lundi 13 novembre 2023

THE KILLER : autoportrait de David Fincher ?


Mis en ligne vendredi dernier (10 Novembre), The Killer marque le grand retour derrière la caméra de David Fincher trois ans après son magnifique Mank, déjà pour Netflix. Désormais fidèle à la plateforme de streaming qui finance ses projets en lui laissant une liberté totale, le cinéaste adapte ici la bande dessinée de Matz et Jacamon et en tire une drôle de série noire en forme, peut-être, d'autoportrait.

Ce qui suit contient des SPOILERS !


Le Tueur est en planque depuis cinq jours dans un bureau en travaux, face à un hôtel parisien où sa cible doit séjourner. Il cogite sur l'ennui que lui inspire cette attente, mais aussi sur son absence d'empathie cruciale pour son job. En contact avec son agent, l'avocat Hodges, il est sur le point d'abandonner ce contrat quand enfin sa cible se montre. Mais quand vient le moment de l'éliminer alors qu'il est en compagnie d'une prostituée, il rate son coup et tue la fille. Il file aussitôt, échappant aux gardes cu corps qui l'ont repéré, à la police qui quadrille le quartier. Il s'envole en ayant l'impression d'être suivi avant de s'assurer que ce n'est pas le cas.


Il atterrit en République dominicaine où il a sa planque, une superbe villa, où il s'aperçoit qu'il a eu de la visite. La découverte de traces de lutte et du sang précède un coup de téléphone depuis l'hôpital. Il y accourt et apprend que Magdalena, sa fiancée, a été admise en réanimation, agressée par deux individus, un homme et une femme qui le recherchaient. Il mène l'enquête et trouve le chauffeur de taxi qui a conduit les deux intrus chez lui et obtient leur signalement.


Le Tueur part pour la Nouvelle-Orléans pour parler à Hodges. Mais celui-ci refuse de lui dire quoi que ce soit et il l'élimine. En revanche, sa secrétaire accepte de lui fournir les informations dont elle dispose si, en contrepartie, il la tue de manière à ce qu'on croit à un accident afin que ses enfants touchent son assurance-vie.


Le Tueur gagne St. Petersburg en Floride. Il s'introduit dans la maison de la brute, un des deux agresseurs de Magdalena. Surpris par ce dernier, il se bat et au terme d'une lutte âpre, réussit à le liquider. Mais il doit fuir en vitesse car le chien de chasse de la brute lui court après.


Destination suivante : Beacon, Etat de New York. Le Tueur y suit la femme qui accompagnait la brute. Il la coince dans un restaurant et l'écoute parler de leur métier. Après avoir bu un verre, ils sortent. La femme glisse parterre et demande au Tueur de l'aider à se relever. Il l'abat d'une balle dans la tête. Elle tenait dans son autre main un couteau.


Le Tueur rejoint Chicago où réside le client à l'origine du contrat. Il l'observe attentivement et accède à son appartement ultra-sécurisé. Le client lui explique qu'après l'échec de la mission à Paris, il a laissé Hodges décider de la suite à donner à cette affaire. Le Tueur l'épargne mais lui assure que si jamais ils sont, lui ou ses proches, menacés, il reviendra se débarrasser de lui au moment où il s'y attendra le moins.


Retour en République dominicaine pour le Tueur. Il retrouve Magdalena, convalescente, dans sa villa, et réfléchit à raccrocher.

J'avoue avoir un faible pour ce que les cinéphiles appellent les Fincher mineurs, ses films de moindre ambition en apparence, comme Panic Room, The Game, Alien 3. Non pas que je n'apprécie pas ses grandes oeuvres comme Se7en, Fight Club, The Social Network, Gone Girl, Zodiac, Mank au contraire. En vérité, les deux seuls opus du cinéaste que j'aime le moins sont Benjamin Button et Millenium.

Non, si j'ai un faible pour ses films dits mineurs, c'est parce qu'il me semble qu'ils sont bêtement snobés, que j'ai toujours eu un intérêt particulier pour le séries B, et aussi, enfin, parce qu'il m'apparaît que, sous leurs allures plus modestes, David Fincher s'y livre plus directement.

De ce point de vue, The Killer ressemble pour moi à un autoportrait du cinéaste. Difficile en effet de ne pas être troublé par la ressemblance entre cet assassin professionnel et maniaque et le réalisateur dont la réputation le précède pour son souci obsessionnel du détail et ses exécutions parfaites.

Avant d'aller plus loin, The Killer est l'adaptation d'une bande dessinée française par Matz et Jacamon, et je n'ose imaginer leur réaction quand ils ont appris que Fincher allait porter à l'écran leur histoire. Dommage que Netflix France n'ait pas jugé utile de diffuser le film avec un titre français : cela aurait sans doute orienté les téléspectateurs pour trouver les albums de la série et attirer ainsi de nouveaux fans au matériau originel... Cela aurait aussi eu pour effet d'éviter toute confusion avec The Killer de John Woo (avec lequel il n'a rien à voir).

Ecrit par Andrew Kevin Walker, partenaire de longue date de Fincher pour qui il a signé les scripts de Se7en, The Game, Fight Club et même des épisodes de son anthologie Love + Death + Robots, le script est une épure fascinante, une relecture à l'os de la BD. Vous n'y apprendrez rien du passé du tueur, comment il en est venu à être cet assassin implacable. Cela n'intéresse ni le scénariste ni le cinéaste qui préfèrent aller à l'essentiel tout en trompant leur monde.

Ainsi après un générique si rapide qu'on a peine le temps de lire les crédits, on s'attend à un film speed, et c'est tout le contraire qui s'ensuit. Les vingt premières minutes (sur les 120 au total que dure le film) montrent le héros attendant sa cible, s'adonner au yoga, vérifier son arme, écouter de la musique (les Smiths), dormir, observer la rue en bas de son nid d'aigle (nid d'aigle désolé puisqu'il s'agit d'un bureau en travaux). Qui plus, à l'inverse du Samouraï de Jean-Pierre Melville, le tueur est bavard : en voix off, il dit l'ennui qui le saisit, mais auquel il faut s'habituer dans ce genre de métier, le bénéfice à tirer du manque d'empathie pour ses cibles, son exaspération aussi à ne pas voir arriver sa cible, la raison qui l'a fait adopter son look de touriste allemand ("car personne n'a envie de leur parler et personne ne les distingue").

Le ton est donné et il est étonnamment drôle, sarcastique. Fincher surprend, lui qu'on prend volontiers pour un type sérieux, voire arrogant, en se moquant presque de son héros, de son histoire. Il y a là une dérision inattendue mais, disons-le, géniale, car elle déjoue toutes nos attentes et entraîne tout le film dans une direction imprévisible. Sans cesse, le récit va s'amuser à contrecarrer ce à quoi on s'attendait de sa part.

Le tueur n'est pas ainsi un solitaire : il a une fiancée et en découvrant qu'on lui a fait du mal, il s'engage dans une expédition punitive. Rien d'original, des histoires de tueur contre qui ses employeurs de retournent, on en a vues des paquets. Fincher ne cherche pas à étonner : l'avocat véreux, la secrétaire affolé, la brute, l'experte, le client, le film est dûment chapitré et les figures imposées sont respectées à la lettre.

Non, là où c'est passionnant, c'est dans le traitement. Si vous n'avez rien de neuf à filmer, alors filmez-le différemment. La voix off, le détachement cynique du tueur font toute la différence. Il se décrit comme un dans la masse tandis que client, agent, cible, font partie d'une élite. Il ne les méprise pas, tout cela l'indiffère. Seul compte l'objectif, la mission. Suivre le plan, ne pas improviser, répète-t-il comme un mantra. Fincher donne plus de chair à ces rôles de passage dans l'histoire qu'il déroule qu'à son tueur, mû uniquement par sa volonté de boucler un dossier et sans aucun sentiment. 

Ce n'est pas un psychopathe qui tue des gens par plaisir, c'est quasi un fonctionnaire de la mort sur commande. Ce n'est pas non plus un nettoyeur : la seule victime dont il efface toute trace d'existence est l'avocat. Les autres, il les exécute comme cela se présente : salement avec la brute au terme d'une bagarre intense et brutale où il est sévèrement blessé, en maquillant ça en accident avec la secrétaire de l'avocat pour que ses enfants puissent toucher l'assurance-vie, d'une balle dans la tête pour l'experte (ne faire confiance à personne : elle allait le planter avec un couteau en l'attirant à elle après qu'elle a glissé parterre). Mais il épargne le client en croyant ses aveux sincères sur le fait qu'il ignorait tout de la façon dont l'avocat allait se débarrasser du tueur après son échec.

La mise en scène est, on a envie de dire évidemment, magistrale. Fincher a le chic pour cadrer chaque plan d'une manière qui est à la fois simple et imprévue. Il monte chaque scène en suivant un rythme unique. Les vingt premières minutes sont un test mais aussi une démonstration de force car il arrive à les rendre captivantes, fascinantes. Rarement a-t-on vu, de manière aussi clinique et ordinaire, ce à quoi doit ressembler ce qui précède un assassinat, avec cette attente qu'il faut découper en sessions pour ne pas s'endormir trop longtemps, rester vigilant. La façon dont le tueur s'humidifie les yeux avec un collyre, désinfecte tout, emballe son matériel, le remballe en faisant en sorte que ce soit rapide pour filer à la moindre occasion... Tout ça est formidablement visualisé.

En cela, le tueur semble être le jumeau, le reflet de Fincher qu'on imagine préparer son film, image par image, jusqu'à arriver sur le plateau de tournage avec tout en tête et ne comptant plus que sur la fiabilité des techniciens et des acteurs pour que tout roule comme prévu.

Loin des rumeurs qui l'ont décrit comme un metteur en scène à la limite du tortionnaire pour obtenir de ses interprètes exactement ce qu'il exigeait, Fincher a été décrit par Michael Fassbender, dont c'est également le grand retour dans un rôle de premier plan et un film à sa mesure, comme un directeur aimable, patient et même soucieux de la bonne ambiance sur son plateau. Fassbender compose extraordinairement son personnage qui n'a rien du super tueur à la John Wick, mais tout d'un professionnel qui se fond dans la masse dont il fait, de son propre aveu, partie.

De tous les plans, Fassbender croise souvent ses partenaires le temps d'une scène, comme Charles Parnell (l'avocat), Sophie Charlotte (Magdalena), Arliss Howard (le client). Seule exception : Tilda Swinton, dans la peau de l'experte, "un coton-tige" amatrice de whisky rare, devisant en blaguant sur la condition de tueur professionnel, avec une blague tordante à la clé (je vous laisse la découvrir). L'actrice, étonnamment sobre, est impériale.

Accompagné par une bande-son hypnotique d'Atticus Ross et Trent Reznor (autres collaborateurs habituels de Fincher), The Killer est à la fois un chef d'oeuvre et une série B, un exercice virtuose et un pur divertissement. Il n'y a que David Fincher pour réussir à combiner cela.

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