lundi 29 février 2016

Critique 827 : SUNSET PARK, de Paul Auster


SUNSET PARK est un roman écrit par Paul Auster, traduit en français par Pierre Furlan, publié en 2011 par les éditions Actes Sud.

Parce qu'il s'estime coupable de la mort accidentelle de son demi-frère Bobby Nordstrom, Miles Heller quitte son père et sa belle-mère pendant huit ans. Il a accumulé les petits boulots avant de se poser en Floride où il travaille pour le compte de banques à vider des maisons et appartements désertés par des familles n'ayant plus les moyens de payer leurs loyers.
Il a une liaison avec Pilar Sanchez, brillante lycéenne mais mineure, dont une des trois soeurs, Angela, finit par faire chanter Miles, le menaçant de le dénoncer à la police s'il ne lui offre pas des biens qu'il récupère dans les domiciles qu'il vide.
Miles préfère fuir en attendant que Pilar soit majeure et regagne New York où son meilleur ami, Bing Nathan, lui a offert un toit dans une maison abandonnée de Sunset Park dans le quartier de Brooklyn, où il squatte avec deux jeunes femmes - Alice Bergstrom, qui écrit une thèse sur les rapports hommes-femmes dans les romans et les films d'après-guerre (se concentrant sur le film de William Wyler, Les plus belles années de notre vie), et Ellen Brice, qui bosse dans une agence immobilière alors que sa passion est le dessin.
Ce qu'ignore Miles, c'est que Bing, avec lequel il n'a cessé de correspondre depuis sept ans, est resté en contact durant tout ce temps avec Morris Heller, son père, patron d'une petite maison d'édition, qui survit tant bien que mal à la crise financière de cette année 2008. Miles est cependant résolu à renouer avec sa famille, à leur expliquer pourquoi il s'en est éloigné, à obtenir leur pardon, en attendant que Pilar le rejoigne pour poursuivre des études universitaires à New York et qu'ils se marient.
Mais Miles réussira-t-il ce retour et si oui, avant que les quatre de Sunset Park, ne soit expulsé de leur maison ?

Il faut, pour que je commence cette critique, préciser deux points. D'abord, il s'agit du dernier roman en date de Paul Auster : cela fait donc cinq ans qu'il n'a plus produit d'oeuvre de fiction, publiant depuis deux ouvrages introspectifs (Chronique d'hiver et Excursion dans la zone intérieure) - un délai étonnamment long pour cet auteur jusque-là très régulier. Ensuite, la première fois que j'ai lu Sunset Park, l'année de sa sortie, j'avais cessé de suivre le travail du romancier depuis longtemps : ma mère m'a fait cadeau de ce livre et j'avais été doublement ému (par ce présent et le contenu de cette histoire).

Découpé en quatre actes - 1/ Miles Heller (70 pages) ; 2/  Bing Nathan et compagnie (68 pages) ; 3/ Morris Heller (66 pages) ; 4/ Tous (90 pages) - , il s'agit donc d'un texte à la structure bien nette, un roman choral, à la tonalité crépusculaire. 

Thème récurrent dans l'oeuvre de Auster, le deuil est ici central : on n'y trouve pas la fantaisie de certains opus majeurs, et la densité du récit (un peu plus de 300 pages) immerge le lecteur dans une ambiance triste, poignante. Narrativement, c'est toujours une écriture très fluide qui domine, nullement impactée par la diversité des protagonistes (puisque tout est rédigé à la troisième personne du singulier, d'un point de vue omniscient permettant à la fois de décrire les actions et les états d'âme), et l'action est volontiers minimaliste. Pas de grands périples ici, mais la représentation de voyages intérieurs, intimistes. On ne peut pas être plus loin des sagas comme Moon Palace ou Mr Vertigo.

Ce qui est plus surprenant réside dans certains éléments de langage et de comportement : si on retrouve des citations au base-ball et des joueurs emblématiques (le plus souvent pour évoquer leur destin tragique), le style est plus brut, le vocabulaire plus sommaire, plus dépouillé. On peut interpréter cela comme le prolongement des motifs qui parcourt l'histoire elle-même, montrant une Amérique ravagée par la crise économique, où les personnages vident ou occupent des maisons abandonnées : Sunset Park est un roman sur le dénuement, qui procède là aussi souvent d'une forme d'initiation chez les héros d'Auster, mais qui, ici, hante tout son propos.

Cette précarité conduit à une urgence et des choix limites pour les protagonistes, dépassant les risques qu'ils encourent : ainsi Miles vit-il une romance avec une mineure, Bing squatte une bâtisse illégalement, Ellen Brice a eu une liaison avec un adolescent dont elle était la baby-sitter... Cela conduit à l'autre surprise du roman : Auster y aborde les relations sexuelles avec plus de franchise - non pas qu'il ait jamais été un écrivain pudibond et que ses héros aient été asexués, mais le sexe occupe une place importante dans la vie des personnages - Alice vit la fin de son couple avec Jake Baum, lequel aura un rôle déterminant dans les préoccupations intimes de Bing, Ellen retrouve l'amour de manière aussi soudaine que passionnée et avant cela produira abondamment de dessins de nus (d'après des photos dans des magazines porno puis d'après nature, avec Bing comme modèle, lors de séances qui dérapent vite), Morris Heller a trompé sa deuxième épouse et cette infidélité aura de lourdes conséquences sur eux deux...

Tout ce que Auster dit est, pour ceux qui sont familiers de son oeuvre, fortement impacté par la manière dont il le dit : ce n'est pas un auteur au langage précieux, il a cette espèce d' "écriture blanche" comme l'appelle Robert Silverberg, d'abord au service du récit. Son style est plus modelé par la forme de ses histoires que par la recherche de formulations particulières, avec un vocabulaire atypique, une conjugaison remarquable. Néanmoins, il a cette singularité, une "voix" unique, qui, pour ses lecteurs français, est aussi celle de sa traductrice fidèle, Christine Le Boeuf : or, celle-ci était déjà occupée à traduire un roman de Siri Hustvedt, la propre épouse d'Auster, quand le manuscrit parvint aux éditions Actes Sud, qui le confia donc à Pierre Furlan. Et le romancier a ensuite dit que le résultat ne lui avait pas plu : à quel point son texte a été traduit/trahi ? Je l'ignore, mais il est quand même évident que certaines tournures de phrases, certains choix de mots, n'ont pas la même musicalité que d'habitude.  

Reste que cette fiction frissonnante, avec ses décors désolés (maisons perdues, quartiers désoeuvrés) et ses acteurs traumatisés (par la peur d'être à la rue, d'être arrêtés, de ne pas/plus être aimés), est souvent saisissante. Paul Auster y évoque son pays en plein marasme et par extension le monde à la dérive : la culture elle-même semble impuissante à sauver la situation (alors qu'elle a été si souvent une porte ouverte sur l'espoir auparavant), comme en témoigne les faillites multiples du cinéma indépendant, de l'édition littéraire, des droits de l'homme (via le cas du dissident chinois Lio Xiaobo, dont s'occupe l'association PEN, au sein de laquelle travaille Alice). Le constat est terrible, et l'écrivain le dresse comme un reliquat des attentats du 11-Septembre 2001 et de l'administration de George W. Bush (déjà dénoncée dans Seul dans le noir).

Cette Amérique, avec ses grands espaces, sa carte d'histoires infinies et fantastiques, qui a si longtemps et avec bonheur irrigué l'oeuvre d'Auster, est désormais un territoire qu'il ausculte avec désenchantement, où il semble se sentier aussi déphasé que les soldats revenus de la guerre et qui n'arrivent plus à se réintégrer à une communauté désireuse d'oublier, de tourner la page, de renouveau, comme les héros du film de William Wyler, Les plus belles années de notre vie
Affiche originale de
Les plus belles années de notre vie,
réalisé par William Wyler (1946).

Cette Amérique de Sunset Park est un monde d'après-guerre, et ses héros meurent les uns après les autres - en l'occurrence, les grands héros américains chez Auster sont les joueurs de base-ball d'antan, dont Miles et Morris Heller lisent les notices nécrologiques avec mélancolie et résignation. 

Dans La vie de Gallilée, Bertolt Brecht écrivait ce dialogue entre Andrea et Gallilée qui résume parfaitement la pensée de Auster ici : "Malheureux le pays qui n'a pas de héros. - Non, malheureux le pays qui a besoin de héros." 

En disparaissant les unes après les autres, les idoles du romancier et de ses héros, sportifs, intellectuels, entraînent leur pays dans un déclin, font de ses habitants (leurs admirateurs en premier) des orphelins. De la même manière, les quartiers les plus durement touchés par la crise économique, les milieux sociaux les plus atteints, enfoncent un peu plus l'Amérique dans la fin de sa légende (ce pays où tout est possible). L'autre métaphore de cette fin d'une époque se lit dans la situation du squatt, voisin du cimetière de Green-Wood, lieu de fantômes, d'ombres, sur lequel plane souvent une brume pareille à celle qui nous accompagne après un mauvais sommeil, semblable à celle qui symbolise un avenir incertain.

Sunset Park est donc ce roman de la nouvelle errance : ici, il s'agit moins d'un récit dont les héros vagabondent géographiquement que de personnages errants, dans leur propre pays, leur propre vie, sans toujours s'en sortir d'ailleurs. Lucides, Miles Heller et ses compagnons traversent cet espace-temps avec la conviction que leurs épreuves les formeront, les endurciront, mais le fatalisme n'est jamais loin : "Tant qu'on n'est pas blessé, on ne peut pas devenir un homme", lit-on page 193, et c'est assurément un Paul Auster touché, en proie en une profonde interrogation sur son époque, ce qui l'entoure, son art qui signe cet ouvrage. Souhaitons que, comme Morris Heller le demande à son fils, qu'il n'abdique pas et nous revienne bientôt avec un livre sinon moins sombre, en tout cas revigoré.  
*
Je m'étais, lors de ma première lecture, une fois encore amusé à "caster" le roman, sans toutefois réussir à trouver un interprète pour chaque personnage. Mais voilà ceux que j'avais imaginé :
 Andrew Garfield : Miles Heller 
 Selena Gomez : Pilar Sanchez
Seth Rogen : Bing Nathan
 Michelle Williams : Alice Bergstrom
 Rose Byrne : Ellen Bryce
Michael Douglas : Morris Heller

Aucun commentaire: