samedi 26 décembre 2009

Critique 122 : DAREDEVIL par ED BRUBAKER et MICHAEL LARK (7/7)

Daredevil : Return of the King ;
(vol.2, #116-119, #500) ;
(Février 2009-Juin 2009) 

Et voici donc l'ultime opus signé Ed Brubaker-Michael Lark : ce tpb rassemble les épisodes 116 à 119 plus le numéro 500 (en fait l'épisode 120, mais comme Thor, ou Captain America et d'autres titres ayant connu plusieurs volumes, la numérotation a été restaurée). Et avouons-le, cette fin de run est magistrale, dont le dénouement est à la fois audacieux et la conduite exemplaire.

Dans la continuité directe du précédent tome (Lady Bullseye), ces nouveaux chapitres développent et concluent l'intrigue concernant la quête d'un remplaçant à la tête de la Main.

Après avoir testé Iron Fist et Daredevil à New York mais court-circuité par Maître Izo, Lady Bullseye et son supérieur, Lord Hirochi, partent, avec White Tiger et Black Tarantula (asservis mentalement), pour l'Espagne, à la rencontre du Caïd, Wilson Fisk !
Il s'agit moins de lui proposer le poste que de l'obliger à revenir en Amérique et à défier DD une nouvelle fois pour savoir lequel des deux sortira vainqueur. Pour cela, la Main ne recule devant rien : mauvais calcul car l'ancien patron du crime organisé de New York, s'il ne va pas entrer en conflit avec cette armée de ninjas, compte bien faire payer celui qui l'a contraint à replonger dans les bas-fonds.
Daredevil et le Caïd s'allient donc contre cet adversaire commun, mais le recrutement du Hibou et les plans de Maître Izo, qui garde un atout dans sa manche, vont compliquer la partie.
Pour le diable rouge comme pour Fisk et Lady Bullseye, cela aboutira à un aller-simple qui va bouleverser leurs positions - Matt Murdock va en particulier choisir une voie imprévisible, qui redistribue complètement les cartes, quitte à se couper du monde et de ses proches...
*
Daredevil: Return of the King est un reflet quasi-parfait du premier story-arc composé par Ed Brubaker et Michael Lark, Daredevil : le diable dans le bloc D/ le diable en cavale.

Dans ce récit inaugural, souvenons-nous, on trouvait Matt Murdock en prison, contraint de s'allier avec certains de ses pires ennemis pour survivre et s'évader. Au terme de cette aventure, il était à nouveau libre mais toujours poursuivi par les autorités.

Entre la fin du Diable dans le bloc D et le début du Diable en cavale, un bref interlude était consacré à la nouvelle vie de Foggy Nelson, placé sous la protection du FBI après une tentative d'assassinat, où était évoqué la manière dont Matt Murdock n'avait jamais pu empêcher son ami et associé d'être entraîné dans les tourments de sa condition d'avocat et de justicier.

Dans Return of the King, la même équipe créative, composée d'Ed Brubaker et du surdoué espagnol David Aja, ouvre l'arc narratif avec un interlude similaire consacré cette fois au Kingpin, tentant lui aussi de refaire sa vie (en Espagne) mais replongé dans le chaos, comme Foggy, à cause de Matt Murdock. Après avoir touché au coeur Wilson Fisk, Lady Bullseye et la Main l'obligent à revenir sur le sentier de la vengeance contre Daredevil.

Le grand final de Brubaker et Lark parle d'alliances inattendues et difficiles, de tentative pour se réconcilier avec le passé et de trouver de nouvelles solutions pour mettre un terme à de vieilles rivalités.

Pour une large part, le run de Brubaker a mise en évidence comment Matt Murdock continue de commettre encore et encore les mêmes erreurs. Il mésestime en permanence la haine que ses ennemis lui vouent, met continuellement en danger la vie de ceux qu'ils aiment et refuse toujours d'admettre que ses problèmes sont de sa seule responsabilité.

En cela, le scénariste a su renouer avec la glorieuse inspiration des histoires écrites par Frank Miller, Ann Nocenti et Brian Michael Bendis. Ces problèmes vont finalement conduire le personnage à prendre des décisions radicales bouleversant profondèment son existence et celles de ses proches car il est arrivé à un point de non-retour, provoqué par les retours successifs à New York des ninjas de la Main et de Wilson Fisk.

La qualité première du script de Brubaker tient d'abord et avant tout à la façon dont il a su imposer avec évidence le dénouement de sa saga, tout en lui insufflant un souffle épique : on termine le 500ème épisode avec la conviction que c'était la seule fin possible et plausible. A la manière des grands écrivains américains qui savent relater la surface des évènements en les concluant d'une façon imparable, comme Robert Silverberg ou Paul Auster, d'une écriture "blanche", factuelle et pourtant sensible, le scénariste a mené son run sans esbrouffe mais avec une intelligence, une cohérence admirables.

Matt Murdock est un personnage fascinant parce qu'il prend des décisions qu'aucun auutre héros ne prendrait. Pour le meilleur mais plus sûrement pour le pire, Murdock agit comme ni Peter Parker, Clark Kent ou même Logan n'oserait pas le faire, comme s'allier à sa némésis, le Caïd, pour se débarrasser de la Main (“grind their bones into dust… all of them,” comme le déclare succinctement Fisk).

Murdock comprend que sa situation actuelle excède son affrontement avec le Caïd : il a pris la mesure de son ennemi, cet homme qui s'est acharné à le détruire dans le passé et ne va pas hésiter à le manipuler à son tour pour pacifier son territoire.

En ce sens, Ed Brubaker est l'auteur parfait pour écrire Daredevil parce qu'il a su faire des choix pour le personnage et la série que les autres n'ont pas fait avant lui, en poussant jusqu'au bout la logique du justicier contre l'homme de loi : Bendis avait conduit Murdock à devenir le caïd à la place du Caïd, Brubaker a emmené DD encore plus loin en montrant le personnage coupant les ponts avec sa vie civile et assumant pleinement son rôle de chef d'une organisation criminelle dans le but d'asseoir définitivement son autorité. A la fin de Return of the king, Daredevil a supplanté Matt Murdock et le nouveau chef de la Main a supplanté Daredevil.

Brubaker est l'homme qui osa ressuciter Bucky et tuer Captain America. D'autres de ses oeuvres marquantes comme Sleeper et Criminal traitent également d'individus faisant de mauvais choix et devant en supporter les conséquences. Durant son run sur Daredevil, Brubaker n'a rien épargné non plus à Murdock et n'a pas cédé à un "happy end" facile : ses récits avec le justicier aveugle n'ont jamais été complaisantes, ne sont jamais tombés dans le piège de la surenchère.

Au contraire, il a toujours animé le personnage en soulignant ses défauts, ses faiblesses, et donc son humanité : Matt Murdock y a gagné un réalisme, une vérité, sous cette plume exigante, sobre, car le super-héros/avocat y a été dévoilé en train de négocier incessament avec ses infidélités et son arrogance, sa vanité même.

S'il y a bien un élément qui devient clair avec ce livre, c'est que Daredevil a besoin du Caïd autant que Matt Murdock a besoin de Foggy Nelson. Ce n'est pas une coïncidence si Foggy et Fisk ont eu droit à leur propre chapitre durant le run de Brubaker : chacun a vu son existence basculer dans l'horreur à cause de leur relation avec Matt Murdock, chacun peut blâmer Murdock mais tous deux sont également redevables à Murdock (Foggy pour être resté en vie, Fisk pour se venger de Lady Bullseye et Lord Hirochi) et tous deux ont contraint Murdock à prendre des décisions claires et nettes (définitives ?) pour lui-même.

Chacun à sa manière, Nelson et Fisk incarnent l'ange et le démon sur les épaules de Murdock, lui chuchotant à l'oreille le bien et le mal qu'il produit. Ils sont les personnages qui précipitent le destin de Murdock : le Caïd en l'entraînant dans sa vendetta contre la Main et Foggy en le renvoyant du cabinet juridique au sein duquel ils collaboraient.

A la fin de Return of the King, Brubaker et Lark ont "recasté" Matt Murdock dans son double rôle d'homme et de héros - si tant est qu'on puisse encore le considérer comme un héros. Plus que jamais auparavant dans son histoire, Brubaker a plongé Matt Murdock dans une situation où il a effectué de vrais choix concernant ses rapports avec ses ennemis, sa manière de traiter ses proches dans sa vie privée, et plus simplement dans sa façon de mener sa propre vie, de décider quelle était la façon la plus efficace d'être le "maître" de ladite situation.

Ce dénouement aura des répercussions inévitables pour la future équipe créative (reste à savoir comment elle les exploitera et les dénouera). Mais pour la première fois, peut-être, Matt Murdock sort de l'aventure réellement différent, plus qu'aucun autre héros mainstream, et le regard du lecteur aussi s'en trouve altéré : nous le quittons dans une position qui est à la fois choquante mais salutairement audacieuse.

Pour répondre au défi de tels bouleversements narratifs, les artistes convoqués ont su se hisser au niveau d'excellence de leur scénariste.

On pourrait rédiger un article à part rien que pour détailler le prologue illustré par David Aja, qui accomplit un travail exceptionnel : il établit une comparaison entre la force des vagues de l'océan s'écrasant sur les falaises espagnoles et la présence massive et le destin tragique du Caïd qui possède une poésie et un souffle uniques.
Cela n'empêche pas le dessinateur ibérique de jouer avec des effets comiques comme lorsque le nouvel amour de Fisk lui prête son parapluie, protection inefficace car trop réduite pour la masse imposante de cet homme surtout maudit et condamnant tous ceux qui prennent le risque de s'attacher à lui.
Rien que cela, cet art si délicat de traduire en images un léger gag avec la pesanteur de la tragédie annoncée, c'est fort et c'est beau.

Puis Michael Lark et Stefano Gaudiano enchaînent avec des épisodes comme toujours de haute volée, alliant scènes intimistes intenses et séquences d'action palpitantes, toutes baignant dans une tension palpable et éclatant lors d'un épilogue explosif.

Pour ce 500ème épisode, Chris Samnee, Paul Azaceta et le mythique Klaus Janson signent deux pages chacun, nous éclairant sur le passé de Maître Izo, Black Tarantula et Daredevil, et les liens qui les unissent. Ces contributions se marient avec une harmonie rare aux pages des titulaires Lark-Gaudiano dont tout le brio culmine en de sublimes pages pleines de rage et de fureur quand, enfin, survient le réglement de comptes final, mix iconoclaste et implacable de western et de kung-fu.

Puis ce sont d'ultimes images, chargées de venin, où Foggy Nelson et Dakota North comprennent le sens de l'absence de Matt Murdock et où Murdock s'enfonce avec une sinistre escorte dans d'étranges profondeurs vers un destin incertain... Mais vers lequel il se dirige avec un sourire glaçant.
Ces pages-là hanteront durablement ceux qui auront choisi de faire ce voyage au bout de la nuit. Une nuit rouge comme le costume du diable de Hell's Kitchen et de sa horde maléfique de ninjas. Rouge comme le sang.

Apothèose baroque, sèche et cinglante, ce "Retour du roi" s'achève donc sur l'avènement d'un souverain inattendu, empruntant une voie des plus équivoques. Au terme de 38 épisodes, l'aventure se termine comme elle avait débutée : sur un coup de maître. Comme dirait l'autre : EXCELSIOR !

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