mercredi 2 mai 2018

UNE SOEUR, de Bastien Vivès


Je ne lis plus guère de bandes dessinées franco-belges en ce moment (quand bien même je reste abonné au "Journal de Spirou"). Ces trois derniers mois, j'en ai empruntées quelques-unes à la bibliothèque municipale, qui devait fermer pour des travaux, mais une seule m'a vraiment intéressée : ce récit complet écrit et dessiné par Bastien Vivès, Une Soeur. Un projet assez singulier pour ne pas me laisser un sentiment net, un avis tranché.


Sur le route des vacances estivales, les parents d'Antoine (13 ans) et Titi (10 ans) apprennent la fausse couche de leur meilleure amie, Sylvie, dont le mari est souvent absent à cause de déplacements professionnels. La mère tente d'expliquer la situation à son aîné en termes clairs, jugeant qu'il est assez mûr pour les comprendre.


Une fois dans leur maison en bord de mer, la famille découvre qu'une inondation va retarder leur installation mais la mère trouve rapidement de quoi dépanner et ils peuvent prendre leurs quartiers. Peu après, ils acceptent de recevoir Sylvie pour le mois à venir. Elle arrive avec sa fille, Hélène (15 ans).


L'adolescente reste le regard vissé à son téléphone portable et communique peu avec ses hôtes. Sa beauté triste émeut Antoine tandis que les parents laissent leurs enfants faire connaissance, ce qui est facilité par la promiscuité du lieu - Hélène dort dans la même chambre que les deux frères.


Les premiers jours pourtant, leurs relations restent distantes à cause du drame et de la différence d'âge et de caractères. Mais les facéties de Titi, le talent de dessinateur d'Antoine vont combler ce fossé, d'autant plus que Helène s'ennuie vite et trouve auprès des deux frères un soutien aussi pudique que précieux. Antoine, en particulier, est fasciné par elle, si libre, libérée, et séduisante.


Malgré tout, il doute de pouvoir être plus intime avec elle comme lorsqu'il remarque qu'elle tape dans l'oeil de Olivier et Stef, des garçons de son âge dans la station balnéaire, avec qui elle peut fumer et boire sans se cacher. Mais les attentions et le trouble palpable d'Antoine finissent par l'atteindre et elle en joue volontiers en se confiant à lui.
  

Au fur et à mesure, leurs rapports prennent un tour nouveau : à la demande de Hélène, Antoine la masturbe, puis elle lui prodigue une fellation. Cependant Olivier et Stef restent dans les parages et l'adolescente sème la confusion dans les coeurs et les corps de ces garçons - revenant toutefois toujours vers Antoine, lui offrant de toucher sa poitrine puis une masturbation.


Une nuit, Antoine et Hélène rejoignent Olivier et Stef avec leur bande en bord de mer. Ils se jettent à l'eau pour gagner le port voisin où ils pourront acheter des cigarettes sans être reconnus et dénoncés à leurs parents. Mais Hélène, mue par un mauvais pressentiment, dissuade Antoine de les suivre. Une inspiration providentielle : le lendemain, les corps des nageurs seront retrouvés, morts. Sylvie doit partir retrouver Jean-Claude, son mari. Hélène promet de rester en contact avec Antoine (et Titi), bouleversé par son départ.

Bastien Vivès est un jeune auteur que la renommée a rapidement consacré grâce à sa productivité abondante, en particulier avec le succès de la série Lastman (publiée au format manga et déclinée en dessin animé). Sa bibliographie est diverse et indique la multiplicité des sujets qui le motivent pour travailler, et les chiffres de vente de ses albums suivent. Le portrait d'un vrai "golden boy", ressemblant à un "adulescent" avec ses cheveux longs et ses petites lunettes encadrant un visage juvénile.

Pourtant, je n'ai jamais été jusqu'à présent particulièrement attiré par ce qu'il faisait - j'ai lu en tout et pour tout le premier tome de Lastman, mais Le Goût du chlore m'est tombé des mains. Vivès était un nom que je connaissais davantage de réputation que pour son oeuvre. Alors pourquoi ai-je emprunté Une Soeur et l'ai-je apprécié ?

Sans doute parce que ce récit complet de plus de deux cents pages est pareille à une anguille : il vous glisse entre les doigts, vous plongeant dans le même état de confusion que son héros en proie à ses premiers émois amoureux et sexuels. Je ne sais toujours pas, plusieurs semaines après l'avoir lu, si je l'ai vraiment aimé ou s'il me dérange. Mais, curieusement, je dirai que c'est là sa force : échapper à un jugement-sanction définitif, réussir à questionner le lecteur.

D'un côté, il s'agit d'une chronique dont la sensibilité narrative est indéniable, évitant tout pathos, mais ne s'interdisant aucune scène. Vivès parvient à merveille à saisir ces moments à la fois ordinaires et imprévisibles où tout semble échapper au sens commun, où les sens prennent le pas sur la raison, ces instants de bascule sur lesquels il est difficile de mettre des mots. En quelques cases, il pointe la stupéfaction de découvrir une belle inconnue dormant dans le lit voisin du vôtre, il zoome avec à-propos sur une cigarette portée à des lèvres et qui traduisent la maturité mais aussi l'interdit indicible et grisant, un regard malicieux et pervers, une douceur extatique. C'est assez épatant pour être distingué, cet impressionnisme.

D'un autre côté, l'auteur cède volontiers à quelques facilités provocatrices qu'on devine juste là pour sidérer trop sciemment le lecteur, parce qu'elle n'apporte rien de plus au récit simplement. Dans cette chronique sensuelle, le sexe est à la fois suggestif et explicite, et Vivès souligne parfois trop ce second point, comme si le lecteur pouvait ne pas le saisir. Que Hélène taille une pipe (rapide mais cadré en gros plan) à son cousin Antoine s'avère en définitive moins audacieux, choquant, que gratuit, racoleur, comme s'il pensait avoir osé l'impensable alors qu'on le voyait venir depuis un moment et qu'en vérité, c'est lui qui n'avait pas su y résister.

C'est quand il sait ménager ces effets de surprise que Vivès est le plus inspiré parce que le plus authentique et le plus brut. Hélène offre sa poitrine en spectacle à Antoine, après plusieurs préliminaires auparavant (il lui lave les cheveux, les lui shampouine), puis il touche ses seins et a une érection. Elle la remarque et le guide dans la cabine de la douche pour le branler jusqu'à ce qu'il éjacule, dans une succession de gestes qui témoignent à la fois de sa complicité et de sa domination séductrice.

A quel jeu s'adonne cette adolescente qui se sait objet de désir et en profite comme, tour à tour, une allumeuse, une cousine libérée et consentante, une jeune femme gentiment transgressive, une soeur protectrice (quand elle évite à Antoine de se noyer) ? C'est un mystère que sa beauté entretient : ce visage ensorcelant, ses formes fantasmatiques, son attitude suggestive, tout paraît inviter les garçons à bourdonner autour de cette reine des abeilles. Et néanmoins, il émane d'elle une insondable mélancolie qui se cache derrière cette hardiesse, cigarette au bec, lunettes de soleil sur le nez, portable en permanence dans les mains. Tant que le lecteur et Antoine n'arrivent pas à anticiper les mouvements de cette jeune fille, le récit est captivant. Il l'est beaucoup moins quand son auteur les laisse trop deviner (selon le décor, l'humeur des protagonistes).

Visuellement, Vivès a un style atypique, qu'on imagine modelé pour lui permettre de tomber beaucoup de planches à un rythme soutenu. Son trait est élégant, réaliste, et il s'appuie sur un don pour l'évocation plus que pour la représentation stricto sensu. Le cadre de l'action lui convient bien avec ce décor de station balnéaire, de plages, se sous-bois, de maison familiale, où il fait d'abord un effort pour dessiner précisément afin de fournir au lecteur des repères mémorables, ce qui l'autorise à être ensuite plus évasif car il estime qu'il a donné assez d'informations sur les lieux la première fois.

Sa démarche est identique avec les personnages. On est d'abord dérouté par sa manie de ne pas croquer un visage entièrement, "oubliant" volontairement les yeux le plus souvent par exemple, favorisant un trait "jeté", à la tablette, certainement un croquis sommaire et des finitions rapides. Vivès semble nous indiquer ainsi qu'il veut que l'on se concentre sur les détails qu'il a choisis. A lieu de réaliser des gros plans, il ne rechigne pas à accumuler des plans moyens où manquent donc des éléments afin que notre regard ne dispose que du nécessaire qu'il a jugé bon de conserver pour les besoins de la scène. Par exemple, la surprise se lit par une bouche en forme de "O", mais dont le visage est privé d'yeux : c'est suffisant (à défaut d'être évident).

Le plus surprenant avec ce procédé, c'est que, quand il s'agit d'aborder l'érotisme et ses effets, Vivès oublie justement d'oublier et consacre volontiers une grande case de la largeur d'une bande pour un gros plan sur le visage de Hélène dont la bouche avale le pénis d'Antoine, ou les mains d'Antoine pétrissent les seins d'Hélène ou se glissent entre ses jambes pour la caresser. C'est indéniablement déstabilisant, parfois émoustillant, même si, en la matière, ça n'a pas la puissance et la beauté plastique de Vince dans le magnifique Esmera écrit par Zep, encore moins frileux sexuellement mais pourtant plus troublant.

Voilà les sentiments qu'inspirent Une Soeur : bel album, grisant et sensible, mais tenté aussi par la facilité provocatrice d'un auteur complet qui, à cause de productivité effrénée, manque peut-être le recul pour séparer ses (vraiment) bonnes idées de ces petits tics un brin frimeurs. 

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