jeudi 28 mai 2009

Critique 51 : DAREDEVIL - BORN AGAIN par FRANK MILLER et DAVID MAZZUCCHELLI

Daredevil : Born Again
(vol.1, #227-233 ; Février-Août 1986)

Daredevil : Born Again (Renaissance en vf) est un story-arc en 7 épisodes (n° 227 à 233), datant de 1986, écrit par Frank Miller et et dessiné par David Mazzucchelli.
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Karen Page, l'ancienne secrétaire du cabinet juridique Nelson & Murdock et maîtresse de ce dernier, a voulu changer de vie en tentant sa chance comme actrice à Hollywood. Elle a fini par échouer dans des productions pornographiques et la toxicomanie. Cette addiction à l'héroïne la conduit à vendre contre une dose le secret de l'identité de Matt Murdock.
Cette information remonte jusqu'au Caïd, qui durant les six mois suivants va user de toutes ses influences pour ruiner méthodiquement l'existence de l'avocat-justicier qui lui a causé tant de tracas.
Traqué par le fisc et la magistrature, Murdock est ruiné et radié du barreau. Même son ami policier, le lieutenant Nick Manolis, l'accable auprès des autorités. Il ignore qui tire les ficelles jusqu'à ce que sa maison explose : cet attentat est à l'évidence signé par le Caïd. Démoli psychologiquement, il commence à délirer, s'enfonçant de plus en plus profondèment dans la dépression et la paranoia, pensant que même ses proches amis ont participé à sa chute - comme lorsqu'il découvre que son ex-petite amie, Glorianna O'Breen, entretient désormais une relation avec son associé Foggy Nelson.
Cependant, Ben Urich, reporter au "Daily Bugle", s'interroge lui aussi sur la déchéance brutale de Murdock et mène l'enquête jusqu'à avoir l'intime conviction que le Caïd est derrière toute l'affaire. Ce dernier apprend les soupçons du journaliste et fait tuer tous ses informateurs puis intimide suffisamment l'importun pour qu'il cesse de fouiner.
Désespéré, confus, Murdock décide d'affronter le Caïd pour l'obliger à lui rendre sa vie. Leur face-à-face verra la victoire du malfrat. Sévèrement blessé, l'ancien avocat est jeté dans un taxi au fond de l'East River. Mais quand le véhicule est repêché, on n'y trouve pas son corps... Pour Wilson Fisk, la nouvelle est inquiétante : désormais sans espoir, l'homme qu'il a patiemment détruit est aussi devenu littéralement un homme qui n'a plus rien à perdre, un homme sans peur.
Murdock est recueilli dans un refuge pour sans-abri tenu par des religieuses dans le quartier de Hell's Kitchen, où il se rétablit lentement mais sûrement. Il y retrouve sa mère, sans pour autant qu'elle ne le lui avoue.
A la même époque, Karen Page – à présent pourchassée par les sbires du Caïd comme un témoin compromettant - arrive à New York, accompagné par son nouvel amant, un dealer nommé Paulo Scorcese : la jeune femme n'a qu'un espoir, retrouver Murdock et réparer le tort qu'elle lui fait. Pour le localiser, elle rencontre Foggy Nelson, qui l'invite à se réfugier chez lui pour la protéger de Paulo.
Ben Urich décide, lui, de braver les menaces du Caïd en reprenant ses investigations et en alertant les autorités de la situation.
Wilson Fisk devient obsédé par l'idée de retrouver Murdock. Il s'arrange pour faire libérer de l'asile un dangereux déséquilibré afin qu'il endosse le costume de Daredevil et supprime Nelson et Page pour que Matt resurgisse.
La vie d'Urich et de sa femme est à nouveau mise en danger et c'est en stoppant le déséquilibré qui se fait passer pou Daredevil et en sauvant son ami reporter que Murdock choisit de refaire surface. Matt retrouve ainsi Karen et l'emmène avec lui.
Murdock réapparu, le Caïd utilise ses relations dans l'armée pour recruter le super-soldat Nuke, qu'il envoie attaquer le quartier d'Hell's Kitchen pour mieux affronter Daredevil. Le raid a l'effet escompté, mais au prix de la vie de plusieurs civils innocents . Les Vengeurs arrivent sur les lieux du drame et embarquent Nuke.
Captain America va chercher à en savoir plus sur Nuke et les raisons de son action : il découvre qu'il a subi une expérience similaire à celle qui a fait de lui un surhomme, mais aussi que des officiers ont sûrement été corrompus pour laisser s'accomplir le massacre d'Hell's Kitchen.
Furieux de la manière dont les médias parlent de lui et rendu incontrôlable par les drogues qu'on lui administre, Nuke s'évade et entreprend d'attaquer le "Daily Bugle"
. Il est stoppé par Captain America puis blessé par des militaires lancés à sa poursuite. Daredevil intervient pour couvrir Cap et emmener Nuke jusqu'à un hôpital. Mais ce dernier meurt avant d'y arriver et le justicier aveugle choisit alors de transporter son corps dans la salle de rédaction du Daily Bugle comme la preuve irréfutable des manigances du Caïd.
Le Caïd est devenu le gibier, persécuté, après avoir été l'impitoyable chasseur, à son tour il est l'objet de poursuites judiciaires et abandonné par le Milieu, tandis que Matt Murdock reprend une vie normale au bras de Karen Page, sans rien regretter apparemment et prêt à affronter l'avenir.
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Daredevil: Born Again joue avec une variété de thèmes qui tranchait avec les comics de l'époque et qui lui conserve une place à part dans la mémoire des lecteurs. Mais si on devait en retenir un, ce serait la préservation de l'intégrité - physique comme morale - dans l'adversité : un motif qui hante l'oeuvre de Frank Miller, et qui sera à nouveau exploré dans Batman : year one.
Murdock est décrit comme un homme honnête qui doit traverser de terribles difficultés mais ces épreuves vont lui permettre de se purifier, tel un véritable héros de la mythologie. Ce refus des compromissions est à l'évidence pour Miller ce qui définit la qualité d'un individu au sein du système, et, dans cette histoire, il l'illustre avec une force rare.
Le Caïd dévaste la vie de son ennemi avec une efficacité qui n'a d'égale que sa cruauté : là encore, cela est transcrit avec une puissance saisissante. DD : born again est autant le portrait de la victime (Murdock) que celui de son bourreau, obsédé par sa vengeance jusqu'à la folie, quitte à se mettre à dos ses partenaires dans l'empire du crime.
Ce motif est également exploré à travers le personnage de Ben Urich, qui refuse, malgré la menace du Caïd, de céder, d'abandonner Murdock et choisit de confondre Wilson Fisk, à la fois par conscience professionnelle, citoyenne et par amitié.
En multipliant les narrateurs, les points de vue, Miller confère à son récit une intensité prodigieuse, un climat oppressant et un rythme haletant.
On le voit, il y a également dans DD : Born Again un propos politique, qui sous-tend le récit d'une rédemption.
Ainsi, la présence de Captain America est symbolique : il est représenté comme celui qui domine les débats, ou plutôt celui qui est au-delà, le pur "esprit de l'Amérique". A l'oppposé, Nuke évoque Rambo : un guerrier fou, drogué, influençable et fanatique, qui n'hésite pas à sacrifier des civils pour rempllir la mission qu'on lui a confié - au nom d'un patriotisme aveugle, méprisant les libertés de la presse et du citoyen.
Publié durant la présidence de Ronald Reagan, alors que le traumatisme de la guerre du Vietnam et de ses vétérans minaient les Etats-Unis, DD : Born Again fait oeuvre de témoignage sur cette époque troublée - pas toujours avec finesse, certes (défaut qui marquera d'autres oeuvres de Miller par la suite), mais avec une indéniable efficacité. Ce que nous dit l'auteur des années 80 révèle la fin du "rêve américain", mort dans un conflit qui a inspiré moults cinéastes, romanciers et chanteurs. C'en est bien fini du temps de l'innocence et ce pessimisme teinté d'un cynisme mordant porte la marque du scénariste.
La façon dont Miller traite aussi les Vengeurs, qui apparaît à la fin de cette saga, surprend. La briéveté de son apparition rend précisèment son passage mémorable, après la bataille dévastatrice qui a vu Daredevil affronter Nuke dans Hell's Kitchen à feu et à sang. L'équipe de héros prend rapidement le contrôle de la situation, surgissant telle des dieux réglant les affaires des simples mortels : Thor apparaît comme une silhouette impersonnelle, dominant la scène du combat et éteignant un incendie causé par la bataille, Iron Man n'est plus qu'un homme dans une armure, à peine mieux qu'une machine capable de désintégrer Daredevil et lui réclamant sans diplomatie Nuke, et enfin Captain America figure le soldat ultime, l'incarnation de l'âme de la nationt.
Cette image tranche avec celle qu'on donnait des super-héros dans les années 80 et préfigure the Authority ou les Ultimates. En comparaison, Daredevil semble bien vulnérable - d'ailleurs, Murdock apparaît plus souvent en civil qu'en costume tout au long du récit, soulignant ce contraste entre le simple justicier qu'il est et les surhommes que sont les Vengeurs.
On peut encore voir comme un autre geste politique la dédicace de Miller et Mazzucchelli dans le chapitre final à Jack Kirby. La légende des comics était en effet à cette époque engagé dans une âpre lutte pour la propriété de ses créations avec l'éditeur de la saga, Marvel Comics.
Frank Miller l’avait déclaré : "Born again sera sombre". En vérité, c'est bien plus que ça : c'est une épopée pesante, étouffante, épuisante même - dont aucun des personnages et des lecteurs ne sort indemne. Le scénariste s'interroge sur ce qui fait un héros : son costume ? Son environnement ? Son attitude ? Est-on conditionné pour devenir un héros ou porte-t-on ça en soi, est-ce une vocation ? Et enfin, un héros ne se définit-il pas par sa capacité à rebondir après avoir subi le pire ?
L'histoire n'est pas exceptionnelle en elle-même, d'autres auteurs se sont posés les mêmes questions et on peut trouver le résultat un peu grossier. Non, ce qui distingue DD : Born again, c'est la manière dont le récit est traité, avec sa narration polyphonique, sa radicalité, son jusqu'au-boutisme. C'est un chemin de croix, et le vocabulaire religieux utilisé par Miller en atteste comme en témoignent les titres des chapitres : Apocalypse, Purgatoire, Paria, Renaissance, Sauvé, Dieu et patrie et Armageddon.
C'est la relation d'une lutte sans fin à laquelle en tous lieux et toutes circonstances deux hommes s’adonneront. Encore aujourd'hui, les auteurs de Daredevil sont influencés par cette vision des deux personnages.
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Mais ce qui rend l'ouvrage encore plus remarquable peut-être, c'est qu'on y assiste en quelque sorte à la (re)naissance d'un artiste, un de ceux qui allait marquer une génération de lecteurs et influencer plus d'un dessinateur : le très grand David Mazzuchelli se charge ici des crayonnés et de leur encrage.
Lorsqu'on examine l'évolution de son graphisme tout au long de ces sept chapitres, c'est tout à fait stupéfiant de constater comment il est passé d'un style classique, conventionnel même, à une expression esthétique beaucoup plus singulière - et qui trouvera son aboutissement avec Batman : year one, avant de subir encore bien des transformations dans Cité de verre et ses travaux ultérieurs.
Daredevil : Born again, c'est la révèlation de "Mazz' ". Notez comment il traite Ben Urich qui, lorsqu'il devient menacé de mort par le Caïd, est dessiné tout en angles, en arêtes : trouvaille superbe pour figurer la détresse du personnage.
Tout le talent de l'artiste explose dans l'expressivité qu'il sait donner aux visages, aux postures, rendant à chaque protagoniste sa pleine mesure : le tourment puis la sagesse acquise au terme des épreuves chez Murdock, l'énormité impressionnante du Caïd tel un Bouddha malfaisant, la fragilité désespérée de Karen, la bonhommie inquiète de Foggy, l'hystérie de Nuke...
Son art du découpage est également impressionnant : il suggère des travellings arrière pour nous montrer Murdock couché dans une ruelle dans une position foetale tout en ayant parallèlemennt joué avec des vignettes horizontales où le noir profond et des contre-jours élégantissimes rappellent la dernière rencontre entre le jeune Matt just après l'accident qui lui a coûté la vue et sa mère.
Il imprime au récit un rythme tout en ruptures de ton, qui est encore une véritable leçon de storytelling presqu'un quart de siècle après. Il sait nous crisper tout en laissant un souffle épique traverser l'histoire, toujours au service de celle-ci tout en la sublimant.
Quant à l'exercice obligé des scènes d’action, il leur donne une énergie qui va à l'essentiel, sacrifiant parfois le décor au profit d'un effet de lumière ou d'un angle de vue plus évocateur : il y a là une autorité digne des maîtres les plus rompus au genre.
Aucune planche ne se ressemble et pourtant tout est d'une cohérence fabuleuse, jamais le lecteur n'est perdu malgré la densité du propos.

Seul bémol : la colorisation, d’époque, a vieilli, avec ses trames et ses contrastes parfois pâlots, parfois criards. Dommage que cela n'ait pas été "remastérisé", même si au fond cela participe aussi au charme du livre.
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Que dire de plus ? L'expérience est inoubliable : dynamique et intimiste, angoissante et pleine d'espoir, violente et salvatrice. Passer à côté serait un sacrilège !

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