lundi 29 avril 2019

LA DERNIERE CORVEE, de Hal Ashby


Personne n'en parle(ra) mais cette année Hal Ashby aurait eu 90 ans. Il est mort en 1988 après avoir brûlé la chandelle par les deux bouts, carrément exclu de la salle de montage de son ultime film (Huit millions de façons de mourir). Et pourtant, celui qui fut le monteur de L'Affaire Thomas Crown était un des cinéastes les plus importants de son époque, influence revendiquée de plusieurs réalisateurs renommés aujourd'hui (d'Alexander Payne à Judd Apatow). L'occasion de (re)voir son chef d'oeuvre, La Dernière Corvée, qui a le même âge que votre serviteur (une bonne année donc...).

Buddusky (Jack Nicholson)

Deux quartiers-maîtres de l'U.S. Navy, Bill Buddusky et Mulhall, reçoivent pour mission de convoyer à la prison militaire de Portsmouth un jeune marin, Lawrence Meadows. Il a été condamné à huit ans de détention pour avoir volé 40 $ destiné à une collecte de fonds contre la polio, bonne cause défendue par la femme de l'Amiral.  

Mulhall (Otis Young)

Les trois hommes partent de Norfolk en train et font connaissance durant le trajet : Mulhall dit "le Mule" est originaire de Bogalusa, près de la Nouvelle-Orléans, et s'est engagé dans la Marine pour entretenir sa mère ; Buddusky surnommé "Bad Ass" ("Baduc" ou "Trouduc") est divorcé et a fui une vie conjugale ennuyeuse.

Lawrence Meadows (Randy Quaid)

Meadows explique qu'il n'a pas voulu volé l'argent, il ne peut pas s'en empêcher : il est kleptomane, et son cas relève donc de la psychiatrie comme le comprennent Buddusky et Mulhall. A Washington, ils s'offrent un gueuleton en attendant leur correspondance. Buddusky a l'intention de prendre son temps puisque l'Etat-Major leur a donnés cinq jours pour livrer le prisonnier, tandis que Mulhall préférerait se débarrasser rapidement de cette corvée. Mais les ruses de Buddusky réussissent à leur faire rater leur train et ils sont obligés de passer la nuit dans un hôtel où ils se soûlent à la bière. Ivre mais lucide, Buddusky exprime sa haine de l'armée et de sa discipline. 

La jeune prostituée et Meadows (Carol Kane et Randy Quaid)

Le lendemain, Buddusky convainc Mulhall de faire un crochet par Camden pour que Meadows puisse dire "au revoir" à sa mère, mais celle-ci est une alcoolique et s'est absentée. Ils se replient à la gare où ils infligent une correction à trois soldats qui se sont moqués de leur uniforme de marins. Arrivés à Boston, Buddusky entraîne Mulhall et Meadows dans une tournée des bars où il arnaque un client en jouant aux fléchettes, offre une gourmette à Lawrence, lui achète des magazines pornos, puis s'incruste avec ses deux amis dans une soirée de jeunes religieux. Donna, l'hôtesse, suggère à Meadows de s'échapper au Canada, pendant que Buddusky drague une fille prénommée Nancy et que Mulhall doit supporter un hippie anti-militariste et anti-Nixon. 


Après cette soirée, les trois hommes arrivent enfin à Portsmouth : Buddusky veut déniaiser Meadows et l'emmène avec Mulhall dans un bordel où il passe la nuit avec une jeune prostituée. Le lendemain, en attendant 18 heures, ils se font cuire des hot-dogs (ou plutôt des saucisses, car Buddusky a oublié d'acheter du pain) dans un parc enneigé. Meadows tente de fuir avant d'être rattrapé par Buddusky qui le frappe.


Une fois à la prison, le jeune marin est immédiatement incarcéré. L'officier de la maison d'arrêt ayant remarqué les blessures du détenu interroge ses deux convoyeurs mais ceux-ci n'accepteront de répondre à ce sujet qu'au Commandant de la base. Ils repartent donc pour Norfolk, tranquilles, mais dégoûtés par leur mission car sachant que Meadows ne tiendra jamais le coup pendant huit ans.

Hal Ashby n'est guère plus connu aujourd'hui que des cinéphiles : mort en 1988, à 59 ans, ce cinéaste doit son plus grand succès au cinéma à son adaptation de Harold et Maud (1971), même s'il a aussi dirigé Jane Fonda dans Retour (78) avec un Oscar à la clé pour la star, le couple Warren Beatty et Julia Christie dans Shampoo (75) et Peter Sellers dans Bienvenue Mister Chance (79). Avant cela, Ashby fut un monteur réputé : c'est lui qui "édita" Le Kid de Cincinnatti (65) et L'Affaire Thomas Crown (68) de Norman Jewison. Mais quand il passa derrière la caméra, il eut toujours des difficultés à financer ses projets et accepta souvent des commandes. 


C'était un artiste étonnant en vérité : né dans une famille de mormons, il fugua de l'Utah jusqu'en Californie dans les années 50 où il galéra longtemps avant de trouver un boulot. Rien ne laissait espérer qu'il gagnerait un Oscar pour le montage de Dans la chaleur de la nuit (67), mais par contre il devint un observateur sensible de l'évolution de la société américaine. Avec sa dégaine de hippie, son addiction à l'alcool et aux drogues, son tempérament volcanique, c'était un vrai marginal, allergique au système hollywoodien : ce que traduit précisément La Dernière Corvée

L'histoire est adaptée d'un roman de Darryl Ponicsan par le futur scénariste de Chinatown (75), Robert Towne. Celui-ci a su préserver l'intégrité des dialogues dont le langage cru offusquait les patrons de studios, bénéficiant du soutien de Jack Nicholson pour qui le premier rôle était prévu. Le résultat est encore aujourd'hui d'une étonnante modernité, à la fois drôle et touchant, tout en transgressant les codes de ce qu'on appelait pas encore un road movie.

Ashby y met en scène trois hommes en lutte, comme lui-même, avec leur hiérarchie : Buddusky et Mulhall ne veulent pas de la corvée qu'on leur confie, mais s'y résignent en attendant leur affectation, et en cours de route ils sympathiseront avec leur prisonnier. Meadows apparaît immédiatement comme une victime d'un système absurde : il écope d'une peine écrasante pour un délit dérisoire et qu'il a commis sans intention crapuleuse puisqu'il est kleptomane. Plutôt que de se rebeller agressivement, les trois hommes vont transformer leur mission en escapade. Ce procédé se voit traduit dans la réalisation même : le cinéaste musarde, contourne, bifurque - la critique de l'époque n'appréciera pas cette apparente nonchalance (alors qu'en vérité, la forme est très soignée, le rythme très dosé), quand bien même Ashby était un artiste respecté par ses pairs (en qui il voyait un émule des réalisateurs de "la Nouvelle Vague" française, le modèle des auteurs du New Hollywood des années 70).

Même si le personnage de Buddusky domine le voyage, son exubérance ne transforme pas le récit en une fable loufoque : pour nuancer ce fort-en-gueule, Ashby s'attache à le montrer, lui et ses deux acolytes, dans des situations ordinaires - ils marchent, mangent, boivent, discutent, draguent, s'amusent, cherchent où dormir. La simplicité de l'action permet aussi de suggérer l'incertitude qui planait sur l'Amérique de 1973, avec le bourbier de la guerre du Vietnam - si Meadows va perdre sa jeunesse dans une prison, Buddusky et Mulhall risquent bien de partir combattre après leur mission. Cette menace est omniprésente et cette envie de se distraire une dernière fois traduit aussi l'appréhension des protagonistes de tout perdre bientôt.

The Last Detail est manifestement anti-militariste mais de façon habile, jamais frontale : si ces trois marins nous sont sympathiques, c'est d'abord parce qu'ils sont plus humains que les officiers brutaux et abrutis qui leur donnent des ordres ou les punissent de façon disproportionnée, quand il ne s'agit pas de jeunes administrateurs tatillons jouant au petit chef (scène jubilatoire dans le bureau du responsable de la maison d'arrêt à la fin où Buddusky et Mulhall sont intimidés avant de rabattre le caquet d'un fonctionnaire suspicieux). 

La direction d'acteurs laisse aux comédiens de l'espace (on peut deviner qu'ils improvisent parfois) au diapason de du filmage (avec une mise au point aléatoire, des cadres flottants, des fondus enchaînés), soulignant les ambiances, osant les ellipses. La photographie de Michael Chapman (qui apparaît aussi dans le petit rôle du chauffeur de taxi qui dépose les trois marins au bordel) possède un joli grain et saisit bien la saison hivernale qui oblige aussi les héros à bouger sans cesse pour ne pas avoir trop froid.  

La mélancolie gagne en importance au fur et à mesure que Buddusky, Mulhall et Meadows approchent de Portsmouth et sa prison : en chemin, le premier avouera son mépris pour les règles aliénantes de l'armée, le deuxième gagnera en souplesse et en compassion pour le troisième, reconnaissant envers ses convoyeurs (il refuse ainsi de s'échapper parce qu'il sait que ceux-ci seraient sanctionnés ensuite - sa seule tentative pour fuir est sans conviction et a lieu à la fin).  

Ashby a pu s'appuyer pour cette histoire sur trois comédiens extraordinaires. Rmarqué dans un petit rôle dans La Dernière séance (de Peter Bogdanovich, 1971), Randy Quaid est formidable dans la peau de Meadows, ce grand gamin qui va perdre à la fois ses illusions, sa virginité, et sa jeunesse. Mulhall est incarné par l'acteur noir Otis Young, issu de la télévision, et dont le jeu sobre mais la présence imposante figurent la sagesse dans ce trio. Enfin, il y a Jack Nicholson, tout bonnement grandiose, véritable grenade dégoupillée, renard roublard, à la fois attendri et dépité, hédoniste et insolent, mais qui ne fait jamais son numéro aux dépens de ses partenaires (son regard impuissant, désolé, quand les gardes emmènent Meadows en cellule à la fin est inoubliable) : le rôle lui vaudra le Prix d'interprétation à Cannes en 74, le BAFTA et le Golden Globe (mais pas l'Oscar ! L'Académie lui préférera Art Carney dans Harry et Tonto...). 

Cette ballade tristement drôle (et drôlement triste) mérite vraiment d'être (re)découverte (ressorti en salles il y a deux ans, le film était passé inaperçu). 

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