mercredi 15 juillet 2020

STRANGE ADVENTURES #3, de Tom King, Mitch Gerads et Evan Shaner

Couverture de Mitch Gerads
Couverture de Evan Shaner

Cet épisode s'ouvre après une ellipse par rapport au précédent qui voyait Mr. Terrific être reçu par Adam et Alanna Strange dans leur chambre d'hôtel dans le cadre de l'enquête que Batman lui a confié. De cet échange, on ne saura rien. Mais Tom King joue très habilement avec ce dont il nous prive et met en scène un récit entièrement tourné sur la riposte, qui donne un tour étonnant à l'histoire. Mitch Gerads et Evan Shaner l'illustrent magistralement.


L'interrogatoire mené par Mr. Terrific auprès des époux Strange s'est mal passé et Adam cherche à sonder les héros déjà rencontrés par l'enquêteur pour savoir ce qu'il leur a demandés à son sujet. Superman puis Hawkman tentent de rassurer leur ami, mais dévoilent un élément important.


Auparavant, sur Rann, Adam affronte dans une arène le champion des Hellotaat. Ces barbares ont sauvé Alanna dans le désert mais refusent d'aider les Ranniens contre les Pykkt. Le combat est âpre mais son issue déterminante.

Sur Terre, Alanna et Adam contre-attaquent : ils consultent un avocat puis dénoncent les méthodes de Mr. Terrific dans les médias, en rappelant que Adam est revenu sur sa planète natale pour prévenir une invasion des Pykkt. 


Cette réaction va provoquer un vrai schisme. Batman avise Alanna que l'enquête de Mr. Terrific, réclamée par Adam, ira à son terme. Mais l'opinion publique a déjà pris le parti de Adam grâce à une ruse de Alanna...


Episode vraiment surprenant et épatant que ce troisième chapitre. Tom King commence donc par une ellipse culottée en zappant tout l'interrogatoire de Mr. Terrific auprès de Adam Strange. On ne saura rien de questions qu'il a posé au héros soupçonné d'avoir tué un lecteur virulent de son autobiographie. Mais c'est pour mieux se concentrer sur les conséquences de ce passage en off et l'éclairer à la lumière d'un événement passé.

Car le script baigne dans une colère sourde, une envie d'en découdre, la situation se pourrit inéxorablement, l'ambiance devient lourde. L'écriture de King traduit admirablement cette déliquescence : pour un auteur à qui  on peut volontiers reprocher d'être parfois devenu un peu verbeux (tendance observée dans ses épisodes de Batman, avec une voix-off quelquefois envahissante), c'est un effort louable de miser davantage sur plus de retenue. Retenue qui souligne finalement bien mieux la tonalité réelle des échanges.

L'épisode continue d'aller et venir dans l'espace et le temps, entre ce qui se joue sur Terre actuellement et ce qui s'est passé (apparemment) sur Rann durant la guerre contre les Pykkt. King expose d'un côté Alanna, très contrariée par ce qu'a demandé Mr. Terrific, la rancune tenace qu'elle éprouve ensuite et sa capacité à contre-attaquer en utilisant des méthodes agressives et vicieuses. De l'autre, il met en scène Adam comme un combattant sur Rann, luttant jusqu'à son dernier souffle et en mesure de faire preuve d'une férocité insoupçonnée quand il doit obtenir l'aide des Hellotaat.

Dans les deux cas, hier et aujourd'hui, c'est un couple qui se bat, mais chacun des époux le fait en terrain étranger. Alanna défie la Ligue de Justice sur Terre. Adam affronte le champion des Hellotaat dans une arène de gladiateurs sur Rann. C'est comme s'il en tirait leur force, s'y affirmait. En territoire hostile, ils se révèlent. C'est d'autant plus remarquable que sur Terre, Adam semble plus en retrait, résigné, craintif (peut-être parce qu'il n'a pas le conscience tranquille ?), tandis que sur Rann c'est un guerrier presque insolent et en tout cas pugnace, jusqu'à la sauvagerie (il faut voir le sort qu'il réserve à son adversaire : la scène est découpée de manière intense et le résultat est glaçant).

Dans cette configuration, les seconds rôles ne font que des apparitions : Superman a droit à un dialogue plein de bienveillance et d'ironie (quand il mentionne le fait qu'il est marié à une journaliste, comprenant que Adam stresse d'avoir été interrogé par Mr. Terrific), Hawkman oppose la brutalité de sa nature à l'embarras qu'il éprouve à dévoiler ce que Terrific lui a fait dire (Hawkman et Strange sont de vieilles connaissances car ils ont été ennemis puis alliés dans plusieurs conflits impliquant Rann et Thanagar). Enfin, l'ultime scène de l'épisode, avec Batman, est un joyau : le maître-stratège qu'est le le dark knight se fait avoir comme un bleu par Alanna dont le comportement apparaît effectivement aussi contestable que ce qu'il lui reproche.

Formellement, Strange Adventures est un comic-book audacieux avec son partage des scènes par deux artistes aux styles distincts. On peut mesurer, d'épisode en épisode à quel point l'entreprise est délicate car il ne s'agit pas d'une alternance simple où Mitch Gerads et Evan Shaner auraient chacun un nombre précis de planches à réaliser. Ici, le processus est plus complexe puisqu'un page commencée par l'un se termine par l'autre, les allers-retours entre le passé-le présent, Rann-la Terre, sont intimement liés, se répondent. Il y a dans cette affaire un montage digne d'un film qui aurait des scènes filmés par deux réalisateurs, avec deux formats, deux pellicules, deux équipes techniques différentes.

Et c'est le miracle renouvelé car cela fonctionne parfaitement. De mon point de vue, ce numéro est sans doute celui où la collaboration entre Gerads et Shaner (bien qu'ils travaillent chacun de leur côté et pas dans un atelier commun, où ils pourraient vraiment voir ce que l'autre fait, rebondir organiquement en quelque sorte) est la plus aboutie. Dans les deux précédents chapitres, j'avais été impressionné par Shaner, à un niveau que je ne lui connaissais pas, véritablement transcendé par l'exercice, les personnages, les décors. Shaner est encore une fois impeccable, mais Gerads, que j'avais trouvé plus laborieux, inégal (son Alanna me faisait par exemple trop penser à Barda dans Mister Miracle), renoue avec ce qu'il produit de meilleur. 

Bien que Shaner comme Gerads travaillent sur tablette graphique, le trait du premier est plus classique, avec des contours bien définis, avec une ligne claire, réaliste, académique. Gerads en revanche s'appuie plus franchement sur les effets optiques que permet l'ordinateur, l'infographie, la colorisation numérique. Il apparaît ainsi clairement qu'il s'inspire d'acteurs pour représenter les Strange (Adam ressemble à Armie Hammer, et Alanna m'a fait songer à Olivia Munn). Pourtant ces références ne sont pas parasitaires dans la lecture : au contraire, elles renforcent le vérisme des scènes au présent sur Terre tandis que Shaner, avec sa patte plus traditionnelle, donne aux moment sur Rann un aspect plus romancé, susceptible d'être arrangé, embelli, "héroïsé". C'est malin et surtout bien fait. Le découpage insiste aussi sur cette dichotomie en mettant en valeur d'un côté les décors plus fantaisistes de la partie sur Rann, tandis que les intérieurs et extérieurs sur Terre misent sur la familiarité (avec un environnement urbain).

Le format de la maxi-série est décidément celui dans lequel Tom King excelle. Tendu, intense, roublard aussi, et diablement efficace, conservant son potentiel intact quant à l'intrigue et ses développements, merveilleusement dessiné, son récit est déjà sur la voie des classiques. 

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