lundi 29 janvier 2018

BATMAN / ELMER FUDD SPECIAL, de Tom King et Lee Weeks


En Août dernier paraissaient plusieurs épisodes spéciaux chez DC Comics, prétextes à des rencontres pour le moins insolites entre les Looney Tunes et les super-héros les plus emblématiques de l'éditeur. L'intérêt de l'initiative avait de quoi interroger, mais aussi appâter quand celle-ci était confié à des mains expertes comme dans le cas de ce Batman / Elmer Fudd Special, écrit par Tom King et dessiné par Lee Weeks (une back-up story de 16 pages, en plus des trente du récit principal était réalisée par King et Byron Vaughns mais je l'ai zappée). Deux talents pouvaient-ils transformer cet exercice de style curieux en réussite artistique ?


Elmer Fudd visite les bas-fonds de Gotham City et s'arrête au Pork'ys Bar. Là se trouve Bugs "the bunny", une fripouille ainsi surnommée pour son goût des carottes et sa dentition proche d'un lapin. Elmer est là pour le tuer.


Bugs le sait et ne cherche même pas à fuir. Sans s'être résigné à son sort, il pense pouvoir le négocier pour rester en vie car si Elmer veut venger Silver St. Cloud, la femme qu'il aimait et qui l'aimait en retour, le malfrat ne l'a pas assassinée.


En effet, Silver aurait quitté Elmer pour les bras du séduisant milliardaire Bruce Wayne, qui s'en serait ensuite débarrassé par jalousie. Elmer croit à cette version des faits et épargne Bugs pour exécuter Wayne.


Il se rend en voiture au manoir Wayne et y pénètre en racontant au majordome Alfred Pennyworth qu'il a besoin de passer un appel téléphonique urgent. Traversant le salon où boivent et devisent les invités d'une réception, Elmer repère vite sa cible et sort de sous son manteau son fusil de chasse. Il tire sur Bruce Wayne devant l'assistance médusée et profite de la confusion qui s'ensuit pour repartir.


En rejoignant à vive allure, au volant de sa voiture, son appartement, Elmer ignore qu'il est suivi par Batman. Mais un grincement sur le parquet du palier l'alerte et il sort vérifier qu'il n'y a personne, tandis que le chevalier noir se tient dans son dos, près à le désarmer.


Les deux hommes s'affrontent jusqu'à ce que Batman ait l'avantage et désarme Elmer qui avoue pourquoi il a tué Wayne. Ensemble, le justicier et le chasseur retournent alors au Porky's Bar.


Les clients de cet établissement mal famé se jettent sur les visiteurs en espérant les éliminer mais sans succès. Bugs est face à eux finalement et avoue avoir menti à Elmer en le dirigeant chez Wayne, ne faisant que suivre les ordres de Silver.


L'intéressée apparaît alors et confirme les dires de "the bunny", expliquant que pour se débarrasser de deux amants dangereux comme Wayne et Elmer, elle a eu l'idée de les pousser à s'affronter. Mais son plan a échoué et elle se retire, priant ses prétendants de ne plus la poursuivre. 


Pour se remettre des émotions fortes de cette folle soirée, Elmer, Bugs et Batman commandent un verre chacun au barman Porky.

Une fois encore, Tom King joue et gagne, avec la complicité de Lee Weeks (les deux partenaires se sont depuis retrouvés sur Batman Annual #2, avec la même réussite - à quand un arc entier de Batman ensemble ?). Le scénariste est le Midas de DC Comics, transformant actuellement en or tout ce qu'il touche.

Pourtant, reconnaissons-le, même si on est fan de l'auteur et de son dessinateur (artiste méconnu, trop rare, sous-exploité), l'affaire n'avait rien d'évident : marier l'univers de Batman avec celui des "Looney Tunes", dans un style réaliste mais sans sombrer dans une histoire trop sombre, relevait de la gageure.

L'intrigue tout d'abord est certes simple mais diablement efficace et respectueuse des deux sources d'origine des protagonistes. Dans les dessins animés de Bugs Bunny, Elmer Fudd est un chasseur obsédé par le rusé lapin qu'il n'a de cesse de traquer pour l'occire d'un coup de fusil : avec son visage porcin, il évoque une créature anthropomorphe pathétique et antipathique pour laquelle on n'éprouve que du mépris face à la malice irrésistible du lagomorphe à longues oreilles qui nargue ses adversaires avec sa fameuse réplique "what's up, doc ?" ("quoi de neuf, docteur ?" en v.f.).

Batman évolue à des lieux de ça, dans un environnement urbain, nocturne, inquiétant : c'est le protecteur de la cité, un justicier inspirant la peur chez ses ennemis, hanté par la mort de ses parents assassinés. C'est un humain se déguisant en chauve-souris pour faire régner l'ordre - là où Elmer Fudd est un cochon habillé en humain, se promenant fusil à la main.

C'est là où le choix de Lee Weeks pour illustrer cette histoire est déterminant : artiste classique, inspiré par les classiques (Joe Kubert en particulier, mais aussi Stan Drake ou John Romita Sr.), il a adapté graphiquement les personnages d'Elmer et Bugs Bunny en les dotant de physionomies réalistes, tout en leur conservant les caractéristiques visuelles qui les identifient dans les dessins animés. Elmer reste petit, trapu, coiffé d'une casquette, vêtu d'un imperméable, équipé d'un fusil à deux canons juxtaposés ; Bugs a les dents de devant exagérément prononcés, de grandes oreilles, un corps élancé, et grignote des carottes : l'effet est sidérant et superbe, l'appropriation magnifique (rehaussé par des couleurs fabuleuses et un encrage, par Weeks lui-même, renversant).

L'épisode compte une trentaine de pages et King développe son récit en deux actes : le premier met en lumière Elmer, comptant venger Silver St. Cloud, une femme fatale dont il était amoureux et qui le lui rendait bien, mais qui semble avoir été assassinée par Bugs - un morceau de carotte baignant dans une flaque de sang l'accable. Puis dans un second temps, après que "the bunny" se soit disculpé, et qu'Elmer ait, toujours apparemment, tué Bruce Wayne, accusé du crime, Batman l'affronte et apprend la raison pour laquelle il a mené cette expédition punitive. Telle une boucle, le scénario se conclut là où il a commencé, au Porky's Bar pour une explication à la fois musclé (une belle bagarre à la clé) et un twist révélé avec une magistrale luminosité.

La fluidité et l'énergie de l'histoire associées à la splendeur des pages dessinées font totalement oublier l'incongruité initiale de l'exercice : on a évolué dans un contexte intermédiaire dont chaque partie a été parfaitement intégrée et adaptée pour l'occasion. Quel brio, quelle intelligence !

La preuve, s'il fallait le rappeler, qu'entre de bonnes mains, nul n'est impossible : procurez-vous, si vous pouvez encore le dénicher (on le trouve sur des sites de vente en ligne pour des prix un peu élevés mais vous ne regretterez pas votre investissement), ce numéro promis à devenir un collector, mérité.    

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