jeudi 7 janvier 2021

ETERNALS #1, de Kieron Gillen et Esad Ribic


Alors que la sortie du film a été repoussée, la relance en comics des Eternals est disponible après un lèger retard (Marvel comptait certainement sur une fin de crise sanitaire qui permettrait une publication simultanée avec la distribution du long métrage). J'hésitai à me lancer dans une nouvelle série, mais j'ai sauté le pas. Et je ne le regrette pas car Kieron Gillen et Esad Ribic impressionnent.


Reconstitué au sein de l'Exclusion, Ikaris, impatient comme toujours de renouer avec l'action, refuse d'être testé et reçoit une communication du Premier des Eternels, Zuras. Il a l'autorisation de libérer Sprite, également revenu d'entre les morts, et ayant changé de sexe dans l'intervalle.


Sprite emprunte un portail de téléportation pour échapper à Ikaris qui le rattrape à New York où elle fanfaronne au beau milieu d'une rue fréquentée. Iron Man intervient et Ikaris le rassure. Les deux Eternels descendent dans les égoûts où un Déviant est signalé avec un otage humain.


Cette affaire règlée, Sprite suit Ikaris à travers un autre portail dimensionnel pour gagner Olympia. Ils sont reçus par Phastos qui leur apprend l'assassinat de Zuras. Druig accuse Sprite que Zuras avait sacrifié précédemment mais Ikaris l'écarte et part avec elle mener son enquête.


Ils rejoignent Titanos, la capitale déchue des Eternels où le temps est déréglée. En en parcourant les ruines, ils s'interrogent sur la puissance nécessaire pour survivre dans cet environnement et avoir tué Zuras. Lorsque le coupable apparaît et les menace...

Créé en 1976, la série Eternals reste à la fois la production la plus personnelle de Jack Kirby et une de ses moins populaires. A cette époque, le "king of comics" revenait chez Marvel qu'il avait quitté avec fracas à la fin des années 60 pour signer chez DC. Il écrira et dessinera alors des runs encore plus atypiques, ne dépendant plus de Stan Lee (avec lequel il s'était fâché parce qu'il estimait ne pas être reconnu comme le véritable co-auteur de leurs titres).

De fait, avec Eternals, Kirby prolongera à la fois ce qu'il avait amené dans Thor mais surtout dans New Gods (chez DC), une histoire épique, grandiose, avec des personnages surpuissants amalgamés à une mythologie digne des "Grands Anciens" (l'idée d'une civilisation avancée qui aurait devancé la notre et inspiré les divers panthéons). D'ailleurs les noms des Eternels évoquent de manière sibylline des figures légendaires (Ikaris = Icare, Sersi = Circé, Zuras = Zeus, Phastos = Ephaïstos, Thena = Athéna, etc).

Pourtant Eternals ne connaîtra pas le succès commercial. Marvel tentera de relancer le titre à plusieurs reprises, sans jamais convertir ces essais en réussites. Jusqu'à la mini-série écrite par Neil Gaiman et dessinée par John Romita Jr en 2006. Même si on peut apprécier ce premier épisode sans ces références, je conseillerai tout de même de relire la version de Gaiman et Romita Jr à laquelle Kieron Gillen fait allusion pour expliquer la situation de Sprite et sa relation avec Zuras, au coeur de ce début d'intrigue. Dans les premiers chapitres des Avengers de Jason Aaron se trouve aussi une explication sur la mort la plus récente des Eternels, mais il n'est pas indispensable de s'infliger cette lecture (d'ailleurs, je recommande d'éviter les Avengers en général...).

Lorsque Kevin Feige, le big boss du MCU, annoncé qu'un film serait tiré des comics des Eternals, cela a donc été une surprise pour tout le monde car il ne s'agit pas d'une franchise à succès. Initialement, la relance de Kieron Gillen et Esad Ribic devait paraître au même moment où le film sortirait, mais un certain virus en a décidé autrement en repoussant la distribution du long métrage. Ce n'est pas plus mal car les spectateurs pourront en profiter pour réviser leurs classiques en papier - et tous les ronchons qui ironisent sur la synergie comics-films de Marvel en seront pour leurs frais (quoique les mêmes esprits chagrins ne trouvent rien à redire quand Warner produit un nouveau film Batman en même temps que les comics de la chauve-souris...).

Ces dernières années, Gillen avait pris la large pour se consacrer à des projets en creator-owned, notamment The Wicked + The Divine (dessinée par Jamie McKelvie). Le retrouver sur Eternals relève de l'évidence puisque The W + The D avaient également pour protagonistes des divinités aux prises avec le monde moderne. En débutant notre lecture, on peut être désarçonné nénamoins par la narration dont on découvrira aux deux tiers qu'elle est accomplie par la Machine, cette entité que protègent les Eternels. Cela donne une impression étrange, un peu froide, détachée, et en même ironique, distanciée, mais ce recul permet aussi de mettre les événements en perspective, de les dynamiser, de réintroduire personnages et situations rapidement.

En suivant Ikaris qui lui-même poursuit Sprite, le scénariste brouille volontairement les pistes : la personnalité fantaisiste de Sprite et celle plus brute d'Ikaris forment un duo détonant et leurs pérégrinations sont à l'avenant, avec un combat express contre un Deviant (rappelons, à toutes fins utiles, que Eternels et Deviants sont deux races créés par les Célestes, des géants cosmiques, et peuplant en nombre égal la Terre, même si les Eternels sont des protecteurs et les Deviants des barbares dégénérés). avec une apparition opportunniste d'Iron Man (histoire d'ancrer la série dans la continuité Marvel, mais visiblement c'est une concession a minima de Gillen qui compte bien ne pas se reposer sur les vedettes de l'éditeur pour développer son projet).

Puis un coup de théâtre redirige toute l'affaire : Zuras, le Premier Eternel, est tué. Sprite est accusé apr Druig. Ikaris n'y croit pas (tout comme le lecteur). Une enquête s'ouvre qui mène à un méchant familier, dont le rôle fera certainement grincer des dents (puisqu'il s'agit d'un personnage abondamment utilisé dans le MCU... Mais attendons de voir ce que va en faire Gillen). C'est à ce niveau (l'accusation contre Sprite) que la lecture de la mini de Gaiman et Romita Jr est utile car, au terme de celle-ci, Zuras tuait Sprite pour le punir d'avoir dupé les Eternels en les rendant amnésiques afin de devenir célèbre, frustré qu'il était de rester un gamin pour l'éternité.

Gillen a fait le pari de distinguer les notions d'éternité et d'immortalité. Est éternel ce qui n'a ni commencement ni fin et c'est ce que sont les Eternels de cette BD : des êtres dont l'origine se perd dans la nuit des temps, ayant toujours été là et qui le seront toujours. Dans quel but ? Protéger la Machine, une construction qui régule la vie et la mort sur Terre (et au-delà ?). Les Eternels ne peuvent mourir, comme le montre la scène d'ouverture où Ikaris renaît, reconstitué littéralement, avec le souvenir de ce qu'il a déjà été et la capacité de repartir, sans peur, à sa mission. Cela interroge aussi sur la place exacte des Eternels, par exemple vis-à-vis d'autres communautés anciennes (à la lumière de ce qu'a apporté récemment Jonathan Hickman avec Okkara et les premiers mutants, c'est un peu l'oeuf et la poule pour savoir qui est le plus ancien - bon, malgré mon attachement aux mutants, je pense quand même que les Eternels sont antérieurs). Quant à leur rapport actuel avec les Célestes, il semble compliqué, car clairement les créatures se sont émancipés de leurs créateurs (d'ailleurs les Eternels peuvent fusionner pour devenir l'Uni-Mind, une entité virtuellement égale à un Céleste afin de communiquer, transiger avec lui).

Je n'ai pas toujours été fan de ces histoires high-concept, mais pour peu que leur auteur sait les animer avec des codes empruntant à un genre défini, ça peut être très excitant. Ici, l'idée d'une crime-story est habile et entraînante. Sans compter qu'on n'a vu qu'une infime partie des Eternels, qui forment un casting exceptionnel.

Et puis visuellement, cet épisode est magnifique. Esad Ribic est un choix là aussi évident pour illustrer pareil projet. Son style organique, son trait fin, ses compositions grandioses, ses personnages à la fois expressifs et marmoréens au charisme immédiat nous garantissent un divertissement de grande envergure. L'artiste est parfois inégal sur les décors, mais pour ce début du moins, il nous gâte entre l'Exclusion, une avenue de New York, la majesté d'Olympia et le chaos de Titanos.

Ribic a aussi la chance de bénéficier d'un coloriste de première classe avec Matt Wilson, qui change complètement de registre (puisqu'il officie aussi sur Fire Power actuellement). Sa palette très nuancée s'adapte parfaitement au trait de Ribic qui s'encre à peine (on voit régulièrement des effets de matière au crayon - même si je suppose qu'il s'agit en vérité d'un artifice produit par le matériel numérique de l'artiste : en tout cas, l'effet est superbe). On est proche d'un photo-réalisme, mais beaucoup moins appuyé tout de même qu'un dessin en couleurs directes façon Alex Ross par exemple.

J'avais hésité à m'engager dans une nouvelle série (j'en suis déjà beaucoup  - trop sans doute pour les apprécier justement et en parler de manière toujours inspirée), mais je ne regrette pas cet ajout à ma liste. C'est très, très prometteur. 

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