mercredi 13 décembre 2023

DANGER STREET #12, de Tom King et Jorge Fornes


Et ainsi s'achève Danger Street avec ce douzième épisode. Tom King et Jorge Fornes concluent l'histoire la plus étrange qui soit en beauté. Les plus optimistes y verront l'achèvement de deux auteurs au sommet de leur complicité. Les autres une forme d'adieu. En tout cas, on ne lira pas une histoire pareille de sitôt.


Morale de cette petite histoire : "Là où il y a des dieux, il y a des princesses, et là où il y a des princesses, il y a des histoires, et là où il y a des histoires, il y a de nobles gens qui, éventuellement, vivent heureux pour toujours..."
  

Je sais : ce n'est pas un résumé honnête mais je veux spoiler le moins possible et avec les derniers mots prononcés dans la dernière case de la dernière page de Danger Street, on tient l'essentiel sans déflorer quoi que ce soit.


Cela confirme en tout cas une chose : Danger Street est une fable, un conte, et donc il y a une morale. Mais ne comptez pas sur Tom King pour vous faire la morale. Son message final est aussi ouvert à l'interprétation que ce qui a précédé.


On peut diversement apprécier la production de cet auteur, mais impossible de nier qu'il a une voix à part et en même temps immédiatement reconnaissable. King ne cherche pas à être comparé à qui ce soit, ce n'est pas Grant Morrison courant après Alan Moore par exemple. Et cela est parfaitement synthétisé par Danger Street, son projet le plus curieux, le plus bizarre, le plus inattendu, le plus imprévisible, et le plus méta-textuel.

Je ne vais donc pas vous révéler ici les rebondissements survenant dans cet ultime épisode. Quelques-unes des pages avec lesquelles j'illustre cette critique vous donneront un aperçu mais sans vous permettre de deviner quoi que ce soit concernant l'issue de l'intrigue, du destin de ses protagonistes. 

En vérité, ce n'est pas si important. D'une certaine manière, avec Danger Street, le voyage est plus exaltant que la destination et en se remémorant les douze épisodes, on saisit mieux ce qu'a voulu communiquer Tom King au lecteur. C'est une forme de pensée diffuse, sensible, qui éclot lentement mais sûrement.

Le narrateur de la série a été la voix du Doctor Fate, qu'on n'a jamais vu, mais dont le casque est passé de main en main. A chaque début et fin d'épisode, il introduisait le lecteur dans cet univers où tous les personnages semblaient ne jamais devoir se croiser et qui, lorsque cela arrivait, voyait leur existence définitivement altérée.

C'est la théorie du "voyage du héros" qu'enseignent bien des romanciers et scénaristes pour apprendre comment construire une histoire ; en gros, il s'agit de faire suivre au lecteur la trajectoire d'un personnage dans sa quête, quête qui va le transformer au fil d'épreuves qu'il traverse, mais qu'il endure pour souvent sauver quelqu'un. Le succès de sa quête réside autant dans la réussite de ce sauvetage que dans la manière dont ce qu'il a enduré l'a changé.

Et dans Danger Street, tous les personnages accomplissent ce voyage du héros : Warlord et Starman qui ambitionnaient d'intégrer la Ligue de Justice, Orion qui voulait sauver l'univers de la chute des cieux en gagnant du temps pour ses deux pères, le Creeper qui voulait servir la Green Team en servant de relais à sa propagande, les Outsiders qui voulaient recouvrir leur humanité, Manhunter et Codename : Assassin qui voulaient savoir lequel d'eux était le meilleur dans sa partie, Metamorpho qui voulait se retrouver, les Dingbats qui voulaient retrouver leur ami, LadyCop qui voulait simplement faire son job.

De manière assez ironique, King choisit de clore son récit de manière très pragmatique. Les bons gagnent donc, les méchants sont punis, le monde est sauvé, les amis sont réunis. Puis en une scène il brouille les cartes et suggère que, non, en fait, tout n'est pas si simple. Que tout ça ne se résume pas à des bons et des méchants, que la happy end n'est pas si happy mais nuancée par un sacrifice immense, et d'ailleurs entretemps il y a eu des morts qui le sont restés, et qu'une nouvelle boucle est enclenchée.

Ce que ça signifie ? Que la fin d'une histoire, c'est le début d'une autre, de toutes les autres, ça ne s'arrête jamais. Et c'est ce que veulent dire les ultimes paroles émanant du casque du Dr. Fate au sujet des dieux, des princesses, des histoires, des gens qui les écoutent. Tout est lié : les histoires n'existent que par ceux qui les écoutent, les lisent, ceux-là même qui souvent sont aussi les acteurs d'autres histoires. Mais surtout que les histoires sont des divertissements, des récits pour rendre heureux, même quand elles sont dramatiques : les histoires nous permettent de nous évader, qu'importe leur gravité car tant qu'elles sont reçues elles procurent cette évasion au lecteur/auditeur.

Avec une construction aussi riche, la transposition graphique est un facteur crucial pour la réussite du projet. Jorge Fornes a eu raison de dessiner toutes ces péripéties sans se départir d'une authentique simplicité. Cela a permis au lecteur d'appréhender toutes les strates de l'intrigue de la même façon, qu'il s'agisse de suivre les Dingbats, ces garnements qui en font voir à LadyCop, ou Darkseid et le Haut-Père dans leurs efforts pour éviter que le ciel ne nous tombe littéralement sur la tête, ou Warlord et Starman qui se sont comportés en vrais héros sans avoir besoin d'intégrer la Justice League.

Idem pour les personnages moins sympathiques comme la Green Team qui, bien qu'étant des enfants comme les Dingbats, ont commis des atrocités froidement exécutées par des tueurs professionnels sans que le lecteur ne soit tenté de leur pardonner. Ou la revanche des Outsiders, mus par un ressentiment aussi terrible. Ou Orion qui a foncé dans le tas sans réfléchir au lieu de manoeuvrer plus subtilement.

Fornes a ce génie de représenter les personnages et leurs actions sans qu'on se rende compte de l'énormité de ce qu'ils font. Mais cela infuse dans l'esprit du lecteur et finit par lui éclater au visage. Sauf qu'à ce moment-là, l'artiste a accompli sa mission, a atteint l'objectif qu'il s'était fixé : nous entraîner dans un récit abracadabrantesque sans qu'on l'ait pleinement mesuré. Il nous a, en d'autres termes, amener là où il le souhaitait, au terme d'une intrigue insensée, délirante, et pourtant raconté de la manière la plus posée possible.

Dès lors, que des personnages aussi improbables existent et se croisent devient admissible : c'est la fameuse suspension de crédulité avec laquelle jouent les narrateurs et qui est particulièrement sollicité dans les comics super-héroïques. Fornes a compris, comme seuls les très grands savent le faire, qu'il faut animer une histoire comme un prestidigitateur accomplit un tour : tandis que nous regardons la main droite, la main gauche est négligée et nous sommes confondus. Notre attention n'est jamais attirée du bon côté. Ici en l'occurrence, le dessin, par sa simplicité, sa fluidité, nous raconte une histoire sobrement alors qu'en fait, de l'autre côté, à notre insu, se déroule une intrigue plus complexe et qui se révèle seulement à la toute fin.

La conclusion de Danger Street peut se lire comme l'achèvement de deux auteurs à la complicité extraordinaire - de ce point de vue, je crois que Fornes, plus encore que Mitch Gerads, est l'artiste qui comprend le mieux comment illustrer les scripts de King - mais aussi comme une page qui se tourne. King n'a pas de nouveau projet prévu dans le DC Black Label, après y avoir brillé depuis des années (et le succès de Mister Miracle). En revanche, il est revenu à des monthly comics (Wonder Woman, Le Pingouin) et développe des creator-owned chez Image (Love Everlasting), Boom ! Studios (Animal Pound) ou Dark Horse (Helen of Wyndhorn). Une manière de considérer Danger Street comme ses adieux au label qui le fit roi ?

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