lundi 18 mai 2009

Critique 47 : FROM HELL, d'Alan Moore et Eddie Campbell

L'Everest d'Alan Moore !
Ce n'est pas sans appréhension qu'on attaque la lecture de cet imposant ouvrage, ce pavé de plus de 500 pages au sujet difficile, d'une ambition folle, qui a pris dix années à être réalisé, et qui nécessite plusieurs heures de lecture... Et encore plusieurs heures pour "digérer" cette lecture, qui vous hante puissamment.
Donc attention : cet ouvrage n'est pas à mettre entre toutes les mains et même des lecteurs aguerris n'en sortent pas indemnes. Mais pour qui choisit quand même de tenter l'aventure, c'est un voyage inoubliable, une véritable expérience, qui confirme le génie exceptionnel de son auteur.
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From Hell est un essai sur l'une des plus grandes énigmes criminelles de l'Histoire puisqu'il traite de l'identité et du mobile de Jack l'éventreur, mais il dépeint aussi la société anglaise à l'épqoue victorienne et réfléchit à la condition féminine.
Le titre ("De l'enfer") provient d'une lettre envoyée à la police en 1888 par l'assassin présumé, qui n'a jamais été arrêté.
A l'origine, From Hell fut édité en 12 livrets, en noir et blanc, avant d'être rassemblé en un seul volume relié de 512 pages : le prix de la critique au festival d'Angoulême le récompensa en 2001.
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La structure de l'oeuvre emprunte au feuilleton (procédé familier à Moore depuis Watchmen) : on compte quatorze chapitres (plus ou moins longs), encadrés par un prologue et un épilogue, plus deux appendices (qui font partie intégrante du récit) - le 1er est constitué d'une quarantaine de pages d'annotations, le 2nd est un épisode supplémentaire de 24 pages, Le Bal des chasseurs de mouettes, concluant l'histoire de manière ironique les nombreuses tentatives d'explications des meurtres de Jack l'Éventreur en donnant finalement le point de vue de Moore sur l'affaire.

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En Angleterre, à l'époque victorienne, le Duc de Clarence, petit-fils de la Reine Victoria, a une liaison amoureuse clandestine avec Annie Crook, une vendeuse de l'East End à Londres. Ils se marient en secret et ont un enfant. La reine Victoria y met un terme en éloignant le duc de la capitale et en faisant interner Annie Crook dans un asile d'aliénés après avoir subi une lobotomie.
Malheureusement, plusieurs prostituées, amies d'Annie, essaient de profiter de la situation pour obtenir de l'argent qu'une bande de racketteurs de leur quartier leur réclame. Alertée de cette tentative de chantage, la reine Victoria demande alors au médecin royal, Sir William Gull, de se débarrasser de ces personnes pour éviter un scandale.
Le Docteur Gull est un déséquilibré, hanté par des visions mystiques, qu'il confie à son cocher, Nettley, au cours d'une longue traversée de Londres où il visite et commente de nombreux symboles architecturaux de la ville. Selon Gull, l'histoire de l'humanité est une lutte permanente entre les hommes pour dépouiller les femmes du pouvoir qu'elles détenaient dans les sociétés préhistoriques. Il appuie son argumentaire avec de nombreuses évocations mythiques, symboliques et scientifiques, et c'est ainsi qu'il remplit la mission dont l'a chargé la reine Victoria. Supprimer des prostituées est pour lui un acte de "magie sociale" destiné à raffermir l'ascendance de l'homme sur la femme dans la société.
Face à la reine, Gull justifie ses terribles méthodes en expliquant qu'il s'agit d'avertissements franc-maçonnique contre les Illuminati
qui mettraient en péril la couronne.
L'inspecteur Frederic Abberline est chargé d'enquêter sur ces meurtres : plusieurs suspects sont envisagés, mais ses investigations sont un échec.
La situation empire quand un journaliste rédige une lettre où il prétend être le tueur : ainsi qu'apparaît le nom de Jack l'éventreur pour désigner le maniaque.
Le délire de Gull culmine lorsqu'il élimine Mary Jane Kelly : Londres lui apparaît un siècle dans le futur. Devenu à son tour une menace pour la reine, il est livré au jugement d'un tribunal franc-maçon secret, qui décide de l'incarcérer après l'avoir fait lobotomiser.
Montague John Druitt, un jeune enseignant et avocat, accusé d'homosexualité, servira de bouc émissaire pour calmer la population : il est "suicidé" après qu'on l'ait forcé à écrire une lettre d'aveu.
Avant de mourir, une ultime vision assaille Gull : il quitte son enveloppe charnelle et entame un voyage dans le temps au cours duquel il va inspirer d'autres assassins fameux comme Peter Sutcliffe ou Ian Brady mais aussi l'auteur William Blake.

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Pour bâtir ce monument, Alan Moore s'est inspiré d'une thèse polémiquée émise par Stephen Knight : il est question d'un complot franc-maçonnique à l'origine des meurtres de Jack l'éventreur pour cacher l'existence d'un bâtard dans la famille royale, fils du prince Albert Victor, duc de Clarence. Par la suite, Moore a expliqué qu'il ne soutenait pas cette théorie mais qu'il la considérait comme une base pour son travail.
Qouiqu'il en soit, même si From Hell est et reste une fiction, Moore et Eddie Campbell ont effectué des recherches considérables pour rendre leur histoire la plus crédible possible, comme en témoigne les abondantes notes et références, indiquant les scènes purement imaginaires et les faits avérés.
Le récit est aussi une analyse très poussée sur le personnage de sir William Gull : sa personnalité complexe, sa philosophie existentielle, ses motivations et son double rôle de médecin royal et de serial-killer sont explorés avec force détails. C'est un "héros" qu'on n'oublie plus jamais après avoir lu From Hell, que l'on croit ou non qu'il ait été Jack l'éventreur.
Il se trouve que l'authentique William Gull a eu une attaque cardiaque et Moore s'en sert comme prétexte pour justifier ses délires - comme lorsqu'il "voit" une apparition de Jahbulon, une figure mystique de la franc-maçonnerie, événement qui va le voir sombrer définitivement dans la folie.
Au début de l'histoire, on accompagne également Gull et son cocher dans une étrange virée au coeur de Londres : les principaux monuments de la capitale anglaise cacheraient une signification mystique ayant disparu avec le monde moderne. Moore a raconté avoir imaginé ce passage après avoir lu Ian Sinclair.
D'autres célébrités de l'époque sont évoquées telles qu'Oscar Wilde, Aleister Crowley, William Butler Yeats, Joseph Merrick (le fameux Elephant Man).
Et puis que Moore adhère ou on à la théorie de la conspiration "royalo-maçonnique" dans cette affaire, à vrai dire peu importe ! On peut parler de "béquille scénaristique" dans la mesure où il s'en sert avant tout pour critiquer la société anglaise de la fin du XIXème siècle : la charge est d'ailleurs implacable contre les inégalités sociales de l'époque et du pays. La comparaison entre le style de vie des nantis (comme Gull justement) et celui des plus misérables est accablante, d'une grande cruauté, d'une vérité sans concession et, à ce sujet, Moore a exprimé son regret que le Royaume-Uni n'ait pas connu une Révolution comparable à celle de la France en 1789.
Le discours profondément féministe qui parcourt l'œuvre, avec ces meurtres clairement présentés comme des actes symboliques voulant réaffirmer l'ascendance du mâle, participe du même mouvement politique.
L’intérêt de ce "graphic novel" est moins de découvrir qui est Jack l'éventreur (son identité nous est rapidement révélée) que de découvrir pourquoi et comment il l’est devenu. Mais les curieux pourront, comme ce fut mon cas, s'intéresser aux sociétés secrètes à partir du rôle que Moore prête aux francs-maçons.
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L'important travail de documentation est aussi palpable dans les dessins d'Eddie Campbell. D'un trait de plume acérée, il nous montre un Londres noir, sale, cru, profondément humain, saisissant dans sa représentation qui emprunte au gothique et à l'expressionnisme. Il émane de ses planches une atmosphère lugubre, insensée, effrayante, traversée par des visages spectraux. Son trait hachuré, sombre, produit un effet proche de la sidération.
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Que From Hell soit étudié dans certaines universités ou qu'il ait été interdit en Australie nous prouvent encore son importance : en effet, il est avéré que la censure condamne souvent les grandes œuvres. Et cette bande dessinée qui dépasse les standards du genre est une oeuvre aussi immense qu'unique.

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