samedi 10 mai 2014

Critique 441 : MOVING PICTURES, de Kathryn et Stuart Immonen

MOVING PICTURES est un récit complet écrit par Kathryn Immonen et dessiné par Stuart Immonen, initialement publié en ligne sur www.immonen.ca puis publié sous la forme d'un album par Top Shelf en 2010.
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Tout démarre dans une pièce faiblement éclairée et meublée (une table et deux chaises), une femme attend qu'on vienne l'interroger. Un homme entre avec deux verres et une carafe d'eau puis se retire. Un deuxième homme arrive ensuite en portant plusieurs pages qui s'envolent après qu'il les ait posées sur la table...
Quelque temps auparavant, deux femmes se font leurs adieux sur le quai d'une gare à Paris, on devine qu'elles sont de la même famille et que l'une a pris l'identité de l'autre pour lui permettre d'être en règle avec les autorités. 
Ces deux scènes se déroulent durant la seconde guerre mondiale, sous l'occupation allemande. La jeune femme assise dans la pièce est conservatrice dans un musée et veille, autant que faire se peut, à ce que les oeuvres dont elle a la responsabilité ne soient pas pillées par les nazis. Face à elle, l'homme est un officier de l'armée germanique et veut justement comprendre la gestion de ces oeuvres d'art pour embarquer les pièces les plus intéressantes dans son pays.
La conservatrice et l'officier se livrent alors à un duel verbal  qui révèlent à la fois leurs convictions personnelles et la détermination dont ils sont prêts à faire preuve dans l'exercice de leurs missions...  

Moving Pictures est un curieux projet dont l'élaboration et la finalisation ont connu un long chemin. A l'origine, Kathryn Immonen et son mari Stuart (le plus célèbre des deux pour être un des dessinateurs les plus en vue de ces dernières années chez les gros éditeurs principaux du marché américain, DC et Marvel) entament ce récit sous la forme d'un web-comic publié épisodiquement sur leur site. Les engagements de l'artiste le contraignent à ne s'y consacrer que sur son temps libre, entre deux commandes, et l'histoire se développe dans la plus grande discrétion, personne ne sachant où cela va aboutir (les Immonen eux-mêmes avoueront avoir navigué à vue avant de connaître le dénouement et la forme définitive).
Une fois terminé, ce récit complet est proposé à l''éditeur indépendant Top Shelf, qui s'est fait une spécialité de ce genre d'ouvrages atypiques, ambitionnant une certaine qualité littéraire et un esthétisme décalé.

Les époux Immonen sont, pour le grand public, attachés aux séries de super-héros : Kathryn a signé des épisodes des Runaways (créés par Brian K. Vaughan) ou le one-shot Wolverine et Jubilee, quand à Stuart, son c.v. est plus que fourni avec des runs sur Ultimate Spider-Man, New Avengers (tous deux avec Brian Michael Bendis), ou la mini-série-culte Nextwave (écrite par Warren Ellis). Il s'agit donc à l'évidence d'un album qui leur tenait suffisamment à coeur pour y avoir consacré autant de temps et l'avoir confié à un éditeur en mesure de le publier sans en changer le contenu ou la forme. 
Comme vous l'aurez compris, il n'est donc pas ici question de surhommes en collants ou même d'un simple divertissement, mais d'un récit à la narration (écrite et graphique) plus exigeant, destiné à un public adulte et disposé à l'expérience.

Ce qui frappe d'emblée et mérite donc logiquement d'être premièrement analysée concerne le procédé visuel appliqué par Stuart Immonen : le dessinateur canadien est réputé pour sa capacité à changer de style (parfois même en imitant celui de ses collègues ou en mixant plusieurs influences, y compris au sein de son propre répertoire), et il a choisi là un traitement très radical. 
Le trait est dépouillé à l'extrême (en dehors de représentations d'oeuvres d'art, avec des effets évoquant la gravure) et les couleurs sont absentes, c'est un noir et blanc épuré et contrasté qui frappe par son économie absolue. Les visages sont réduits à des contours anguleux, avec quelques lignes pour figurer les bouches, nez, sourcils, chevelures, et à des points pour les yeux : on pense presque à des émoticônes ou des smileys, à moins que l'artiste ait voulu suivre les théories de Scott McCloud sur l'universalité de la représentation humaine (qui veut que plus un visage, un corps, sont dessinés de manière simple, avec peu de traits, plus ils représentent de personnes, plus il permet aux lecteurs de s'y identifier). Ce qui compte ici, en effet, c'est moins de visualiser des individus précis que des entités, des archétypes.  
Ce minimalisme empêche le regard d'être distrait par des éléments secondaires, accessoires : nous sommes en présence d'une femme et d'un homme et par extension des fonctions qu'ils incarnent, des sentiments qu'ils expriment, des convictions qu'ils défendent. Il est dès lors inutile de les détailler davantage. 
Pourtant, le tour de force de Immonen, c'est que, malgré ce dépouillement, chaque personnage possède un langage corporelle, des attitudes, des expressions distinctes, uniques, éloquentes. On a là l'oeuvre d'un artiste d'une fabuleuse maîtrise technique qui, en enlevant le maximum d'éléments à son dessin, parvient tout de même à conserver l'essentiel pour que le lecteur ne soit jamais perdu, sache toujours bien à qui il a affaire, quels enjeux cela traduit visuellement.
La composition des planches est d'une rigueur fascinante, quasi-hypnotique tellement notre regard est happé par ce qu'il voit. Les formes géométriques sculptées par des masses noires dévorent les visages, les corps, engloutissent les décors, et créent une impression d'oppression, de tension, très puissante. Mais cela ne l'empêche pas de produire aussi des plans avec des extérieurs savamment rendus (comme les rues de Paris, qui n'ont rien à envier à ce ferait Jacques Tardi, l'un de ceux qui ont su le mieux représenter la capitale).
Immonen flirte avec une abstraction qui, si elle en rebutera certains, laissera les autres subjuguées par l'aisance avec laquelle, à partir de presque rien, il réussit à suggérer autant. En parvenant à mêler aussi harmonieusement un dessin très élémentaire et un travail très poussé sur la composition, le dessinateur atteint ce que seuls les plus grands expriment : donner au lecteur le sentiment d'une lecture fluide, facile, aérée, mais riche pourtant d'une atmosphère intense, à la fois sépulcrale et sophistiquée.

Le scénario de Kathryn Immonen est bâti sur deux niveaux temporelles : d'un côté, il y a l'interrogatoire, la colonne vertébrale de son récit, et de l'autre, les flashbacks permettant de mettre en lumière certains aspects particuliers concernant les personnages et la situation ayant abouti à cette interrogatoire. 
Comme pour la partie graphique, la scénariste laisse volontairement des éléments dans l'ombre, n'explique pas tout : c'est une invitation audacieuse lancée au lecteur pour qu'il participe lui aussi à la relation des évènements, notamment en déduisant des dialogues les positions prises par les personnages.
Moving Pictures évoque deux thèmes principaux : la spoliation des oeuvres d'art par une armée d'occupation (et on comprend que le fait que celle-ci, choisie ici, soit allemande est symbolique : à dire vrai, le propos vise n'importe quel ennemi dans un moment similaire) et la résistance qu'on oppose à ces exactions. Toutefois, la situation retenue a réellement eu lieu (on pense au combat menée par la conservatrice Rose Valland) et la réalité historique est précisée. 
Mais c'est moins une affaire de reconstitution que d'évocation, une sorte de joute cérébrale, philosophique, à laquelle se prêtent Ila Gardner (la conservatrice) et Rolf Hauptman (l'officier allemand), dépassant la simple question de la propriété des biens patrimoniaux. Entre ces deux acteurs, il y a d'abord l'absurdité de la guerre et des choix auxquels elle contraint les individus ayant une responsabilité définie par leur conscience ou leur hiérarchie : ce sont deux êtres déconnectés du quotidien, qui s'affrontent d'abord sur le plan des idées, des convictions, dans une période de conflit qui brouille justement ces repères. 
Ila Gardner remarque que, chaque jour, elle doit composer avec la disparition de personnes qu'elle côtoie, disparition aussi arbitraire et cruelle que celle des oeuvres d'art dont elle s'occupe. Dans ce contexte, la perte d'un tableau ou d'un boulanger, d'un objet ou d'un individu, devient aussi troublant et non-sensique. Cela affecte la perception même de la réalité et oblige ceux qui sont confrontés à ces drames à se questionner sur la valeur qu'ils accordent aux biens ou aux personnes mais aussi à leur propre existence, aux sacrifices qu'ils sont prêts à consentir.
Le récit glisse progressivement vers un autre interrogatoire, plus mental, moins incarné, pour le lecteur, sans toutefois sortir du déroulement d'une histoire simple. Classer des oeuvres d'art est mis en parallèle avec classer des êtres humains par un régime politique (en l'occurrence le nazisme, qui a déplacé des tableaux et des sculptures comme des populations, les uns pour les conserver, les autre pour les éliminer). C'est un dispositif très troublant, mis en scène avec distanciation, tant sur le plan narratif que visuel.

Moving Pictures est une oeuvre singulière, tout à fait surprenante - et pas seulement à cause de la personnalité et du parcours de ses auteurs. Sous des allures simples, austères même, l'histoire entraîne le lecteur dans des questionnements complexes. Le trouble est encore plus profond car le récit ne propose pas de solution toute faite, de réponse prémâchée. C'est une sorte de trip, qui provoque un sentiment diffus et durable à la fois, hors des sentiers battus (sans méchant nazi caricatural ou noble résistant). C'est un livre sur ce que des circonstances extraordinaires provoquent sur des êtres ordinaires- et finalement, le lecteur perd aussi ses repères. Si on est bien disposé, l'expérience mérite vraiment le détour. Mais attention, il faut quand même fournir un certain effort pour accepter la radicalité du traitement et en apprécier le résultat.

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