mercredi 23 février 2022

THE HUMAN TARGET #5, de Tom King et Greg Smallwood

 


Envie de vous retourner le cerveau ? Alors, The Human Target #5 est fait pour vous ! Parce que Tom King et Greg Smallwood ont produit cet épisode comme s'ils l'avaient fait exprès pour ça. Et ça tombe bien car Christopher Chance fait face à un sérieux challenge à l'heure d'interroger le Limier Martien, un gars qui peut lire dans vos pensées, changer d'aspect et qui figure sur la liste des suspects. La partie va pourtant prendre un tour vertigineux...


Christopher Chance se souvient... Adolescent, il a deviné que son père, alcoolique, devait de l'argent à des gens peu recommandables et qu'il n'avait pas de quoi les rembourser. Alors ses créanciers ont loué les services d'un tueur proferssionnel pour l'abattre. Et Christopher n'a pas pu l'empêcher...


Jeune homme, il intègre la Ligue des Assassins de Ra's Al Ghul. Pour exercer son esprit à être impénétrable, un des sbires de l'organisation le présente à Emra. Elle l'entraîne. Ils deviennent amants. Elle le manipule pour que Christopher tue l'homme de main et qu'elle recouvre sa liberté.


Ice organise un dîner en compagnie de J'onn J'onzz, le Limier Martien. Chance sait qu'il a obtenu de l'argent de Ted Kord/Blue Beetle en ayant d'abord tenté de passer par Booster Gold. A quelle fin ? Il doit l'apprendre sans que le martien ne le détecte.


Chance bloque son esprit tout en fouillant celui de J'onn. Il découvre qu'il a été l'amant de Beatriz da Costa/Fire, la meilleure amie de Ice. C'est pour elle qu'il a obtenu de Kord de l'argent afin qu'elle puisse se procurer de quoi tuer Luthor. Mais est-ce elle qui a tenté d'empoisonner ce dernier ?

Le résumé ci-dessus ne correspond pas à la construction de l'épisode, il replace les éléments dans leur chronologie. Et même ainsi, on demeure incertain de la culpabilité de Fire. Après tout nous n'en sommes qu'au cinquième épisode (sur douze) de la série...

"Passe-moi le sel" : c'est souvent ainsi que, pour s'en moquer, on réduit certains films d'auteur intimistes. Des personnages qui discutent, échangent des banalités, demandent du sel à un autre convive autour d'une table pour lancer un dialogue. 

C'est par une formule semblable que s'ouvre l'épisode où sont attablés dans un restaurant J'onn J'onzz/le Limier Martien, Ice et Christopher Chance. Ice a promis à Chance qu'il apprécierait le martien. Ou plutôt qu'il le respecterait. Sans qu'on comprenne trop pourquoi elle a précisé cela. Ou plutôt parce qu'on le devine trop bien. En effet, il ne s'agit pas de présenter le personnage comme respectable (même s'il l'est en tant que super-héros). Mais plutôt comme quelqu'un qui impose le respect. Sous-etendu qu'il faut craindre.

Le Limier Martien est, c'est vrai, un sacré "client" à interroger dans une affaire d'homicide involontaire. Imaginez : il sait lire dans les pensées d'autrui, les manipuler à son avantage, il est métamorphe. A bien des égards, c'est comme un double extraterrestre de Chance lui-même, dont les spécialités consistent à connaître quelqu'un intimement et à prendre son apparence pour le remplacer lorsqu'il se sait menacé.

En outre, dans le civil, J'onn J'onzz se fait appeler John Jones. Il a donc une triple identité : J'onn J'onzz, son nom martien. John Jones, son alias civil terrien. Le Limier Martien, son nom de code au sein de la Justice League. Et comme si ça ne suffisait pas : il est flic. Une autre raison, tiens, d'imposer le respect. Un flic et un super-héros peut-il être un criminel ? A-t-il pu vouloir tuer Lex Luthor ? Ou même participer à son assassinat ?

Que sait Chance avant ce dîner avec le martien ? Dans l'épisode précédent, il a appris d'un Ted Kord ivre que Booster Gold lui avait demandé un prêt en argent. Puis le martien l'avait obtenu (car on ne peut rien lui refuser - est-ce à dire qu'il a obtenu l'argent de Kord en le forçant mentalement grâce à ses pouvoirs psychiques ?). Mais pourquoi le martien avait-il besoin de cet argent ? Pour quel projet, sinon un projet en relation avec Luthor, sa mort ? Car Luthor avait failli tuer Ice lors de son combat contre Overmaster...

Avant de savoir l'usage de cet argent, le récit emprunte des détours vertigineux, qui vous égarent, vous rattrapent, vous bousculent. A bien des égards, on a alors droit à une sorte d'origin story de Christopher Chance. Et il faut commencer par le commencement, le trauma fondateur, ce qui a décidé de la vocation du personnage. Pourquoi est-il devenu une cible humaine professionnelle ?

La figure du père devient centrale dans ce premier acte. La mort de cet homme alcoolique et endetté écrit en lettres de sang la mission du fils, qui, jamais plus, n'échouera à s'interposer entre un tueur et sa cible. Puis, un deuxième acte s'ouvre, sous forme de récit initiatique. Chance intègre la Ligue des Assassins de Ra's Al Ghul et il rencontre la troublante Emra.

Cette femme fatale, tout droit sortie d'un polar, d'une pulp fiction (dont la couverture reproduit les codes graphique génialement), n'est évidemment pas ordinaire. C'est une extraterrestre, provenant de Titan, le satellite de Saturne. Elle forme donc Chance pour qu'il maîtrise ses émotions et ferme son esprit à ceux capables de s'y introduire, mais aussi à la lecture des pensées des autres. Un apprentissage dur, laborieux, exigeant éreintant. Elle aide le jeune homme par amitié pour son père qu'elle a, dit-elle, "bien connu" et "aimé". A quel point ? En tout cas, Chance et Emra deviennent amants. Peut-être le fils a-t-il remplacé son père dans le lit de cette femme ?

Leur intimité ne freine pas l'entraînement aux techniques de contrôle mental. En retour, toutefois, Chance acceptera de tuer l'homme de main qui oblige Emra à travailler pour son organisation. Chance comprend, trop tard, qu'il a été manipulé. Mais en même temps, il est désormais prêt. Car la leçon fondamentale que Emra lui a inculquée est de ne jamais esquiver la balle. Il s'agit moins de fermer son esprit que de laisser voir ce que Chance veut laisser voir à celui qui le sondera. Tout comme il s'agit, quand on est une cible humaine, de ne pas éviter le coup mais au contraire de le recevoir pour tromper le tireur, lui faire croire qu'il a réussi son contrat. Ainsi cette erreur sera fatale au tueur.

Et donc, nous voilà au moment d'aller dîner avec le martien. J'onn demande du sel à Chance qui le lui passe. Dans un temps dilaté à l'extrême, et un exercice de narration magistral, on remonte le temps, dans le désordre, et chaque bribe du passé rebondit sur une autre pour en révéler le sens. Chance n'a pas pris la balle qu'un tueur à tiré sur son père, il n'a pas pu s'empêcher de tuer l'homme qui faisait chanter Emra, mais il ne laissera voir dans son esprit au martien que ce qu'il a décidé pendant que lui découvrira dans les souvenirs du martien ce qu'il cherche. Un indice, une preuve, de son implication dans la tentative d'assassinat contre Luthor.

Non sans malice, Tom King imagine une liaison entre le martien et Fire. Malicieux car la faiblesse du martien, c'est justement le feu, qui dévasta son monde et le fait paniquer. La romance entre Beatriz da Costa et J'onn J'onzz est habilement suggérée comme étant de nature sado-masochiste : Fire aguiche le martien, le brûle à peine quand ils sont au lit, lui conseille sur un ton salace de brûler la chandelle par tous les bouts. Cette affaire bouleverse le martien, impuissant face à cette femme, séduisante, torride (dans tous les sens du terme), au point de lui faire dire que ce n'est pas lui, qu'il n'est pas comme ça. Mais qui accepte de désctiver les appareils qui pourraient les trahir, qui le motive à demander/obtenir (extorquer ?) de l'argent à Kord. 

Le lecteur ne sait pas, ne sait plus lui non plus, il est déboussolé. Qui de mieux qu'un alien pour concocter un poison mortel pour un humain ? Avec la complicité d'un voyageur temporel ? Et d'un ex-petit ami très jaloux ? A ce stade de la série, il ne s'agit plus de savoir si le coupable est dans les rangs de la Justice League, ni même qui est-ce exactement, mais plutôt s'ils ne sont pas tous coupables, s'ils n'ont pas fomenté l'empoisonnement de Luthor de concert, se couvrant les uns les autres.

Greg Smallwood accomplit encore un tour de force avec cet épisode sur le plan visuel. On peut dire qu'à chaque numéro il se surpasse, non pas en faisant mieux car ce serait alors minorer la qualité des épisodes précédents, ni  même en faisant jeu égal, mais plutôt en accordant son brio au défi que représente le script et les enjeux croissants de l'intrigue.

On voit finalement peu le Limier Martien durant l'épisode, que ce soit sous sa forme originelle (un être longiligne, à la tête déformée), super-héroïque (un colosse capé à la peau verte) ou humaine (un type d'apparence très ordinaire). Mais ce n'est pas un reproche, c'est même au contraire mieux ainsi, plus adéquat. Car le propre du martien, c'est de ne pas se montrer. Quand il est apparu dans les comics dans les années 50, le Martian Manhunter arrivait sur Terre, téléporté par un savant, le professeur Mark Erdel, à la suite d'une manoeuvre accidentelle. Le pauvre homme décéde d'une attaque en voyant la créature monstrueuse mais ses derniers mots seront hospitaliers pour l'alien.

J'onn va se cacher chez Erdel et en regardant la télé, s'abreuver de la pop-culture et des infos du monde d'alors. Inspiré par les films noirs, il s'invente un alias, John Jones, et intègre la police dont il devient un membre efficace grâce à ses dons télépathiques. Dans The New Frontier, Darwyn Cooke en fait même le partenaire de Slam Bradley avec lequel il surprendra Batman, qui aura tôt fait de remarquer l'effroi de ce flic devant le feu et percera à jour sa provenance extraterrestre. Le Limier Martien fera partie ensuite des membres fondateurs de la Justice League, même s'il pâtira ensuite de l'ombre de Superman avec lequel il partage bien des points communs (unique survivant de son monde, pouvant voler, doté d'une super-force, obligé de dissimuler sa vraie identité).

Mais, fondamentalement, J'onn restera ce personnage en retrait, contraint de se cacher. Et donc, intelligemment, King ne le montre pas beaucoup dans cet épisode. Il tourne autour et Smallwood accorde son dessin à ce challenge, au même titre que Chance doit s'adapter à ce suspect capable de le tromper en manipulant ses pensées, en lui fermant les siennes.

Le découpage alterne entre des cases horizontales occupant toute la largeur de la bande, qui traduisent les passages d'un personnage à l'autre, d'une époque à une autre, d'un lieu à un autre, etc. Et des "gaufriers", chers à King, mais aussi pour Smallwood l'occasion de grillager l'action. C'est en effet une partie d'échecs à laquelle on assiste, ou plutôt plusieurs parties sur plusieurs périodes. Pour le dessinateur, c'est alors le format idéal pour traduire la tensiion tragique du moment traumatique fondateur de la mort du père de Chance, puis de la relation de plus en plus étroite et viciée à la fois entre Chance et Emra, puis d'un dialogue hâché entre Ice et Chance, et enfin de la "transaction" qui s'opère entre le martien et Fire.

La colorisation est encore une fois extraordinaire et prouve que l'art de Smallwood est complet car il s'en sert pour parler aussi à ce niveau. Il emploie des tons vifs dans les moments-clés, puis plus nuancés quand les situations sont plus troubles. Mais surtout là encore les couleurs sont des signes de passage : à l'intérieur d'une même scène, dans une page quadrillée, le lecteur devra être attentif aux modifications de la couleur des cheveux de Ice, de ses ongles vernis. Quand Fire et le Limier Martien se font face, la peau verte du second et le costume vert de la première soulignent leur complicité. Le vert s'obtient apr un mélange de jaune et de bleu (le bleu renvoie ici au costume et aux pouvoirs sur la glace de Ice), c'est une couleur qu'on dit apaisante, qui repose. Mais c'est aussi une couleur associé à Judas - au théâtre le rôle de Judas est souvent tenu par un acteur portant des vêtements verts - et le vert est aussi associé à la chance ou au hasard, mais encore à la jalousie et à l'envie, au libertinage, à la jalousie, et à la mort et au Diable enfin. Tous sentiments à l'oeuvre ici.

Par contraste, mais logiquement dans un récit à plusieurs niveaux, la première scène et la dernière, dans le restaurant, avec J'onn, Ice et Chance baignent dans une lumière rouge vive, qu'on associera à la passion, aussi bien amoureuse, sexuelle (donc celle de Fire et du martien, mais aussi de Ice et de Chance), qu'à la passion au sens de pâtir, de subir. C'est passionnant à décortiquer parce qu'on comprend alors, en le faisant, en y faisant attention, que Smallwood n'a rien laissé au hasard, et qu'en même temps cela colle à la situation de Chance et du martien ici. Les deux hommes sont le jouet de femmes puissantes, qui sont d'ailleurs des amies très proches. Er ils s'affrontent à fleurets mouchetés, sans qu'un autre ne le voit. Ce que l'un cache, l'autre doit le découvrir. C'est une question de survie réciproque.

C'est fascinant et renversant. Je vous avais prévenus, on en sort retourné. Et le prochain épisode ne risque pas de faire baisser la pression car on retrouvera Guy Gardner. Il faudra savourer ce sixième chapitre car ensuite la série va faire un break afin de permettre à Greg Smallwood de complèter la série tranquillement, sans qu'elle soit troublée par un fill-in (une tactique intelligente de la part de DC, qui a fait la même chose avec The Nice House on the Lake).

1 commentaire:

Anonyme a dit…

La cartonné #2 (ep. 6-12) vient de sortir cette semaine, je l'attendais de longue date. Les cartonnés sont magnifiques, même s'ils n'ont pas l'attrait de la collection des covers des fascicules. Le graphisme est somptueux - traits , couleurs, jeu de typos, mise en page... avec une bonne dose de cinémascope.

De fait je n'ai pas lu ce fascicule #5 à sa sortie. Cette épisode #5 est dingue, complètement hors sol, flashback et mind control, tout dans l'émotion.

-- Clignancourt