dimanche 29 octobre 2017

THE PRIVATE EYE : VOLUME TWO, de Brian K. Vaughan et Marcos Martin avec Mutsa Vicente


Les cinq premiers épisodes de The Private Eye nous avaient introduits à un univers à la fois familier (dans un futur proche) et extravagant (un monde privé de l'Internet où chacun est désormais obligé, pour protéger sa vie privée, de porter un masque) jusqu'à un stupéfiant cliffhanger : le méchant de l'histoire, Khalid Deguerre projetait à lancer une fusée pour rétablir le web ! 

Sur ces bases, Brian K. Vaughan brodait un récit policier palpitant que les dessins de Marcos Martin transformait en une aventure flamboyante. Ces prémisses allaient-elles aboutir à un chef d'oeuvre ? Ou piquer du nez, écrasées par la densité de cette intrigue ou faute d'inspiration ? Réponses dans les épisodes six à dix qui concluent ce récit complet.


Le correspondant Strunk interroge à l'hôpital Melanie après son accident de la route et découvre ses liens avec le paparazzi P.I. en trouvant dans ses affaires une carte de visite de ce dernier. Et ce dernier, pendant ce temps, avec Raveena McGill apprennent dans le quartier bigarré des Tubes que Taj était en relation avec un résident de Santa Monica, aujourd'hui déserté, un certain Nebular - ignorant qu'il est aujourd'hui le complice de Khalid Deguerre, l'assassin de Taj. Les deux tueurs à la solde de Deguerre enlèvent Melanie mais l'un d'eux affrontent Strunk qui le tue tandis que le correspondant est blessé.


P.I. et Raveena se rendent au domicile de Nebular et dérobent un de ses ordinateurs portables lorsqu'il rentre justement chez lui pour le récupérer en compagnie de Deguerre. Une fusillade éclate entre les deux tandems mais le paparazzi et sa partenaire réussissent à s'échapper et à semer leurs adversaires. Chez le grand-père de P.I., ils consultent ensuite les fichiers de l'ordinateur de Nebular et découvrent les plans de la fusée que compte lancer Deguerre pour rétablir l'Internet. C'est alors qu'une reporter de la télé (équivalent moderne d'un agent fédéral) et son caméraman se présentent chez le grand-père de P.I. dont ils ont remonté la trace via Melanie.
  

Tout en se cachant, P.I. écoute la reporter interroger le grand-père et apprend que Melanie a été kidnappée tandis que Raveena cherche où Deguerre pourrait dissimuler une fusée et une rampe de lancement. Direction : l'aéroport désaffecté de Glendale.


Une fois sur place, P.I. se charge de neutraliser Nebular sur le point d'activer le lancement de la fusée pendant que Raveena va tirer Melanie des griffes de Deguerre au sommet d'un barrage hydraulique érigé au milieu de l'ancienne piste de l'aéroport. Le grand-père accepte, pour sauver son petit-fils, de mentionner Deguerre à la reporter de la télé qui s'envole en hélicoptère avec lui jusqu'à Glendale. Nebular active le décollage de la fusée avant que P.I. ne l'assomme et ne rejoigne Raveena, qui a tué Deguerre, et Melanie sur le barrage. Mais la fusée, ne prenant pas assez rapidement de la hauteur, heurte le barrage.


L'eau libérée par la destruction du barrage emporte le cadavre de Deguerre et P.I. sous les regards horrifiés de son grand-père, la reporter de la télé, Raveena et Melanie, tandis que la fusée s'écrase lamentablement. et explose.
Trois mois plus tard, les médias maquillent l'affaire en un attentat raté, commis par un soi-disant environnementaliste radical. Le grand-père de P.I. a recueilli Melanie qui, comme lui, ne se résout pas à la disparition de P.I.. Pas davantage que Raveena qui est devenue paparazzi, tolérée par Strunk qui lui remet un morceau du manteau de camouflage de P.I., la seule chose qu'on ait retrouvé de lui. Elle s'en recouvre la tête, résolue à retrouver son ami.

Comment exprimer le sentiment ressenti au terme de cette lecture ? The Private Eye a vraiment les défauts de ses qualités . 

Laissez-moi opérer une synthèse : j'ai lu cette histoire à trois reprises (une fois en ligne, lors de sa première parution sur panelsyndicate ; deux fois sur support papier, lors de sa publication en recueil chez Image Comics - il est à noter que la version traduite par Urban Comics, en un seul volume, a la particularité de respecter le format original, "à l'italienne", mais est curieusement un peu plus petit que l'album américain...) et, malgré cela, je reste frustré alors que c'est tout de même un récit très plaisant, à la narration efficace, au concept épatant, et visuellement sublime.

Mais c'est comme si je n'arrivais pas précisément à pointer ce qui me frustre au bout du compte. Je me suis donc gratté la tête et j'en suis arrivé à la conclusion suivante.

Tout auteur bâtit une oeuvre en établissant, plus ou moins consciemment, un système, en développant des procédés (certains, plus sévères, diraient des "tics"). Cela désigne son style même d'écriture, identifie ses thèmes de prédilection, pointe aussi ses limites. On peut ainsi avoir affaire à des scribes très brillants mais un peu lisses : leurs histoires se lisent facilement, rapidement, mais vous glissent dessus et s'oublient relativement vite (parfois aussi se noient-elles dans la multitude de lectures). D'autres misent sur des histoires plus accrocheuses, voire provocatrices, et privilégient ainsi le choc immédiat plutôt que la durée : on n'en retient que les grandes lignes, les sensations fortes, tout en ayant pris du plaisir à être ainsi divertis sans effort. Puis ils existent des scénaristes capables à la fois de manier des figures, originales ou non, et de les tirer à un niveau insoupçonné, qui peut carrément faire atteindre à tout le média un cap inédit : là, pas de doute, on se souviendra longtemps du résultat, on relira souvent ces albums pour en percer les secrets, les sens cachés, ou s'instruire sur la mécanique narrative. On peut aussi considérer la masse d'"écriveurs" (dixit Pierre Desproges), noircissant des pages sans prétention autre que s'amuser et distraire leurs lecteurs, avec un talent inégal : rien de méprisable (du moins tant que cela est fait avec humilité et que lesdits lecteurs savent à quoi s'en tenir).

Brian K. Vaughan est incontestablement un auteur doué, brillant, inventif - sa production parle pour lui, si bien d'ailleurs qu'il n'a guère besoin de la disséquer en interview pour nous aider à comprendre ce qu'il a voulu dire. Il fait partie de cette génération (qui est aussi la mienne - le bougre n'a que trois ans de moins que moi) pour qui la découverte de Watchmen d'Alan Moore a été une déflagration, cette bascule où nous avons compris qu'il se passait quelque chose de si puissant que plus rien ne serait jamais comme avant, non pas tant parce que l'industrie s'est mise à produire des chefs d'oeuvre équivalents à la chaîne mais parce que les "illustrés" n'étaient définitivement plus des histoires dessinées uniquement pour les enfants, ils accédaient à une sorte de respectabilité (que les plus audacieux précurseurs des années 70 ne conquirent pas, trop marginaux, trop isolés). Moore (avec Frank Miller, et Neil Gaiman dans une moindre mesure) a fait entrer la BD dans une sorte d'âge adulte où le média devenait objet de réflexion, sa matière même possédait une richesse méta-textuelle (sous le divertissement, il y avait une remise en question des codes même de la narration, du folklore).

La descendance de Moore et compagnie a abouti à tout et son contraire : quelques-uns (peu) ont voulu relever le formidable défi lancé par l'auteur britannique, faire aussi bien, pourquoi pas même mieux (Grant Morrison est obsédé par cela) ; d'autres (beaucoup plus) n'ont exploité que superficiellement ce que Watchmen montrait (le fameux courant "grim'n'gritty", interprétant le ton de la mini-série comme une vision sombre et violente des super-héros - ce qui motivera ensuite Moore à écrire en réaction à ces héritiers dégénérés des oeuvres plus légères).

Vaughan, moins revendicatif dans son ambition que Morrison, n'aspire pourtant pas moins à rivaliser, voire surpasser, le "Maître" : son parcours d'ailleurs lui ressemble (des débuts dans le mainstream au service des produits d'éditeurs puissants, puis de premières créations originales dont il cède la propriété - cf. Runaways - , et l'émancipation en passant chez des indépendants). L'écriture se nourrit de contraintes même si l'auteur en souffre : ainsi n'est-il finalement pas rare que les BD les plus marquantes d'auteurs brillants soient quand même fabriquées dans le moule d'éditeurs qui prêtent leurs jouets aux dits auteurs. Watchmen est un produit DC Comics avant d'être la BD de Moore qui a ébranlé l'industrie.

Et donc ? Je crois que, fondamentalement, Vaughan est un feuilletoniste, c'est le format qui lui convient naturellement, et sa meilleure oeuvre - Y The Last Man - en témoigne (60 épisodes, une histoire ample et intimiste à la fois, brassant quantité de questions, aussi passionnant que facile à lire). Son autre point fort est de savoir où il veut aller, comment il veut finir ce qu'il raconte (même pour Saga, qu'il songe à écrire autant de temps que sa collaboratrice Fiona Staples acceptera de l'illustrer).

Quand on s'appuie donc sur ces deux éléments (la longueur nécessaire pour développer une intrigue, la connaissance du terme de l'histoire), dix épisodes comme ceux de The Private Eye, c'est à la fois pas mal (tout ça aboutit quand même à 300 pages de lecture) et pas passez (toutes les idées à l'origine du projet, structurant ce récit au niveau narratif et esthétique, ne peuvent être utilisées). D'où cette frustration.

Le décollage raté de la fusée, qui donne cette impression de "tout ça pour ça", de pétard mouillé (littéralement, vu le cadre de la scène), est à la fois une illustration de l' "échec" du projet mais surtout des limites de son format. C'est un peu comme un film qui se déroule avec une fluidité épatante mais qui donne aussi le sentiment qu'il y manque sinon des scènes, du moins ce "je-ne-sais-quoi" qui en aurait fait un authentique chef d'oeuvre. Par exemple, dans Y The Last Man, toutes les facettes de la situation de départ étaient exposées, exploitées, et terminées sur une note magnifiquement poétique. Ici, plein d'éléments ne sont pas expliqués (et pas des moindres comme le fait que la presse et la télé aient totalement supplantées la police et le FBI), certains points sont à l'évidence disposés d'abord pour leur aspect spectaculaire (la fusée, l'objectif longtemps mystérieux de son usage) et débouchent forcément sur une déception quand on voit comment l'intrigue est menée (Vaughan insiste plus sur les efforts de Deguerre pour couvrir son projet, supprimer ceux qui contrarient sa confidentialité, que sur les raisons pour lesquelles il veut rétablir l'Internet - restaurer la société telle qu'elle était avant l'explosion du Cloud ? En tirer un profit financier cumulé à son empire médiatique ?). 

Vaughan ne prend d'ailleurs pas parti sur le fait que la société serait meilleure avec ou sans Internet - non qu'il faille une réponse tranchée, mais justement parce que cette interrogation a de quoi fournir des réponses variées et nuancées, ne diminuant en rien l'intensité dramatique de son intrigue. Son génie pour imaginer un concept se heurte ici à l'écueil d'une idée prétexte (une sorte de "What if...?", comme chez Marvel, et dans la littérature SF en général).

Ce tour de passe-passe permet certes à Marcos Martin de fournir des pages extraordinaires, au point que l'aspect visuel vole la vedette au scénario. Même si l'accélération des péripéties et la profusion des rebondissements obligent à sacrifier beaucoup là encore des trésors que distribuaient les cinq premiers épisodes, avec moins de décors, moins de masques, de costumes sensationnels, l'artiste ne ménage pas ses efforts pour mener l'entreprise à son terme. Mais au fond cela tire l'ensemble vers la performance plus que vers la BD et l'équilibre qu'elle exige avec sa partie textuelle.

Jouer : c'est ce qui semblent avoir motivé les auteurs depuis le début - jouer avec l'économie des comics, le format de publication, le support de lecture, les nerfs des lecteurs, avec l'idée d'une société si loin, si proche... Le souci d'un jeu si poussé est le risque qu'une fois la partie terminée, on en sorte amusé, voire épaté... Mais seulement jusqu'à la prochaine partie. Et si BKV et MM avaient simplement oublié dans leur délire, si brillant soit-il, qu'à la fin ni le monde de The Private Eye ni le lecteur n'en sortait bouleversés ?

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