mercredi 18 février 2015

Critique 574 : THEODORE POUSSIN, TOMES 7 & 8 - LA VALLEE DES ROSES & LA MAISON DANS L'ÎLE, de Frank Le Gall


THEODORE POUSSIN : LA VALLEE DES LARMES est le 7ème tome (et le premier du second cycle) de la série écrite et dessinée par Frank Le Gall, publié en 1993 par Dupuis.
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Théodore Poussin naît en 1902 à Dunkerque dans une famille aisée. Son père est un capitaine de la marine marchande et sa mère s'occupe de leur foyer, ils se sont mariés un an auparavant, le 18 Septembre - jour où le tsar Nicolas II de Russie, avec sa femme et leur suite, passèrent dans la ville.
A l'âge de 8 ans, Théodore entre à l'école Saint-Joseph tandis que ses parents vont se faire construire une maison à Rosendaël, la "vallée des roses" : cet emménagement prochain attriste le garçon qui sait qu'il n'y entendra plus les sirènes des bateaux, mais il s'efforce de rassurer sa jeune soeur, Camille.
Toutefois, dans cet établissement tenu par des curés, Théodore va faire une rencontre marquante avec un autre écolier, André Clacquin, qui deviendra son ami, avec lequel il jouera sur la plage aux pirates. Les jours s'écoulent, heureux et tranquilles, entre les visites de la cousine de sa mère (des précieuses mondaines), le passage d'un cirque, la fête foraine (en compagnie du grand-père, Pèpère), le retour du père (après le naufrage de son navire)... Jusqu'à ce que la guerre éclate.

Après un premier cycle de six albums, Frank Le Gall faisait une pause dans sa série pour conter les origines de son héros, Théodore Poussin. J'aurai aimé relire ses aventures par le début mais, malheureusement, tous les premiers épisodes n'étaient pas disponibles le jour où je me rendais à la bibliothèque municipale, et j'ai donc choisi de passer directement au second cycle.

Le Gall a signé avec Théodore Poussin sa série la plus connue et la plus personnelle (à ce jour) puisque son héros lui a été directement inspiré par un de ses ancêtres, dont les souvenirs ont servi de base au scénario de ce 7ème tome, Théodore-Charles Le Coq, qu'on peut voir en quatrième de couverture sur une photo prise en 1910.

Le récit ressemble en effet au développement qu'on aurait pu tirer à partir d'un daguerréotype, un vieux cliché dans un médaillon représentant un aïeul et résumant parfaitement toute une époque, dans lequel on peut deviner ce mélange d'insouciance liée à l'enfance et déjà une atmosphère lourde de menaces pour l'avenir. Au terme de cette rétrospective, on est en effet au début de la première guerre mondiale.

Pourtant, Le Gall ne signe pas une bande dessinée historique académique, lourdement signifiante sur des thèmes comme la fin de l'innocence, la barbarie du conflit qui embrasa la France, ou son impact sur une famille de la bourgeoisie dunkerquoise. Il s'agit davantage, et c'est tant mieux, d'un histoire sensible sur l'enfance d'un héros qui n'en a d'ailleurs ni l'allure ni le comportement : déjà, à huit ans, Théodore Poussin est plus un spectateur mélancolique qu'un acteur spectaculaire, il a ce côté lunaire d'un jeune garçon qui rêve d'ailleurs, regrettant de devoir déménager loin du port d'où il entendait les sirènes de bateaux et imaginait la vie des marins. Cet enfant, qui se vexe quand son père le raille gentiment à propos d'Ulysse (lui aussi fasciné par d'autres sirènes), voue pourtant un grand respect à son géniteur, ne pose pas de problèmes à sa mère, et éprouve une grande affection pour son grand-père. Il fait aussi la connaissance d'un ami cher à l'école, une relation inoubliable comme on en vit tous, et se montre protecteur envers sa petite soeur.

Cet aspect lisse du personnage est traduit visuellement par un dessin au trait simple, rond, d'une grande élégance : à ce stade de la série, Le Gall est un artiste parvenu à maturité, qui réussit à camper avec une économie admirable ses personnages en les rendant immédiatement mémorables, excellant aussi bien avec les enfants qu'avec les adultes et les vieux.

La simplicité de son style n'empêche pas le dessinateur de soigner les expressions et les attitudes et montre une capacité à traduire graphiquement des émotions sobres mais intenses. Les décors font aussi l'objet d'une grande précision, que vient souligner une colorisation à l'aquarelle splendide : on trouve dans cet album des plans et des pages qui sont peut-être les plus belles produites par Le Gall, à l'évidence le signe qu'il réalisait là une histoire qui lui tenait spécialement à coeur.

Théodore Poussin est un titre à (re)découvrir : il aura vécu 12 tomes, et n'a pas pris une ride. Mieux même, à partir de ce second cycle qui s'ouvre avec cet album, il donne à voir un auteur en pleine possession de ses moyens, narratifs et visuels, animant un héros attachant et atypique, qui détourne avec sensibilité les codes du récit d'aventures pour viser l'évocation délicate d'un voyageur contemplatif.   
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THEODORE POUSSIN : LA MAISON DANS L'ÎLE est le 8ème tome de la série écrite et dessinée par Frank Le Gall, publié en 1994 par Dupuis.
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En 1929, à Macassar (détroit d'Indonésie séparant Bornéo à l'ouest de Célèbes à l'est), Théodore Poussin prend la mer à bord de sa péniche en pleine nuit, par un épais brouillard. Un indigène, familier des marins du coin, le met en garde contre les pièges de ce voyage en évoquant une île maudite d'où on ne revient pas, ou, dans le meilleur des cas, fou.
Théodore part quand même, sans avoir été averti à temps qu'un ouragan était sur son trajet. Le temps se gâte en effet le lendemain matin et le jeune homme échoue sur une île, sans savoir ce qu'il es advenu de son navire. Il rencontre alors plusieurs étranges personnages, qui ne se côtoient jamais mais sont tous ennemis : une belle ornithologue du nom d'Isa Tchekhov, un poète, un chasseur...
Mais il y a aussi une belle maison sur les lieux, qui semble toutefois se dérober à chaque fois que Théodore veut s'en approcher. Et si cet endroit était la fameuse île maudite dont lui avait parlé Confucius avant son départ ?

La figure de l'île perdue et favorisant une ambiance magique, pleine de mystères, de promesses mais aussi de dangers, est un grand classique de la littérature d'aventures : il est donc logique que Frank Le Gall, dans le cadre de sa série, ait voulu l'aborder pour en extraire une métaphore sur la quête du voyageur, ses illusions, et les enseignements qu'il peut retirer d'une telle expérience.

Fidèle à ce que Théodore Poussin incarne, c'est-à-dire moins un baroudeur des mers qu'un voyageur passif et pénétré par ce qu'il traverse, le récit propose une intrigue envoûtante, qui souligne bien que la série est davantage construite sur des ambiances que sur des rebondissements. Le Gall ajoute à la difficulté de cet exercice de style en prévenant, pour ainsi dire, et son héros et le lecteur dès le début que le séjour sur l'île est une sorte de trip, mais dont on peut ne pas revenir - ou, si c'est le cas, en étant devenu fou. En éventant ainsi ce qui va se produire immanquablement, l'intérêt est donc moins de croire ou non à ce que va vivre Théodore qu'à l'état dans laquelle il en sortira.

Une fois encore, la personnalité lisse et passive du héros n'est pas un défaut mais bien un atout pour ce genre d'histoires où l'auteur veut tenter de le désorienter autant que le lecteur. L'identification sera d'autant plus efficace. Similairement à Alice aux pays des merveilles, Théodore croise des personnages tour à tour séduisants (Isa Tchekhov), déroutants (le poète), inquiétants (le chasseur), qui sont autant de figures symboliques : le désir, la rêverie, le danger sont autant d'états rencontrés que personnifiés. Même si cela pourra frustrer des lecteurs espérant une aventure plus classique, voire convenue, le résultat reste très efficace.

Le Gall a aussi l'occasion de dessiner un décor auquel tout artiste veut se confronter, dans le cadre d'une série pareille, et il donne à l'île toute la beauté, la puissance d'envoûtement, la luxuriance, requises. La maison, qui donne son titre à l'album, a la majesté et le raffinement qui convient.

Les acteurs de cette étrange pièce bénéficient encore une fois aussi de physiques bien campés, avec des expressions superbement rendues malgré une économie étonnante dans les traits, et un langage corporel subtil. Il faut aussi souligner la qualité des habits, avec une colorisation (réalisée par Le Gall et Dominique Thomas) superbe.

Ce 8ème volet des aventures de Théodore Poussin confirme tout le bien à penser de cette série, et de ce second cycle en particulier.

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