Pour ce sixième épisode de Heroes in Crisis, le lecteur est gâté car Tom King retrouve son dessinateur de Mister Miracle, Mitch Gerads (Clay Mann ne signe que deux pages). On s'attend donc, et on obtient un numéro pas comme les autres pour une saga elle-même atypique. L'intrigue conserve son secret intact (un exploit) mais demeure aussi captivante.
Trois patients du Sanctuaire, avant le massacre qui y a eu lieu, s'interrogent, lors de leurs "sessions", sur la notion de sauver. Les héros sauvent des innocents. Se sauvent-ils aussi par la même occasion ? Ou se perdent-ils dans cette activité sans fin ?
Gnarrk est un homme préhistorique qui est revenu à la vie à l'ère moderne. Il se rappelle du temps où il voyageait à dos de mammouth et se battait d'abord pour survivre, face aux bêtes sauvages et les autres hommes.
Wally West, lui, est revenu aussi d'entre les morts et a incarné pour cela l'espoir pour tous ses pairs. Mais son appréciation était différente car il avait perdu sa femme et ses enfants - une peine insurmontable, une solitude hantée.
Harley Quinn s'est incrustée au Sanctuaire sans y être invitée ni inscrite, pour voir son amie Poison Ivy. Celle-ci lui a fait profiter de la technologie de l'endroit pour qu'elle tente de se désintoxiquer du Joker.
Puis l'alarme a retenti, sommant les patients de quitter le Sanctuaire. Harley est restée derrière puis, quand elle est sortie, elle a surpris Booster Gold qui tuait Wally West. Si un héros tue ses semblables, qui sauvera les héros ?
Comme pour le #3, illustré par Lee Weeks, Tom King a su moduler son récit afin que le remplaçant provisoire de Clay Mann (qui ne signe que les première et dernière pages) s'intègre à la saga sans que le lecteur soit perturbé.
Cela ne signifie pas pour autant que la présence de Mitch Gerads, appelé en renfort pour soulager Mann, aboutit à un épisode bouche-trou, pour gagner du temps. Le scénariste en profite à nouveau pour revenir sur le lieu du crime et interroger à la fois les victimes et le lecteur sur ce qui a causé le massacre du Sanctuaire.
Mais King ne dévoile pas (pas encore) qui a fait quoi et pourquoi. Depuis que l'histoire a débuté, on l'a vu, l'auteur de Heroes in Crisis néglige volontiers le travail d'enquête classique. Contrairement à Identity Crisis ( de Brad Meltzer), auquel on la compare souvent à tort, l'intrigue esquive le cliché des super-héros rassemblés pour percer le mystère d'un crime multiple. Batman et Flash ont bien été montrés en train de relever des indices, d'inspecter l'endroit, mais guère plus.
On peut s'étonner de cette apparente désinvolture, du fait que de fins limiers ne soient pas convoqués pour résoudre cette énigme, surtout quand on sait le nombre de victimes, la violence de l'attaque, l'impact dans la communauté super-héroïque et dans l'opinion publique (maintenant que les faits ont été révélés aux médias). C'est un vrai pari narratif, qui explique sans doute les réactions très divisés des fans.
Mais en vérité tout procède chez King d'une volonté de laisser travailler le lecteur justement, de ne rien lui asséner, ou du moins de le laisser gamberger, phosphorer. Chacun peut (ou non) émettre des hypothèses, parier sur le coupable, son mobile. Mais King brouille à plaisir les cartes, suggérant même que toute une partie de ce qu'on a lu est peut-être une hallucination ( après tout les deux suspects sont une folle et un voyageur temporel à la masse). Mais, pour qui accepte ce dispositif, Heroes in Crisis est une expérience passionnante, qui révolutionne sans en avoir l'air les traditionnels events en écartant tout ce qui en fait le folklore (le casting foisonnant, les bastons spectaculaires, la démesure... Au profit d'une réflexion sur le traumatisme, la culpabilité...).
King cite, dans le texte, Keats, Rousseau, Darwin, Platon, évoque la solitude, la toxicité de la vie de héros. En vérité, tous sont des êtres cassés, et les patients du Sanctuaire sont ceux qui le reconnaissent, même s'ils l'avouent parfois difficilement, laborieusement. Admettre qu'on se bat en sachant qu'on ne sauvera pas tout le monde, qu'on est même la première victime de cette activité, qu'il devient impossible de dissocier sa vie sociale de son existence de héros, qu'on est créé parfois par le mal qu'on combat, ou qu'on peut regretter une vie où on était la cible et pas celui qui empêche des drames, tout cela n'est pas simple. Gnarrk l'homme des cavernes, Wally West, Harley Quinn en témoignent, et King parvient à rendre leurs paroles poignantes, troublantes.
Comment dès lors imaginer qu'un autre que Mitch Gerads dessine cet épisode ? Après avoir si bien contribué à traduire le flou de Mister Miracle, il était programmé pour ce numéro tout entier construit autour de l'appréciation des choses et de soi.
L'artiste n'a pas à composer avec un découpage aussi rigide que sur la maxi-série Mister Miracle, mais il sait trouver le cadre, l'angle de vue justes pour souligner le malaise grandissant de ce chapitre. Les accolades données à Wally West, symbole d'espoir quand lui-même est désemparé par la perte de sa famille ; les pérégrinations de Gnarrk philosophant sur son passé difficile mais simple dans la préhistoire ; ou l'auto-perdition dont Harley Quinn prend la mesure dans le sillage de la thérapie suivie par Poison Ivy, sont autant d'expressions auxquelles les dessins de Gerads procurent une forme, une intensité, une densité épatantes.
En captant un regard effrayé, las ou au bord des larmes, un geste trahissant le désarroi, le fatalisme ou la sidération, Gerads complète admirablement la partition de King. Et lorsqu'à l'avant-dernière page, Harley surprend Booster Gold, on en est quitte pour de nouveaux doutes sur qui a fait quoi et pourquoi.
Bien malin qui peut affirmer l'identité du coupable et son mobile. En revanche, ce qu'on sait, c'est que Heroes in Crisis risque de perturber durablement les amateurs de sagas fédératrices - et, peut-être, qui sait, si les autres scénaristes prennent en compte ce qu'a mis en place King (à l'instar des auteurs de Green Arrow par exemple), les héros DC eux-mêmes. Pensez : un event qui aurait de vraies conséquences durables...
La variant cover de Ryan Sook.
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