lundi 3 décembre 2018

LEAVE NO TRACE, de Debra Granik


Après avoir été présenté à Cannes dans une sélection parallèle, Leave no Trace, le nouveau long métrage de Debra Granik, est sorti en salles en Septembre dernier, sans connaître le succès mérité. C'était le retour d'une cinéaste exigeante après près de dix ans d'absence et son nouvel opus démontrait bien qu'elle n'avait rien perdu de son talent après Winter's Bone, qui révèla rien moins que Jennifer Lawrence.

Tom et son père, Will (Thomasin McKenzie et Ben Foster)

Vétéran de la deuxième guerre en Irak, Will souffre de stress post-traumatique. Pour cette raison, il s'est désocialisé radicalement en vivant dans le parc naturel près de Portland, Oregon, avec sa fille, Tom, treize ans et demi. Les seules fois où ils descendent en ville sont pour s'approvisonner en produits de première nécessité.


Pour gagner de l'argent, Will revend des médicaments à d'autres soldats reclus dans la forêt. Mais, bientôt, Tom est remarquée par un joggueur et peu après des agents de la police et des services sociaux les arrêtent, elle et son père. Ils passent une batterie de tests et sont relogés à la campagne, chez un exploitant forestier qui emploie Will. Tom doit se préparer à être scolarisée et se lie d'amitié avec un jeune voisin.


Mais Will se sent oppressé par ces obligations et s'enfuit avec Tom, qui aurait pourtant souhaité rester. En montant dans un wagon vide, ils gagnent le Nord. Puis, à une station-service, un chauffeur-routier accepte de les embarquer. Ils s'enfoncent ensuite dans une forêt à la recherche d'un chalet pour se préserver du froid.


Mais Will et Tom doivent passer la nuit dehors. Le lendemain, heureusement, ils trouvent une cabane inoccupée où se poser. Will sait que ce n'est qu'un abri provisoire et Tom s'interroge sur leur avenir, sans objectif.


Will s'absente pour se ravitailler mais, lorsque la nuit retombe, Tom, inquiète, ne le voit pas revenir. Elle s'endort mais part à sa recherche à l'aube. La jeune fille trouve son père inconscient et blessé près d'une rivière. Alors que des promeneurs motorisés passent par là, elle demande leur aide et ils les conduisent, elle et Will, jusqu'à une communauté de marginaux habitant des mobil-homes et des caravanes.


Tom refuse qu'on transporte son père à l'hôpital pour que les services sociaux ne les repèrent pas à nouveau. Un résident de la communauté, ancien médecin de l'armée, soigne Will tandis qu'une femme prête une caravane à Tom et son père. Tom s'intègre bien et vite à ses voisins mais Will trépigne vite lors de sa convalescence.


Will prépare un nouveau départ que refuse d'abord Tom en lui reprochant de ne faire aucun effort pour renouer avec la société. Malgré tout, elle le suit. Jusqu'à ce que, dans les bois, elle rompte avec lui, exprimant son souhait de mener une vie normale. Ils s'enlacent une dernière fois. Tom retourne à la caravane. Will disparaît dans la forêt.

Quand on pense à un cinéaste attaché à la nature, le nom de Terrence Malick vient vite. Pourtant, comparé à Debra Granik, le réalisateur n'a rien de bien sauvage et, d'ailleurs, il fraie régulièrement avec le ghotta hollywoodien et les festivals, en attirant les vedettes dans ses projets.

Granik est bien plus radical : elle ne veut rien avoir à faire avec la mecque du cinéma et se pose en farouche indépendante. On pense volontiers à Jean Rouch en lisant des articles sur elle ou ses rares déclarations en interview. Son attitude la rapproche plus d'une anthropologue qui fait du cinéma par le biais de la fiction. 

Pourtant, il y a dix ans de cela, quand sortit son deuxième long métrage, Winter's Bone, Granik concourait aux côtés de David Fincher ou Christopher Nolan pour l'Oscar de la mise en scène et du meilleur film. Son film tourné dans l'hiver rude du Missouri impressionna tous ceux qui le virent et révéla Jennifer Lawrence au monde entier - les premiers pas d'une des rares authentiques nouvelles jeunes stars, avant Hunger Games, la franchise X-Men et ses collaborations avec David O. Russell.

La réalisatrice, elle, demeura encore un moment dans le Missouri où elle tourna un documentaire, Stray Dogs, sur un homme du coin qui lui raconta cette autre Amérique. Puis, plus rien.

Jusqu'à ce qu'on lui soumette L'Abandon, roman de Peter Rock, inspiré de faits réels. Produit avec un budget réduit et dans les conditions traversées par ses héros, Leave no Trace est un geste de cinéma rare, une vraie expérience. Mais surtout un exercice où la vraie vie s'invite dans la fiction, un film qui semble projeter sa propre lumière, évite le misérabilisme, ne juge jamais ses personnages et montre une sorte de monde parallèle.

On n'est pas chez des "survivalistes" un peu barjos qui se préparent à la fin du monde en construisant des abris, stockant de la bouffe et les armes au poing, mais en compagnie d'individus brisés par les circonstances (ici la guerre pour Will) et qui se sont désocialisés volontairement en espérant trouver dans la vie au grand air le repos de l'âme (en vain).

L'histoire commence à un tournant quand Tom, adolescente, aspire, sans le savoir, à plus de stabilité, de confort, de sécurité. Le scénario laisse planer un doute sur le moment où elle est remarquée par un joggueur, volontairement ou pas, perdue dans ses pensées en train de lire un livre. Parce qu'elle n'en informe pas immédiatement son père. Parce qu'elle formulera ensuite son envie de s'installer. Puis elle reprochera à Will de ne pas faire d'efforts pour s'intégrer.

Le déchirement qui saisit la jeune fille, entre l'amour inconditionnel pour son père et sa volonté de mener une vie plus tranquille, aboutit à une séparation inévitable, programmée. Granik le filme avec une remarquable pudeur, ce qui le rend bouleversant. Pas de grand dialogue lacrymal ici, juste une ultime étreinte et voilà. Tom retourne auprès des hommes et des femmes qui l'ont accueillie. Will disparaît dans les bois, sans laisser de traces comme le titre l'indique.

Pour incarner ce couple extrordinaire, une fois encore, la réalisatrice a su choisir des interprètes sensationnels, totalement investis dans ce projet hors normes mais très modeste. Ben Foster joue ce père hanté par le vacarme de la guerre, "intranquille", fébrile, mais aimant, avec un mélange de fragilité et de rudesse prodigieux. Sur le point de devenir lui-même père au moment du tournage, il a, de son propre aveu, été dépassé par le rôle au point d'en être changé intimement.

Mais, une fois encore, on retiendra que Granik a su mettre en lumière une jeune actrice époustouflante et inconnue : il s'agit cette fois de Thomasin McKenzie. La nièce de Jane Campion est fabuleuse dans la peau de Tom à laquelle elle donne une détermination et de délicatesse indissociables et inoubliables. Son visage doux et buté exprime une foule d'émotions subtiles et le film devient le sien quand, via des scènes magiques, elle apprivoise un lapin, ou est initiée à l'apiculture. La grâce pure.

Filmé en numérique, Leave no Trace exalte aussi la nature, et surtout les forêts, conférant au récit des allures de conte - comme dans ces histoires où la traversée des bois révèle la personnalité des héros. Chaque nuance des fueilles, des écorces, chaque goutte de pluie, chaque rayon de soleil, gratifie le long métrage d'une beauté envoûtante, hors du temps. Si le choix de vie des protagonistes reste atypique, marginal, on comprend néanmoins leur souhait de demeurer ainsi, loin du consumérisme moderne.

C'est un objet curieux, rare aussi, mais très émouvant, très beau, rugueux aussi. En tout cas, un film qui laisse, lui, des traces chez le spectateur.   

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