dimanche 14 décembre 2014

Critique 541 : BOUNCER, TOMES 8 & 9 - TO HELL & AND BACK, de Alexandro Jodorowsky et François Boucq

(Couvertures et extraits de BOUNCER, TOMES 8 et 9.
Textes de Jodorowsky, dessins de Boucq.)

BOUNCER : TO HELL AND BACK est le quatrième cycle de la série formé par les tomes 8 et 9, écrits par Alexandro Jodorowsky et dessinés par François Boucq, publiés en 2012-2013 par Glénat.
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"Pretty John" et trois de ses hommes de main viennent à Barro-City pour y prendre en charge un malfrat et le conduire au pénitencier de Deep-End. Mais avant cela, ils vont boire un verre à l'Infierno saloon et Pretty John s'adonne à son vice favori en fouettant des prostituées contre quelques billets. La situation dégénère lorsque Sakayawea, l'indienne qu'a épousé le barman Job, s'interpose et se fait tuer.
Le Bouncer est mis au courant par Blabbermouth mais Pretty John, ses hommes et leur prisonnier sont déjà repartis. Le manchot obtient du juge un mandat d'arrêt pour ramener Pretty John et organiser son procès.
Une fois sur place, le Bouncer, après un trajet particulièrement périlleux, comprend que sa tâche ne sera pas aisée : le pénitencier de Deep-End est isolé de tout, dans une région hostile, et sert en fait de refuge à des criminels de la pire espèce qui ont négocié leur séjour avec le directeur, Ugly John, le père de Pretty John, contre le versement d'une partie de leurs butins.
Détenu à son tour, le manchot doit composer avec la femme d'Ugly John, aussi belle que vénéneuse, pour rester en vie. Il peut cependant compter sur le soutien à l'extérieur de Faucon Noir, un indien rencontré en route, mais peut-on revenir de l'enfer ?

Après un troisième cycle d'une nullité absolue, le tandem Jodorowsky-Boucq allait-il clore leur série sur une meilleure note en choisissant une nouvelle fois un récit en deux parties, éditée cette fois non plus chez les Humanoïdes Associés mais chez Glénat.

Il serait excessivement généreux d'affirmer que ces deux derniers tomes de Bouncer redressent complètement la barre, mais cependant il faut admettre que cette histoire est bien meilleure. Elle aurait largement tenu en un seul volume, sa narration étant trop décompressée (pour donner plus de place aux dessins, même si ceux-ci faiblissent sur la fin), et tous les tics déjà signalés dans les épisodes précédents  ne sont pas gommés. Mais il y a du mieux.

D'abord, Jodorowsky nous épargne à nouveau ses délires mystico-fumeux, alors que quelques passages laissaient craindre le pire (quand les indiens sont au rendez-vous, il faut se méfier de ce qu'en fait ce scénariste). L'influence du western spaghetti, dans sa veine la plus noire, est prédominante, et le début du périple du Bouncer pour Deep-End, dans des paysages enneigés, évoque fortement le chef d'oeuvre de Sergio Corbucci, Le grand silence (avec Jean-Louis Trintignant).

Une fois de plus, le tableau qui est dépeint de l'Ouest américain n'est pas flatteur : aucun personnage ne suscite la moindre sympathie, on a affaire à une collection de brutes, de crétins, de dégénérés, dont le nombre est tel et dont les exactions sont si infâmes qu'elles vous laissent avec le coeur au bout des lèvres à la fin. Le procédé n'aurait pas été si fréquent dans la série, on aurait considéré cela comme une audace certaine, mais avec Jodorowsky, cela ressemble davantage à de la complaisance, une volonté puérile et lassante de choquer le lecteur. C'est dommage, mais là se trouve le signe d'une production qui a abusé des mêmes effets, dévoilant par là-même la faiblesse de l'inspiration de son auteur.

L'intrigue met du temps à entrer dans le vif du sujet puisqu'il faut attendre la fin du tome 8 pour que le Bouncer soit dans les murs du pénitencier où tout va se jouer vraiment. Les deux tiers du tome 9 sont excellents et le décor ne manque pas de fasciner : cet ancien monastère devenu prison et cour des miracles, avec une arène où se disputent d'effroyables jeux du cirque, ses enceintes où sont livrées en pâture à des détenus monstrueux des filles mises aux enchères, son terminal ferroviaire rappelant les sinistres camps de concentration nazis, tout ça a de la gueule.
Et que dire des maître de ce lieu dément ? La supercherie entourant le passé d'Ugly John est bien amenée (bien malin qui la découvrira avant sa révélation), les relations entre la femme d'Ugly John, son fils et le Bouncer, la vraie nature de Pretty John (un peu "too much", mais on n'est plus à ça près lorsqu'on l'apprend), constituent autant d'éléments dramatiques très puissants.

Par contre, Jodorowsky radote sévèrement avec d'autres personnages comme le trio des Skulls, qui renvoie directement à la trinité des Villalobos à la solde de Clark Cooper dans le deuxième cycle, des assassins aussi redoutables qu'énigmatiques, mais dont le caractère mystérieux cache mal la redite et l'absence de caractérisation. Idem pour Ugly John, même si on ne voit jamais son visage défiguré, mais qui rappelle lui le mari de la veuve noire dans le tome 7.

De même, l'évasion du pénitencier ne satisfait qu'à moitié : elle occupe en définitive trop de place dans le récit et son symbolisme est trop affecté (après les montagnes enneigés, le désert de feu). Le dénouement est également expédié (un comble pour des albums dépassant la cinquantaine de pages).

Visuellement, les planches de Boucq sont toujours le point fort de la série. L'artiste nous gratifie encore d'images mémorables et spectaculaires, mais cela ne dissipe pas complètement une impression de fin de course.
La systématisation de grandes vignettes, qui ont fortement contribué à l'identité esthétique de la série, est devenue une arme à double tranchant : Boucq y représente des paysages confondants de beauté, à l'atmosphère intense (les séquences dans les montagnes sont superbes, le pénitencier est un tour de force).
Toutefois, cela trahit un manque certain de diversité dans le découpage, qui peut même devenir emprunté lors de scènes d'action (des affrontements rapprochés surtout, car quand il s'agit de tout faire péter en plans larges, là, par contre, on en prend plein les yeux - voir la destruction du pénitencier).

Et puis il y a la manière dont il tire le portrait de la majorité de ses personnages, aux physionomies souvent difformes, monstrueuses, aux traits soit osseux soit volumineux.
Cette galerie de "freaks" est devenue tellement récurrente dans le travail de Boucq en général qu'elle finit par faire douter le lecteur sur sa capacité à dessiner des individus autrement qu'avec des pommettes saillantes, des nez aquilins, etc. 
Au fond, l'artiste a ses "trucs", mais ceux-ci deviennent trop voyants dans le cadre d'une série étalée sur 9 tomes. Le résultat ne manque pas d'attrait, il est même souvent impressionnant, mais guère varié.

Il semble qu'avec ce diptyque la série ait connu son terme puisque aucun nouveau tome n'est dans les tuyaux et que Boucq ait même renoué avec Jerome Charyn pour un one-shot. Bouncer se conclut donc en n'estompant pas le sentiment d'être un western maladroit, boursouflé, très inégalement écrit, dont la partie graphique demeure la principale attraction.    

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