Les hasards du calendrier veulent que j'écrive cette critique juste après qu'Olivia Colman ait reçu l'Oscar de la meilleure actrice : la récompense ne pouvait guère échapper à la britannique à laquelle The Favourite offre un somptueux écrin. Pourtant le film de Yorgos Lanthimos est loin d'être l'oeuvre féministe que beaucoup prétendent : c'est un diamant noir sur la vengeance et une farce aigre sur le pouvoir.
Sarah et la reine Anne (Rachel Weisz et Olivia Colman)
1708. La France est en guerre contre l'Angleterre. La reine de Grande-Bretagne, Anne, dirige son pays depuis un château de province, mais préfère s'amuser et soigner ses lapins que se mêler de politique. Elle laisse cela à sa dame de compagnie, la duchesse de Malborough, Sarah Churchill, dont le mari est au front et qui est l'ennemie du chef de l'opposition au Parlement, Robert Harley, qui, lui, trouve ce conflit trop honéreux.
Sarah et sa cousine Abigail (Rachel Weisz et Emma Stone)
Entre alors en scène Abigail Hill, lointaine cousine désargentée de Sarah qui lui a promis une place de servante au château. La jeune femme, qui souhaite retrouver son rang parmi la noblesse, sait vite se rendre indispensable en soulageant la reine d'une crise de goutte. Harley le remarque et cherche à s'en faire une alliée pour espionner Sarah et penser dans les débats.
le chef de l'opposition au Parlement Robert Harley (Nicholas Hoult)
Ignorant cela et mésestimant dangereusement l'ambition de sa cousine, Sarah fait de Abigail sa femme de chambre. Lorsque cette dernière surprend la reine au lit avec la duchesse, elle décide de séduire Anne à tout prix. Aussi profite-t-elle des absences fréquentes de Sarah, accaparée par les séances au Parlement, pour se rapprocher de la reine.
Abigail et Sarah : "Nous allons faire de vous une tueuse."
Lorsque Sarah se rend compte du succès des manoeuvres d'Abigail, il est trop tard : Anne a changé d'amante et refuse de la congédier. La jeune femme, vigilante, empoisonne la duchesse avant qu'elle ne parte en promenade dans la forêt voisine à cheval. Elle chute de sa monture qui la traîne jusqu'à un bordel dont la tenancière la soigne pour mieux la prostituer ensuite.
Abigail
Contrariée puis vexée, car certaine que Sarah ne donne plus signe de vie par jalousie, la reine s'en remet totalement à Abigail. Celle-ci obtient un mariage avec Samuel Masham, qui la protégera, et complote pour que Anne intervienne au Parlement pour abréger la guerre comme le souhaite Harley.
La reine Anne
La reine change de premier ministre et promeut Harley qu'elle charge de négocier un traité de paix avec les français. Sarah reparaît mais constate que la situation a changé irrémédiablement pour elle. Elle joue son va-tout en menaçant la reine d'un scandale en révélant leur liaison sexuelle, mais Anne, soutenue par Abigail, réplique en ordonnant le bannissement de la duchesse et son mari, sur la foi de fausses accusations de détournement de fonds publics destinés à l'armée en campagne.
Sarah et la reine Anne
Sarah, déchue, accepte son sort. Abigail s'étonne de son manque de réaction mais s'apercevra bien vite qu'elle a hérité d'une place ingrate, auprès d'une régente dont la santé est de plus en plus fragile et le caractère de plus en plus cruel.
Abigail et la reine Anne
On peut comprendre facilement le malentendu suscité par le film : une histoire en costumes avec trois femmes puissantes dans les rôles principaux, voilà qui ressemble en effet fort à un cadeau rare pour ses interprètes et un geste politique dans l'ère post-#metoo. Pourtant, la lecture du long métrage de Yorgos Lanthimos ne laisse aucun doute sur l'objectif du cinéaste, dont l'oeuvre ne brille pas par l'optimisme et dont le style emprunte plus à la fable trouble qu'à la revendication claire et politiquement correct.
En vérité, le cadre historique apparaît comme un prétexte : l'intrigue aurait la même perversité à d'autres époques. Sous les perruques et le fard, les personnages sont juste plus grotesques et leurs manoeuvres plus codifiées dans les décors d'un château et d'une cour. Grattez à peine ce vernis et vous en verrez vite toute la vermine, toute la déliquescence funèbre.
The Favourite est un donc un film sur la vengeance et l'ambition. Tous les coups (bas) y sont permis pour arriver à ses fins, qu'il s'agisse de garder sa place, de reconquérir son rang, d'influencer une reine, de prétendre épargner le petit peuple tout en s'adonnant à des jeux et festins ruineux ou en envoyant des hommes au champ d'honneur pour le simple plaisir d'humilier un ennemi déjà vaincu.
Le parallèle entre la guerre franco-britannique (qu'on ne voit jamais) et les coups fourrés de la cour est éloquent : pas de victoire totale sans disgrâce. Il faut que l'ennemi rende gorge et sorte du jeu exsangue. Le scénario de Deborah Harris et Tony McNamara privilégie le temps lent de conquêtes aigres, de méchancetés mesquines, aux coups d'éclat. Nous assistons à la fin d'un monde, d'une certaine idée du règne en compagnie de cette régente malade, qu'on plaint des outrages qui l'accablent (la perte de plusieurs enfants morts-nés ou en bas âge, la maladie, la vieillesse) et qu'on trouve aussi répugnante, exaspérante, pathétique.
Lanthimos n'épargne personne dans sa comédie noire : ni la dame de compagnie impitoyable, ni la prétendante déclassée à sa place, ni cette reine capricieuse et finissante. Le réalisateur, avec le concours du chef opérateur Robbie Ryan, immortalise ce trio délétère dans un château constamment plongée dans les ténèbres, et il use d'objectifs qui anamorphosent l'image (le fameux effet "fish eye", déformant les bords du cadre comme lorsqu'on regarde à travers un judas). On se croirait tour à tour dans une crypte ou un bocal, ce qui souligne la folie sournoise du lieu. La reine Anne d'ailleurs n'en sort jamais, à cause de sa santé, mais aussi parce qu'elle finit par ressembler à un gros insecte dans ce cocon aux allures de tombeau.
Que l'Académie des Oscar ait salué les trois actrices dans leur catégorie respectives (seconds rôles et rôle principal) est une évidence difficilemen contestable. Elles sont magistrales et Olivia Colman "performe" comme la favorite imparable qu'elle a été pour la statuette dorée : son numéro, à la fois outrancier et impressionnant, est de ceux que les américains adorent honorer, même si ce n'est pas d'une folle subtilité. En tout cas, Colman a fait un sacré chemin en peu de temps, depuis sa révélation tardive dans la série Broadchurch.
On pourra néanmoins préférer les interprétations moins spectaculaires mais plus nuancées de Rachel Weisz, extraordinaire en garce manipulatrice, et plus encore d'Emma Stone (qui aurait elle aussi mérité l'Oscar), en ambitieuse absolue - l'américaine confirme au passage qu'elle est une "voleuse" de scènes redoutable, entraînant souvent ses passages dans la comédie bouffonne de manière irrésistible puis assumant tout le pathétique et la vilainie de son personnage.
L'autre divine surprise vient de Nicholas Hoult, acteur sans relief, qui excelle ici en opposant sournois à la reine, emperruqué et maquillé comme un bouffon. Il éclipse sans peine le falôt Joe Alwyn.
The Favourite n'est jamais meilleur que quand il met en scène, sans voile, la canaille grotesque de ses protagonistes. Les femmes y sont au premier plan mais sans être flattées, bien au contraire : elles apparaissent bien pires, dans la déchéance comme dans la manipulation, que les hommes, ces pantins courtisans, qui les entourent. C'est une oeuvre noire, acide, et puissante.
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