mardi 5 juillet 2016

Critique 940 : LE CASSE, de David Goodis


LE CASSE (en v.o. : The Burglar) est un roman écrit par David Goodis, traduit en français par L. Brunius, publié en 1954 par les Editions Gallimard (repris en "Folio).

Nathaniel Harbin, orphelin à seize ans, a été receuilli par Gerald Gladden qui l'a formé comme cambrioleur. Lors d'un vol apparemment banal pourtant, à cause d'une alarme discrètement placé, Gerald est surpris et abattu par la police tandis que Harbin réussit à fuir avec la fille de son mentor, de dix ans sa cadette, et qu'il rebaptise Gladden. Il place en pension pendant les cinq années où il est mobilisé dans l'armée.
A son retour, Harbin retrouve Gladden et fait équipe avec elle, Joe Baylock et Dhomer pour de nouveaux cambriolages. Cette nuit-là, ils entreprennent de dévaliser une maison des beaux quartiers de Philadelphie, où la jeune femme a effectué des repérages en étant engagée par les propriétaires. Le casse est compromis un moment par la patrouille de deux flics que Harbin parvient à éloigner en leur racontant que sa voiture est en panne.
Une fois leur butin (des émeraudes) estimé et ayant convenu qu'ils ne dépenseront pas l'argent qu'ils en tireront auprès d'un fourgue avant plusieurs mois, Harbin envoie Gladden en vacances à Atlantic City. Le soir venu, il rencontre dans un restaurant une femme, Della, qui l'invite chez elle et avec qui il passe la nuit - suffisant pour le convaincre de partir avec elle, une fois qu'il aura averti ses acolytes.
Mais Harbin va découvrir, après qu'elle ait reçu une mystérieuse visite nocturne et qu'il l'ait suivie le lendemain lors d'une sortie en ville, que Della est la complice d'un des deux policiers qu'il a rencontré la nuit du casse.
Convaincu que Gladden est en danger, il part la rejoindre à Atlantic City avec Baylock et Dohmer. Mais personne ne sortira indemne de cette aventure...    
David Goodis

Lire ou (re)lire Le Casse, c'est découvrir un concentré de la littérature de son auteur, David Goodis, un autre de ces maîtres de la "série noire" à la carrière tragique et météorique, mais c'est surtout (re)découvrir un chef d'oeuvre du genre.

Le décor dans lequel débute et se déroule la majeure partie de l'histoire de The Burglar (soit le cambrioleur - pourquoi ne jamais avoir traduit simplement ce titre ? Il est écrit à un moment-clé qu'il ne s'agit pas seulement d'une activité coupable mais d'un job enseigné au héros par son mentor avec le souci de l'exercer rigoureusement, en étant honnête vis-à-vis de ce et ceux qu'il implique) est familier à son auteur, né en 1917 et mort en 1967 à Philadelphie. Un demi-siècle d'existence fulgurante pour cet étudiant, de nature timide et solitaire, qui décrocha en 1938 un diplôme de journalisme. A la même époque, il publie ses premières fictions, remarquées par Hollywood, où il part s'installer en 1946 pour devenir scénariste. Mais, comme beaucoup d'autres, il ne s'y épanouit pas et rejoint sa ville natale : déçu par son expérience au sein des grands studios de cinéma, il a déjà sombré dans l'alcoolisme, ce qui l'isole encore davantage socialement, jusqu'à la clochardisation et des arrestations répétées pour vagabondage. 

Pourtant, l'envie d'écrire ne l'a jamais abandonné et en une vingtaine d'années jusqu'à la fin de sa vie, il produit une oeuvre remarquable, peuplée de héros poursuivis par la malchance : Cauchemar (1949), Vendredi 13 (1955), Sans espoir de retour (1956), Tirez sur le pianiste ! (1957), La Nuit tombe (1967).

Le casse a connu deux adaptations cinématographiques : la meilleure, intitulée justement Le Cambrioleur, réalisée par Paul Wendkos (1957, avec Dan Duryea et Jayne Mansfield), et une autre, aux libertés discutables, par Henri Verneuil (1971, avec Jean-Paul Belmondo et Omar Sharif). Mais, en vérité, aucun de ces films n'a su rendre justice à ce diamant noir.

La prose de Goodis est d'une densité extrême (le livre compte juste 180 pages) mais est surtout portée par un vrai romantisme étonnant, exacerbé justement par la concision du traitement de l'intrigue, l'intensité des relations des personnages, l'ambiance à la fois tendue et suspendue. L'auteur n'hésite pas par ailleurs à briser le rythme de son récit : alternant avec des scènes répondant aux clichés du genre (le cambriolage accompli par une équipe réduite dans laquelle chacun a un rôle précis, exécuté au terme d'une longue préparation ; une fusillade terrible qui éclate à la suite d'un banal contrôle routier par la police), d'autres passages détaillent le passé du chef du gang, Nathaniel Harbin, dont la jeunesse - il n'a que 34 ans - détonne avec sa maîtrise de voleur - acquise depuis l'âge de 16 ans ou les sentiments suscités par les femmes (la relation trouble entre Harbin et Gladden - elle est amoureuse de lui, il l'aime d'abord à la fois comme un père et un frère avant d'admettre qu'il en est lui aussi amoureux ; la passion instantanée de Harbin et Della - qui d'abord le manipule puis avouera l'aimer sincèrement mais en le désirant de manière exclusive).

Goodis exprime aussi superbement les temps morts : ainsi n'évite-t-il pas d'écrire sur les longues heures où les cambrioleurs ne font rien, contraints à l'attente, à la cohabitation, tourmentés par le fait qu'ils ne peuvent jouir de leur butin rapidement, composant difficilement avec les caractères des uns et des autres (à l'image de Joe Baylock, constamment en train de se plaindre et irritant ainsi Dohmer comme Harbin). En refusant certaines ellipses, l'auteur nous fait ressentir très efficacement que toute l'existence de ces personnages tourne autour du casse - avant et après sont des périodes d'attente, les repérages, l'élaboration du plan, puis l'estimation des gains, la résignation de ne pas en disposer tout de suite. Le cambriolage est le seul moment où le groupe est soudé car chacun désire la même chose (réussir le coup). Tout le reste n'est qu'une addition de frustrations, dont la verbalisation est violente.

Goodis est aussi audacieux quand, arrivé au terme du premier tiers de son intrigue, il entraîne le récit dans une direction inattendue (la rencontre, la liaison et l'escapade de Harbin et Della). La vitesse avec laquelle il orchestre cet enchaînement nous fait immédiatement deviner ce que de deuxième acte a de suspect : il est évident qu'avec l'entrée en scène de Della se trame autre chose. Encore une fois, le romancier brise la ligne narrative, en casse le déroulement convenu, tout en suggérant que par cette cassure même, un troisième acte se prépare, découlant directement des deux premiers alors que rien ne semble les relier.

Dans son dernier tiers, en effet, Goodis rassemble ses pions et le destin est en marche. A mesure que les éléments se rapprochent, une ombre funeste les recouvre : il ne fait guère de doute que tout cela va mal finir, à tout le moins que tout le monde ne s'en sortira pas. Selon qu'on soit familier de l'oeuvre de l'auteur, on comprendra plus ou moins vite la nature du dénouement. Mais il n'y a pas besoin d'être un expert pour localiser l'inspiration de Goodis : son style mélancolique, l'atmosphère crépusculaire (ses meilleurs opus saisissent la fin du parcours de ses personnages) de l'histoire, le caractère hantée des protagonistes accablés par le sort (particulièrement remarquable à la fin quand Harbin prend conscience d'à quel point Gerald Gladden, son mentor, a guidé sa vie, influé sur ses choix, pesé sur ses sentiments), tout ça confirme son registre romantique. 

Les ultimes pages, des chapitres courts et poignants, où les amants communient dans une fuite nocturne à la nage, transcendent le polar pour atteindre la puissance de la tragédie, la beauté d'un conte féerique et triste.

David Goodis est aujourd'hui un écrivain oublié dans son propre pays (contrairement à d'autres ténors du roman noir, comme Dashiell Hammett, Raymond Chandler ou William Irish, que le cinéma a immortalisé, même si parfois les spectateurs méconnaissent ou ignorent qu'ils ont écrit les histoires ayant inspirés de grands classiques du 7ème Art) et même en Europe (où le polar a des aficionados curieux d'auteurs datés). C'est une injustice qu'il serait bon de voir réparé, en commençant, par exemple, par (re)découvrir ce magnifique Casse.    
*
Avec son intrigue sans happy end, peu de chance (hélas !) que cet opus fasse un jour l'objet d'un remake, qui plus, enfin, à la hauteur des efforts de Goodis. Mais si cela devait se produire, voilà qui j'aimerai voir incarner cette histoire : 
 Chris Hemsworth : Nathaniel Harbin
 Bella Heathcote : Gladden
 Jaimie Alexander : Della
 Enrico Colantoni : Joe Baylock
 Thomas Haden Church : Dohmer
Adam Scott : Charley Hacket/Finley

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