dimanche 14 février 2021

RORSCHACH #5, de Tom King et Jorge Fornes


Un des meilleurs critères pour juger une lecture, c'est lorsqu'on perd la notion du temps, qu'on ne voit pas les épisodes passer. Rorschach arrive quasiment à mi-parcours et j'ai l'impression d'avoir commencé à suivre cette mini-série il y a peu de temps, en tout cas moins de cinq mois. Tom King nous mène par le bout du nez et on se laisse faire sans résister car son histoire est intrigante, prenante, envoûtante. Cette réussite est aussi celle de Jorge Fornes dont la prestation est magistrale, au service du récit mais aussi remarquablement fluide.


Le Détective retouvre son commanditaire, Alan, dans un bar. Ce partisan du candidat Turley lui en dresse un portrait flatteur, celui d'un homme même de rendre sa grandeur à l'Amérique, d'une grande rigueur morale. Mais aussi sujet à une angoisse grandissante depuis la tentative d'assassinat contre lui.
 

Le Détective accepte de rencontrer Turley. Il passe le contrôle de sa sécurité, très méfiante. Puis il découvre le gouverneur sous son vrai jour : un paranoïaque, rustre, qui voue une grande admiration au Comédien depuis qu'il l'a croisé durant la guerre au Vietnam.


Les deux hommes se sont revus lors de la fête organisée pour la victoire américaine, où le Dr. Manhattan était aussi présent. Aujourd'hui que le Comédien est mort, Turley s'interroge sur le fait que deux individus masqués aient voulu le tuer et sa conviction que le président Redford leur en donnés l'ordre.


Le Détective retrouve Alan dans un bar. Comme convenu, il n'a pas conforté Turley dans son délire concernant Redford et le gouverneur lui alloue des fonds illimités pour la suite de son enquête. Le Détective quitte le bar, suivi par les fantômes de Rorschach et de la Gamine qui rient de lui.

Rorschach est, comme le test qui a donné son nom au personnage et à cette série, faussement simple. C'est une histoire qui se déroule selon une structure classique (un épisode, une rencontre) mais qui vous échappe comme du sable entre les doigts, qui se défile. Le mystère de cette intrigue reste intacte et accrocheur. C'est assez fascinant si on se prête au jeu. En revanche, si vous n'êtes pas patient, ce sera plus délicat à apprécier.

Tom King a expliqué qu'il a voulu avec son héros, ce Détective sans nom, animer un personnage sans background. On ne sait rien de lui, s'il a une famille, des enfants, ni même quel genre de détective il est exactement. Est-il un enquêteur indépendant ? Un flic ? Mais cet individu permet de se projeter, nous avançons à son rythme, nous n'en savons pas plus que lui, ce qui rend chacun de ses progrès plus intenses.

King a aussi précisé qu'avec Rorschach il voulait rompre avec ce qu'on connaissait de lui. Il n'emploie pas de dialogues redondants pour souligner une obsession d'un des protagonistes. Il a réduit au maximum l'usage d'un découpage en "gaufrier" de neuf cases (même s'il y a recours encore parfois). Surtout, après Omega Men, Batman, Mister Miracle, Superman : Up in the sky ou actuellement Batman/Catwoman, cette mini-série n'est pas fondé sur des super-héros. C'est même à peine s'il est question des Watchmen : Rorschach semble plus un prétexte qu'autre chose, les allusions aux autres membres de l'équipe sont rares. Le scénariste inscrit son récit dans la temporalité de la série d'Alan Moore et Dave Gibbons, reprend des éléments de la série HBO, mais c'est tout. 

En vérité, c'est l'esprit de Watchmen qui inspire King, avec la révélation de la vérité sans cesse différé (quel était le mobile de Wil Myerson et Laura Cummings pour tuer Turley ?), une ambiance qui évoque le cinéma du Nouvel Hollywood des années 70, des références conspirationnistes, des mises en abyme.

Après Wil Myerson, Laura Cummings, l'haltérophile, cet épisode se penche sur le cas de la "victime" : Turley. Bien sûr, il a échappé à la tentative d'assassinat contre lui, et on sait déjà qu'il se présente à l'élection présidentielle contre Robert Redford, président sortant. Mais qui est cet homme ? Pourquoi a-t-on voulu le tuer ?

King va montrer l'écart, que dis-je l'écart ? Le gouffre qu'il existe entre un personnage public et celui qu'il est dans l'intimité, réellement. Et c'est encore une fois un portrait glaçant. Alan, le "patron" du Détective, en dresse un portrait très flatteur : Turley est décrit comme un modèle d'intégrité morale, de probité, un citoyen proche des américains, soucieux des classes populaires, désireux de renouer avec des valeurs d'égalité, préoccupé par les problèmes sociaux. Un homme honnête.

Mais quand le Détective le rencontre, il découvre un homme sujet à la paranoïa, protégé par un chef de la sécurité très suspicieux. Turley reçoit le Détective dans sa salle de bains, assis sur la cuvette des w.c., et le gouverneur s'adresse à son invité sans ménagement, méfiant et dérangé par celui qu'il a pourtant convoqué. Tout de suite après, le Détective voit dans le bureau de Turley un grand tableau avec le smiley qu'arborait le Comédien et apprend dans la foulée que son hôte et l'ancien Minuteman se sont croisés durant la guerre du Vietnam.

King fait tomber les masques sans attendre : Turley admire le Comédien qu'il a vu en action et dont il partage la vision cynique du monde. Edward Blake était le personnage le moins fréquentable du roman graphique de Moore et Gibbons : lors de son bref séjour au sein des Minutemen, il avait violé Sally Jupiter, le Spectre Soyeux, avant d'être banni de l'équipe. Puis il fut abordé par les services spéciaux et devint une sorte de super-barbouze, envoyé au front où il commit les pires exactions en toute impunité. Défiguré par une jeune femme qu'il mit enceinte, il se joignit aux Watchmen en écoeurant Nite Owl II par sa brutalité mais en inspirant un certain respect auprès de Rorschach. Puis il trouva la mort après avoir découvert le projet insensé d'Ozymandias (son assassin) pour imposer la paix dans le monde.

Le héros de Turley était un sale type mais qui incarnait l'hégémonie américaine, ses opérations clandestines, son aspect le plus trouble. Turley n'est donc pas du tout le type intègre, honnête décrit par Alan au Détective, ni l'antidote à Redford, proche du petit peuple et soucieux de son intérêt. C'est un politicien infect. C'est Donald Trump : la comparaison est évidente, d'autant plus que King a beaucoup communiqué sur Twitter durant la dernière campagne électorale contre le président sortant et après, suite à l'assaut contre le Capitole. 

Mais Il faut aussi se rappeler que King n'a pas toujours été un auteur de bandes dessinées : c'est lui-même un ancien agent de la CIA, qui a servi en Afghanistan, et qui donc, comme le Comédien, a servi les Etats-Unis dans leur rôle d'influence le plus trouble. Ce n'est certes pas un ancien mercenaire comme Edward Blake, mais il ne fait guère de doute qu'il a vécu, connu des choses peu reluisantes. Cela donne à cette histoire et cet épisode en particulier une dimension étonnante, équivoque, où on peut s'interroger sur ce que King raconte pour servir sa fiction et ce qu'il expie.

L'épisode réfléchit aussi, encore une fois, sur les masques. Il y a bien sûr le masque que porte Turley, celui d'un menteur, d'un manipulateur. Il y a le masque du Comédien (le domino qu'il portait encore, quand il était au Vietnam, avant sa cagoule en cuir suite à sa défiguration). Il y a le masque de Rorschach/Myerson et celui de la Gamine/Laura Cummings - et au sujet de ces derniers, la confusion qui mine Turley qui a toujours considéré les héros masqués avec respect jusqu'à ce des individus masqués tentent de le tuer. Le smiley géant en tableau dans le bureau de Turley est lui-même une sorte de masque et d'emblème détournés. Alan est aussi un masque, qui tour à tour protège Turley en mentant à son sujet mais en reconnaissant qu'il est actuellement dans un délire paranoïaque où il ne faut pas le conforter et qu'il faut cacher au public, sans quoi il passerait pour un dingue. Enfin, il y a le Détective dont le masque serait blanc, immaculé, indéchiffrable, une toile sur laquelle on peut lire de l'effroi, de la sidération, de la consternation, de l'indifférence.

Jorge Fornes n'a pas la tâche facile mine de rien. Le script de King est si fort, puissant, qu'il est aisé de minimiser le rôle de dessinateur, de réduire son mérite. Il est tentant de se dire qu'avec un tel scénario, qu'importe l'artiste, il suffit de se laisser porter, l'image n'est là que pour accompagner.

Ce serait pourtant une erreur et une injustice. Parce que justement ce que montre le dessin de Fornes, dans sa modestie, sa simplicité, son effacement presque, c'est ce que réclame l'histoire et son héros. Dessiner cette série de manière spectaculaire, racoleuse, serait un contresens absurde. Fornes l'a compris et c'est ce qui en fait un dessinateur intelligent et précieux. Il colle aux faits, aux scènes, à l'action. Son découpage est sobre, austère même, mais cela permet de faire ressortir les émotions suscitées par les personnages que rencontre le Détective.

Ce que je veux dire, c'est : dessiner correctement un script, lui rendre justice, c'est parfois aller contre le dessin, le plaisir visuel. C'est parfois pour l'artiste s'imposer une terrible retenue. Il est probable que Fornes, sa contribution à Rorschach soient minorés. Parce qu'il se refuse, obstinément, à tout sensationnalisme, à toute mise en avant. Son trait est dépouillé, ses compositions sont sages, milimètrées. Tout est rigueur ici.

Mais, pourtant, il est tout aussi probable que, quand la série sera achevée, et que le lecteur s'en rappelera, il reconnaisse la valeur du travail ingrat mais juste de Fornes comme, autrefois, on a admis le talent de Gibbons dans le cadre hyper-précis du script de Moore. On comprendra alors que cette façon de dessiner était la plus appropriée, qu'autrement cela nous aurait distrait. Cette épure est formidable par l'effort qu'elle exige de la part de Fornes mais surtout exemplaire par sa maîtrise, sa constance. Fornes est un disciple de Mazzucchelli mais il a compris que, comme son modèle, et comme le modèle de son modèle (Alex Toth), "less is more", c'est un marathon et pour le gagner, il faut savoir doser ses effets, laisser le scénariste en tête et récolter les lauriers seulement une fois la série terminée.

Rorschach est une grande BD. Et on est à peine à la moitié. C'est énorme.

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