner l'aspect romantique, mais Raoul Walsh est bien plus inspiré en insistant, avec sa mise en scène nerveuse, brute, implacable. En quelques plans, il en dit plus long et bien mieux sur ce qui attend ces amants maudits (magnifique dernier plan où leurs mains sont jointes), préfigurant même Bonnie and Clyde d'Arthur Penn d'une vingtaine d'années. 

La fille du désert souffre donc de défauts trop prononcés pour mériter son statut de classique ou même de film culte, mais réserve des fulgurances indéniables et permet de (re)découvrir un fabuleux acteur en la personne de Joel McCrea.

jeudi 21 juillet 2016

Critique 957 : MAVERICK, de Richard Donner


MAVERICK est un film réalisé par Richard Donner, sorti en salles en 1994.
Le scénario est écrit par William Goldman, d'après la série télévisée créée par Roy Huggins (1957). La photographie est signée Vilmos Zsigmond. La musique est composée par Randy Newman.
Dans les rôles principaux, on trouve : Mel Gibson (Bret Maverick), Jodie Foster (Annabelle Bransford), James Garner (Zane Cooper), Alfred Molina (Angel), James Coburn (Commodore Duvall), Graham Greene (Joseph), Danny Glover (le chef des bandits).
*
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Bret Maverick, chevauchant sa monture Hollie, est pendu par Angel, un mexicain rancunier qu'il a ridiculisé, en plein désert. Pour inciter le cheval de son ennemi à détaler après leur départ, les malfrats jettent un sac rempli de serpents à côté de lui. Maverick se souvient alors que ses ennuis ont véritablement débuté une semaine auparavant...
 Bret Maverick, Annabelle Bransford, Johnny Hardin et Angel
(Mel Gobson, Jodie FosterMax Perlich et Alfred Molina)

Quand il est arrivé à Crystal River, un patelin, Maverick n'avait pas fière allure avec son âne, mais il avait un objectif clair : gagner aux cartes assez d'argent pour s'inscrire à un tournoi de poker quelques jours plus tard. Au saloon, il prend une chambre puis s'installe, le soir venu, à une table où une partie est engagée. Il fait la connaissance de Annabelle Bransford, une jolie tricheuse, qui se prétend veuve, et de Angel, un mexicain susceptible.
Après avoir promis de perdre pendant une heure, Maverick ratisse ses adversaires. Sa chance insolente lui vaut d'être défié par Johnny Hardin, un redoutable pistolero, par qui il ne veut pas risquer de se faire tuer. Pourtant, Bret impressionne la tablée en prouvant qu'il dégaine encore plus vite que son concurrent. Peu après que la partie ait repris, une bande d'hommes vient lui chercher des noises et il les attire dehors pour régler ça aux poings.
Contre toute attente, esquivant aussi bien les coups de ses assaillants que leur en distribuant, il les fait battre en retraite. Angel et Annabelle, spectateurs aux premières loges, sont impressionnés.
Lorsqu'il va se coucher enfin, Maverick reçoit la visite de Annabelle avec qui il échange un baiser passionné. Mais il s'aperçoit qu'elle lui a volé son portefeuille et la rattrape, menaçant de la dénoncer au shérif pour l'obliger à laver sa chemise porte-bonheur.
Le lendemain matin, alors qu'il récupère son linge, trop amidonné et rétréci, Maverick monte juste à temps dans la diligence où embarque aussi Annabelle. Mais la jeune femme reçoit la protection d'un vieux marshall, Zane Cooper.
 Bret Maverick, Zane Cooper et Annabelle Bransford
(Mel Gibson, James Garner et Jodie Foster)

Le voyage qui doit emmener le trio de passagers jusqu'au bateau à vapeur "Lauren Belle", où se déroulera le tournoi de poker, ne va pas être de tout repos : le cocher de la diligence meurt, le véhicule manque de chuter dans un canyon, une caravane de migrants soi-disant détroussés par des indiens oblige Maverick à parlementer avec le chef Joseph - en vérité, une de ses connaissances, qui lui doit mille dollars, qu'il va soutirer à un duc russe campant dans la prairie pour chasser...
En reprenant la route pour rejoindre Annabelle et Zane, Maverick est donc piégé par Angel, payé par un mystérieux commanditaire pour empêcher Bret d'arriver au tournoi.
Bret Maverick et le Commodore Duvall
(Mel Gibson et James Coburn)

Mais la chance est avec Maverick. Il retrouve Annabelle sur le "Lauren Belle" et s'inscrit avec elle au tournoi. L'organisateur est le Commodore Duvall et le gain total promis au vainqueur s'élève à 500 000 $, gardé par le marshall Zane Cooper.
Toutefois, le déroulement et l'issue de ce championnat seront semés de surprises...

Concilier le western et le feel-good movie est l'exercice auquel s'est prêté le réalisateur Richard Donner aux commandes de ce film inspiré de la série télé Maverick, produite en 1957 par Roy Huggins en 1957 mais inédite en France. Déjà, à l'époque, elle fut conçue comme une réponse aux classiques du genre incarnés par John Wayne, glorifiant la légende de l'Ouest et le mythe du cowboy avec un héros qui était un joueur de poker goguenard.

Pour mener ce projet à bien, le cinéaste a disposé des moyens nécessaires, fort des succès des trois Arme Fatale, avec, déjà, Mel Gibson, la star d'origine australienne révélé au début des années 80 dans Mad Max. Le script a été confié aux bons soins de William Goldman, détenteur de deux "Oscar" pour les scénarios de Butch Cassidy et le Kid (George Roy Hill, 1969) et Les Hommes du Président (Alan J. Pakula, 1976) : le résultat est jubilatoire, parfait dosage de comédie et de far-west, déroulé durant 120' sans temps mort.

Le film est par ailleurs superbement photographié, dans des décors naturels (dont un authentique bateau-vapeur, le "Portland"), par le génial Vilmos Zsigmond (Delivrance de John Boorman en 73, L'Epouvantail de Jerry Schatzberg en 73, Rencontres du troisième type de Steven Spielberg en 77, Voyage au bout de l'enfer de Michael Cimino en 78...) et qui est mort au début de cette année.

Toute l'histoire est fondé sur le thème du masque : aucun des personnages n'est ce qu'il prétend être initialement - Maverick se décrit comme un lâche qui ne veut que jouer mais il est aussi un tireur émérite et un observateur aussi minutieux que superstitieux, Annabelle n'est pas une veuve qui joue pour le plaisir mais une tricheuse flambeuse et une voleuse incorrigible, Zane Cooper... Non, je n'en dirai pas plus. Ce serait un mauvais coup à infliger à ceux qui n'ont jamais vu le film que d'en dévoiler toutes les surprises.

Richard Donner s'amuse avec les codes du western mais aussi avec sa propre filmographie - ainsi savoure-t-on un irrésistible clin d'oeil à L'Arme fatale dans une scène où Mel Gibson est braqué par un bandit interprété par Danny Glover, son partenaire dans ledit long métrage, qui s'enfuit ensuite en prononçant sa célèbre réplique ("je suis trop vieux pour ces conneries !") - et d'oeuvres culte - les retrouvailles de James Garner avec Maverick qu'il incarnait dans la série télé, avec James Coburn qui faisait partie comme lui du casting de La Grande évasion, la présence d'innombrables comédiens associés au genre dans de petits rôles. Même quand il aborde la question des indiens, le récit le fait avec une décontraction ironique qui déjoue les conventions (tout le passage avec le chef indien Joseph, joué par Graham Greene, encore plus filou que les blancs, est si drôle qu'on lui pardonne d'être un peu trop long).

Par bien des aspects, en fait, Maverick fait penser, pour un fan français de western, non pas à une production américaine, mais à Lucky Luke, tel que l'écrivait Goscinny et la dessinait Morris : on y retrouve cette même dérision, la même succession de clichés habilement détournés, de moments-clé ponctuant l'action - il y a même une scène en particulier qui semble tout droit sortie d'un album de la BD quand Bret, en ripostant contre des déserteurs déguisés en peaux-rouges, tire 14 fois avec son colt sans le recharger (impossible alors de ne pas repenser à ce dialogue où Lucky Luke, interrogé à propos de moment où il remplit son barillet, répond : "après chaque album."). 

On se demande pourquoi Hollywood produit si peu de westerns quand ceux qui s'en emparent aujourd'hui l'explorent avec autant de diversité (qu'il s'agisse de Kevin Costner, Clint Eastwood, Ed Harris, Joel et Ethan Coen) : cela prouve que c'est un genre inspirant des artistes différents et appréciés par les acteurs.

Et justement, les prestations de Mel Gibson (monté sur ressorts, cabotinant comme le ferait Cary Grant, tout en sourire charmeur et yeux qui roulent), de James Garner (matois au possible), James Coburn (épatant en vieux renard), Alfred Molina (impeccable en canaille) et surtout Jodie Foster (rayonnante dans un registre humoristique et adorable peste) prouvent que tout ce beau monde s'est visiblement régalé.

Accompagné par une plus que parfaite partition de Randy Newman, Maverick est comme un bon vin (ou un bon whisky, old chap'), vieillissant fort bien, supportant sans problème d'être revu.