mardi 27 février 2018

WONDER WHEEL, de Woody Allen


Le distributeur des films de Woody Allen en France nous a privés de son dernier opus, Wonder Wheel, l'an dernier, si bien qu'il a fallu attendre le 31 Janvier dernier pour cet opus soit dans nos salles, et plus tard pour un provincial comme moi (et encore à des séances aux horaires difficiles). Le long métrage, plombé par l'interview de la fille du cinéaste (qui l'accuse de l'avoir violée), a fait son pire score depuis longtemps et les critiques hexagonaux ont tenté de déminer le terrain en séparant l'oeuvre de l'homme tout en relevant de troublants parallèles entre la fiction et la réalité. Impossible de considérer l'oeuvre d'un regard détaché dans ces conditions. Il faut donc analyser Wonder Wheel quasiment comme un témoignage. 

 Ginny Rannell (Kate Winslet)

Coney Island, fin des années 1950. Ginny est une serveuse qui rêvait d'être actrice et qui, après avoir quitté son premier fiancé, un batteur de jazz, a refait sa vie avec Humpty Rannell, propriétaire d'un manège. Ils vivent avec Ritchie, le fils de Ginny, pyromane précoce.

Ginny et Mickey Rubin (Kate Winslet et Justin Timberlake)

Lorsque, après une journée au restaurant de crustacés où elle travaille, Ginny se promène sur la plage désertée par les baigneurs car un orage approche, elle fait la connaissance d'un maître-nageur, Mickey Rubin, séduisant et jeune, qui la séduit. Ils deviennent vite amants et elle retrouve la joie de vivre.

Humpty Rannell et Ginny (Jim Belushi et Kate Winslet)

Mais la situation bascule lorsque Carolina, la fille de Humpty, resurgit après cinq ans d'absence, passés au bras d'un gangster qu'elle vient de quitter et de dénoncer au F.B.I.. Depuis, un contrat a été lancé sur elle et elle demande à son père de l'aide. Il refuse d'abord avant de se raviser à condition qu'elle se range en reprenant des études et en décrochant un job - elle sera embauchée au resto où travaille Ginny, qui la déteste aussitôt car sa présence trouble encore davantage Richie et accapare l'affection de Humpty.

Les hommes de main et Humpty (Steve Schirripa, Tony Sirico et Jim Belushi)

Peu après, deux hommes de main de la pègre débarquent et interrogent Humpty mais celui-ci explique qu'il a renié sa fille et n'a plus de nouvelles d'elle par conséquent, même si, raconte-t-il, elle rêvait de séjourner en Californie.

Mickey, Ginny et Carolina Rannell (Justin Timberlake, Kate Winslet et Juno Temple)

Les doutes de Ginny sur la sincérité des sentiments de Mickey s'aggravent quand il les croise, elle et Carolina, par hasard, et qu'elle remarque leur attirance réciproque immédiate. La fille et sa belle-mère ont des rapports de plus en plus tendus après ça, d'autant que la première n'aide pas la seconde dans les tâches ménagères et s'avère une piètre serveuse au resto. L'attitude de Humpty n'arrange rien puisqu'il finance les cours du soir de Carolina en rechignant à payer les séances chez une psychanalyste pour Richie.
    
Ginny et son fils Richie (Kate Winslet et Jack Gore)

Accablée par tout cela, la fête du quarantième anniversaire de Ginny est un calvaire pour elle avec en guise de coup de grâce l'aveu par Carolina qu'elle et Mickey se fréquentent et seraient sur le point de s'engager dans une liaison sérieuse. Amère, Ginny tente de la décourager de le revoir en le dénigrant, mais lorsqu'elle le revoit, pour le reconquérir, elle lui offre une montre (payée avec de l'argent volé à Humpty) : ce cadeau exorbitant embarrasse Mickey qui provoque le courroux de sa maîtresse et leur séparation.

Carolina et Mickey

Le Vendredi suivant, il invite Carolina dans une pizzeria pour lui déclarer sa flamme mais aussi lui avouer sa romance, désormais close, avec Ginny. Troublée, la jeune femme préfère à la fin de la soirée rentrer chez elle à pied pour réfléchir, sans remarquer qu'une voiture (celle des deux hommes de main de la pègre) la suit. Carolina disparaîtra, sans doute enlevée et tuée, laissant Humpty incrédule et dévasté...

Ginny et Mickey

Mickey, furieux, retrouve Ginny chez elle, en l'absence de son mari, pour l'accuser d'avoir dénoncé Carolina à la pègre. Dans une tentative pathétique de se dédouaner alors qu'elle est ivre et indifférente au sort de sa belle-fille, elle ne peut que mesurer l'échec définitif de son existence. Richie, sur la plage, après une courte période d'abstinence, refait brûler un tas de bois...

Depuis sa rupture retentissante avec Mia Farrow, qui fut son épouse, sa muse et son actrice pendant de longues années, et l'officialisation de son couple avec une de ses filles adoptives, Woody Allen a défrayé la chronique et créé un schisme familial. Sa progéniture, biologique ou non, a pris parti pour ou contre lui, et son ex-femme a mené une intense campagne de dénigrement contre lui, alimentée par le dépit (sa carrière a sombré totalement depuis), la rancune (elle n'a jamais pardonné) et le dégoût (vis-à-vis de l'âge de Soon-yi, la nouvelle compagne du cinéaste). Elle a gagné à sa cause une de ses filles naturelles, Dylan, qui a, une première fois, prétendu avoir été violée à l'âge de sept ans - une enquête fut ouverte et classée sans suite, faute d'éléments probants - puis un de ses fils, Ronan (de son vrai prénom Satchel, il s'est débaptisé symboliquement pour couper les ponts avec Allen, avant que Farrow ne laisse entendre qu'il était le fils de Frank Sinatra, son ex-mari).

Ronan Farrow est devenu depuis l'an dernier un journaliste-vedette puisqu'il a révélé l'affaire Harvey Weinstein à la suite d'une longue et minutieuse enquête, dont tout le monde a salué l'application. Le scandale continue d'ébranler le tout-Hollywood, relayé par les réseaux sociaux à coups de hashtags comme #balancetonporc et #meetoo, où la délation règne et le tribunal populaire a pris la place de la justice. On assiste ni plus ni moins qu'à une nouvelle "chasse aux sorcières" digne du maccarthysme dans les années 1950 (tiens, comme l'époque où se déroule l'histoire de Wonder Wheel) où tout est versé dans le même sac, du dragueur lourdaud au véritable prédateur sexuel, des confessions d'acteurs/trices en mal de reconnaissance aux témoignages poignants d'authentiques victimes. On ne compte plus le nombre de têtes coupées dans cette affaire, sans autre forme de procès qu'une dénonciation que personne ne vérifie plus. La bataille prend même des airs nauséabonds de bataille des sexes où les hommes sincèrement émus par la situation et solidaires des femmes sont repoussés dans les cordes, désignés au mieux comme des oppresseurs en puissance, au pire comme des complices trop longtemps silencieux.

Un docte journaliste du "Washington Post" a ainsi trouvé le temps de consulter les archives que Woody Allen a confiées à la bibliothèque de l'Université de Princeton depuis 57 ans et a conclu, à la lecture de ces notes et de scénarii inachevés, que le cinéaste était maladivement obsédé par les adolescentes... Ce qui ne saute pas aux yeux quand on examine son oeuvre cinématographique. Mais achève d'assombrir son image après une nouvelle séries d'interview de Dylan Farrow sur l'agression présumée de son père (dont elle se souvient à présent parfaitement...).

Tout cela dure donc depuis un quart de siècle, et, dans la grande thérapie collective américaine que s'inflige Hollywood actuellement, on peut déjà compter les faux-jetons qui, autrefois ou récemment, étaient pourtant honorés de tourner avec Allen mais qui, maintenant, se bouchent le nez en l'évoquant et jurent qu'on ne les y reprendra plus, versant leur cachet à des associations d'aide aux victimes de sexisme : on saluera le "courage" de Marion Cotillard, Rebecca Hall, Thimothée Chalamet, Jessica Chastain, par exemple, qui sont en vérité moins dérangés d'oublier la présomption d'innocence du cinéaste que perturbés par la reconnaissance d'avoir été choisis par lui, sans être indisposés à l'époque.

Comme l'a justement écrit Pierre Murat dans "Télérama", soutien raisonné du réalisateur (au même titre que Frédéric Bonnaud, président de la Cinémathèque - qui a courageusement tenu tête à des viragos lors de récentes rétrospectives consacrées à Polanski ou Jean-Claude Brisseau), être critique n'est pas être "flic ni juge. Nous nous contentons de faire un travail critique, avec la conscience pleine et entière que si le talent n'excuse rien, il ne condamne personne. La morale, oui. Le moralisme, non".

A la lumière de tout cela - le scandale, ses répercussions, la position critique - faut-il même parler de Wonder Wheel, le peut-on, sereinement, en distinguant l'homme de l'artiste ?

Je réponds affirmativement. Et ce, même si je pense qu'il ne s'agit pas du meilleur opus de son auteur, passant, il est vrai, après une merveille comme Café Society (et d'autres pépites comme L'Homme irrationnel, Magic in moonlight et Blue Jasmine).    

Mais, comme s'il avait pressenti le vent du boulet, le cinéaste signe une histoire étrangement évocatrice, où comme rarement, il semble parler de sa situation, non pas pour s'en excuser, l'expliquer ou y répondre, mais la soumettre à notre avis. "Voici ma version des faits" pourrait-on presque lire entre les lignes. Et il l'écrit sans ménager personne, ni lui le premier, ni quiconque l'ayant vécu et/ou commenté. Rien que pour ça, on est bluffé.

L'argument même du récit fait mouche : Ginny, la serveuse, est une ancienne actrice ratée qui accuse à un moment son mari d'entretenir des rapports douteux (trop affectueux) avec sa fille. Elle le fait sans preuves, mue par son dépit, l'échec de son existence (de femme, de mère et d'artiste), mais avec une virulence qui trahit son instabilité mentale. Au premier degré, remplacez Ginny par Mia Farrow et vous obtenez un règlement de comptes salé.

Mais creusez un peu plus et vous verrez que personne n'est épargné dans cette histoire - et pas seulement à cause de la vengeance mesquine de Ginny. Les hommes - Mickey, Humpty - y sont dépeints comme des êtres rustres ou mufles, passant d'une femme à une autre. Les femmes n'ont pas droit au traitement délicat des comédies, même les plus cruelles de Allen, en s'agitant comme des créatures impressionnables ou possessives, ne tirant aucune leçon du passé.

Il existe, comme souvent chez l'auteur, des clés plus ou moins discrètes pour interpréter sa fiction. La plus visible est la fameuse grande roue qui donne son titre au film, inspirée par la Dino Wonder Wheel de Coney Island qui était l'attraction vedette de l'endroit à la fin des années 50 : le scénario joue sur le thème de la boucle via les mouvements physiques et sentimentaux des protagonistes (Ginny a quitté un homme qu'elle aimait et qui l'aimait pour devenir la femme d'un homme qui la dégoûte et qui ne lui témoigne aucune affection ; Carolina fuit un mafieux pour le dénoncer au FBI sans penser que sa tête est dès lors mise à prix ; les hommes de main de la pègre vont et reviennent ; Mickey va de Ginny à Carolina en ne pensant qu'au drame qu'elles lui inspirent ; Humpty a renié sa fille puis lui pardonne tout avant de la perdre, impuissant...). Personne n'est plus heureux au début qu'à la fin, réalisant à peine qu'ils sont la cause de leur propre perte.

L'autre entrée, plus subtile, serait Richie, le jeune fils de Ginny, obsédé par les incendies. On ignore ce qui motive sa pyromanie tout en le devinant (il n'a pas connu son père, n'est pas aimé par Humpty, assiste au naufrage affectif et à l'alcoolisme de sa mère : il est littéralement spectateur d'un théâtre de la vie qui prend feu). Le feu symbolise l'élément susceptible de purifier une existence en train de se consumer, le fait de brûler les ponts, de faire table rase du passé (et du présent). C'est aussi le feu de la passion (entre Ginny et Mickey, Mickey et Carolina, Carolina et Humpty), la lumière sur les sentiments qui traversent et agitent les protagonistes, le feu du soleil illuminant la plage et ses environs (avec ce jaune éclatant que la photo, splendide et artificielle au possible, de Vittorio Storaro) au début du jour comme à sa fin. Les flammes emportent tout et laissent espérer un futur meilleur bâti sur les cendres.

Les acteurs jouent cette partition sarcastique, impitoyable, de cette manière, comme au-dessus d'une poudrière prête à exploser : Jim Belushi rugit comme un fauve qui se retient difficilement, Justin Timberlake aspire à devenir un grand dramaturge en réalisant que les femmes qu'ils côtoient vivent des épreuves plus puissantes que n'importe quelle pièce de théâtre, Juno Temple est une fausse ingénue incendiaire semant le trouble sans s'en rendre compte, et Kate Winslet sombre avec application (comme elle ne le faisait pas dans Titanic, semble glisser, moqueur, Allen) dans un mélodrame pathétique. Les quatre interprètes sont excellents, ne cherchant jamais à se rendre sympathiques ni à faire des numéros (même si Winslet, qui avait dû renoncer à jouer dans Match Point, a droit à un vrai morceau de bravoure à la fin, filmé en un épatant plan-séquence, où elle donne la pleine mesure de son immense talent, fardé outrageusement, misérable et grandiose).

Après ça, quoi d'autre ? Depuis, Woody Allen a enchaîné avec un 48ème fim (dont on connaît déjà, surprise, le titre, A Rainy day in New York, avec Elle Fanning et Jude Law entre autres), toujours produit par Amazon Studios. Mais la rumeur court qu'il ne sortira pas en salles, pour être proposé uniquement en streaming (une manière pour la production de le liquider et de se débarrasser du cinéaste ?). Souhaitons quand même que la carrière du cinéaste ne se termine pas aussi tristement, emportée comme Carolina. Souhaitons tout simplement que, non comme dans les années 50, tant de grands artistes, malgré leurs moeurs ou opinions, soient enterrés vivants, avant que la justice, la vraie, n'ait statué sur leur cas.  

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