lundi 3 octobre 2011

Critique 267 : PRIDE OF BAGHDAD, de Brian K. Vaughan et Niko Henrichon

Pride Of Baghdad est un roman graphique écrit par Brian K. Vaughan et illustré par Niko Henrichon, publié en 2006 par DC Comics dans la collection Vertigo. L'histoire s'inspire librement de faits authentiques.
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Avril 2003 : la seconde guerre du Golfe bat son plein. L'armée américaine bombarde la capitale de l'Irak, Bagdad, et permet, involontairement, l'évasion de tous les animaux du zoo. Parmi eux, quatre lions : Zill, le mâle adulte ; Safa, la vieille lionne borgne ; Noor et son fils, Ali. Ils errent d'abord, hébêtés, dans le zoo dévasté, subissant quelques bombes lâchés (et tuant quelques specimens) ; le jeune Ali est même brièvement enlevé par les singes. Puis ils franchissent les grilles du zoo et découvrent la ville désertée et ravagée, en quête de nourriture. C'est ainsi qu'ils découvrent le cadavre d'un civil (qu'ils prennent pour un de leurs gardiens et renoncent à dévorer) puis une bande de chevaux qui va les entraîner dans un palais où l'ours Fajer s'est établi... Mais le jour s'achève et des G.I. ne sont pas loin : qui seront les plus sauvages, des bêtes ou des hommes ?
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En acquérant cet album, précédé depuis longtemps d'une réputation très flatteuse, j'étais à la foix excité, par l'équipe créative aux commandes, et curieux, du parti-pris choisi pour raconter cette histoire. Mais le résultat est à la hauteur de l'attente, et même plus, car on a affaire là à un authentique chef-d'oeuvre, un bouquin rare, qui vous conquiert et vous impressionne comme un classique instantané. Bref, un livre qui ne dépareille pas à côté de Watchmen, Asterios Polyp, Blankets et d'autres gemmes de ce calibre.
Brian K. Vaughan est connu pour sa capacité à exploiter une idée simple dont il extrait à la fois la substantifique moëlle et explore les facettes les plus inattendues. On comprend donc ce qui l'a attiré dans ce fait divers qui s'est réellement produit lors des attaques de l'armée américaine à Bagdad en 2003 au cours desquelles quatre lions s'échappèrent du zoo et traversèrent la ville avant d'être abattus par des GI.
A parti de ce postulat, Vaughan imagine les étapes du parcours de ces quatre fauves, mais avant de broder une métaphore, il prend d'abord soin de les dôter d'une personnalité et de leur faire vivre quelques aventures, dans un laps de temps très court (le récit se déroule en une journée). Zill est un lion dont la captivité a émoussé la férocité naturelle, sa libération inattendue ne le ravit pas particulièrement, et lorsqu'il s'agira de courser des chevaux pour le repas, il ne bougera même pas, avouant qu'il n'est plus capable de sprinter. Safa est la doyenne du groupe : son passé douloureux, dont elle porte les stigmates, est dévoilé dans un bref flash-back qui vous sonne comme un uppercut (éborgné et violée par le lion Bukk et ses frères). Enfin, il y a Noor, belle lionne, chasseresse affûtée et sexuellement active (l'occasion d'une scène subtilement amenée, avec Zill), mère du lionceau Ali, qui découvre avec émerveillement et naïveté le monde hors du zoo.
Ecrire une histoire avec des animaux qui parlent renvoie automatiquement à la tradition des dessins animés de Walt Disney, mais Pride of Baghdad n'est pas une variation du Roi Lion sur fond de guerre. Vaughan rédige cette aventure avec sensibilité mais sans sensiblerie, et son talent de conteur n'est jamais pris en faute : comme avec Y the last man ou Runaways, il excelle à caractériser ses héros, à les faire parler avec intelligence, à développer des rebondissements à la fois réalistes et d'où surgit parfois, d'une manière aussi surprenante que remarquable, une poésie véritable (lorsque le quatuor franchit les portes du zoo ou quand Ali découvre ce qu'est l'horizon).
Autant prévenir les âmes sensibles mais aussi les plus jeunes, qui pourraient croire que le récit est inoffensif car mené par des animaux, la brutalité de certaines scènes et le dénouement violent et poignant exigent de ne pas mettre cet album entre toutes les mains, ou alors d'en accompagner la lecture pour expliquer le contexte, les ressorts. Même un lecteur adulte ne saurait rester impassible quand le périple des quatre lions s'achèvent - la fin est déchirante et Vaughan conclut sur une note d'une ironie amère ("En Avril 2003, quatre lions s'échappèrent du zoo de Bagdad durant les bombardements en Irak. Les animaux affâmés furent abattus par des soldats américains. Bien sûr, il y eut d'autres victimes.") au diapason de la morale de cette fable : "la liberté ne peut être donnée, seulement méritée".
Vaughan ne prend pas ouvertement parti, son récit dénonce juste l'absurdité de la guerre, quelle qu'elle soit, où qu'elle soit, et de ce qu'elle détruit. Les hommes n'apparaissent pratiquement jamais, en tout cas, on ne voit jamais leurs visages (ni celui des gardiens du zoo, ni celui du civil mort, ni celui des soldats). Et la mort des quatre lions, si elle révolte, c'est parce que nous nous sommes attachés à eux durant l'histoire, pas parce que ce sont de gentils lions inoffensifs (leur attitude face aux singes, aux chevaux, leur combat contre l'ours prouvent que ce ne sont pas des peluches complètement apprivoisées). La fin même de ces fauves peut sembler dérisoire en comparaison avec les autres pertes humaines de ce conflit, mais cela signifie e surtout que c'est le sacrifice des innocents qui rend toute guerre abjecte : animaux comme humains, toute vie enlevée par la guerre souligne la barbarie de la guerre.
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Sans Niko Henrichon, Pride of Baghdad ne serait que la moitié de ce qu'il est. La qualité exceptionnelle du graphisme rend justement cet ouvrage hors du commun. La technique du québécois est complexe : il a d'abord storyboardé le script de Vaughan qui était particulièrement détaillé et indiquait notamment un rythme de lecture particulier, avec peu de cases par page (le plus souvent quatre vignettes, ce qui donne à la fois de la rapidité et invite à contempler chaque image) ; puis il a dessiné les planches au crayon avant de procéder lui-même à la mise en couleurs où il a mélangé l'aquarelle et des finitions par ordinateur, si bien mélangées que les séparations sont imperceptibles.
Le résultat est phénomènalement beau : les quatre lions sont de vraies fauves et non des silhouettes humaines avec des têtes d'animaux (comme dans Blacksad), pourtant chacun a des expressions subtiles et variées, traduisant parfaitement leurs sentiments et leurs émotions. La gestuelle est également admirablement restituée, acquérant une étonnante puissance dans les scènes de combat (l'affrontement contre l'ours Fajer est particulièrement impressionnant et admirablement découpé). Mais les singes, les chevaux, la tortue croisés par les héros sont aussi saisissants de réalisme.
Chromatiquement, Henrichon a favorisé des teintes majoritairement chaudes, avec une prédominance de jaune, orange, brun, qu'il fait contraster avec des séquences plus sombres, où le gris, le bleu, orientent le rapport au temps (comme le flashback concernant Safa) ou les ambiances inquiétantes (la découverte du palais et le face-à-face avec Fajer).
La synthèse entre ces couleurs très ouvragées et la vivacité du trait de crayon produit en tout cas un résultat visuellement impressionnant, échappant à l'esthétisation : Pride of Baghdad n'est pas qu'un beau livre d'images, c'est une vraie bande dessinée mais dessinée par un virtuose.
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Un roman graphique qui mérite cette appellation compte tenu de sa qualité littéraire et de sa force graphique.

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