jeudi 17 avril 2014

Critique 433 : FURY - MY WAR GONE BY, VOLUME 1, de Garth Ennis et Goran Parlov

FURY : MY WAR GONE BY, VOLUME 1, rassemble les 6 premiers épisodes (sur 13) de la mini-série écrite par Garth Ennis et dessinée par Goran Parlov, publiée en 2012 par Marvel Comics dans sa collection Max (pour un public adulte et indépendante de la continuité).
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(Extrait de Fury : My War Gone By #1.
Texte de Garth Ennis, dessin de Goran Parlov.)

Deux histoires sont au programme de ce Volume 1 :

- #1-3. De nos jours, dans une chambre d'hôtel, le colonel Nick Fury enregistre ses confessions sur sa carrière au sein de la C.I.A. après la Seconde Guerre Mondiale.
Il commence par raconter comment il a été affecté en Indochine en 1954, là où il a rencontré les trois personnes qui ont croisé sa route : le jeune agent George Hatherly, le membre du congrés Pug McCuskey et sa secrétaire (qui deviendra la maîtresse de Fury et McCuskey), Shirley DeFabio. La mission de Fury consiste à évaluer la situation auprès de leurs alliés français pour déterminer si les Etats-Unis doivent continuer à soutenir leurs manoeuvres militairement, politiquement et financièrement. Pour cela, il entre en contact avec le major Lallement sur le site de Son Chau, une cible toute indiquée pour les vietnamiens.

- #4-6. En 1961, nous retrouvons Nick Fury et George Hatherly au Guatemala où ils entraînent des exilés cubains en vue d'une opération contre le régime de Fidel Castro. Fury retrouve Mcuskey à Miami pour faire le point et, en présence d'opposants politiques, se voit proposer la mission d'abattre Castro. Il accepte et se rend sur l'île avec Hathely et Elgen, un opérateur radio.
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Garth Ennis est un scénariste irlandais connu pour ses comics gratinés (comme ses créations, The Boys et The Preacher, mais aussi de nombreux récits de guerre comme War Stories, Battlefieds, et ses runs sur les séries Wolverine ou Punisher). Son écriture est féroce, sans concessions, ce qui explique qu'il exerce le plus son talent décapant dans la collection adulte de Marvel, Max. C'est le cas ici avec cette mini-série en 13 épisodes, dont ce premier tome propose les six premiers, où il peut s'emparer d'un personnage emblématique de l'éditeur et qui est fait pour lui : le colonel Nick Fury, l'espion le plus célèbre de la "maison des idées", dans une version détachée de la continuité. Il va, avec ce héros peu commun, revisiter plus de cinquante ans d'Histoire à travers les missions clandestines qu'il a remplies pour la CIA après la Seconde Guerre mondiale. 

Les 3 premières pages, qui ouvrent cette saga, offrent comme une sorte de teaser à tout ce qui va suivre, une vie de barbouzeries, de sang et de sexe, narrée par un homme au soir de sa vie, dans une chambre d'hôtel, en train de s'enregistrer sur un vieux magnétophone à bandes, vêtu d'un peignoir et de charentaises, alors que trois prostituées dorment à côté dans son lit. es aveux sont ceux d'un vieillard condamné, qui explique pour commencer qu'il a une balle logée dans la boîte crânienne et qui ne savait faire qu'une chose : la guerre. Pas question pour lui de juger si les conflits qu'il a traversés étaient justifiés, légitimes : il était un soldat, un espion, un exécuteur. Il a vu l'horreur, le gâchis, mais il a toujours fait son job, et aujourd'hui, il en dresse le bilan. Ces "Mémoires" seront à la (dé)mesure de l'homme.

Ennis décrit Fury comme un homme de terrain, qui ne goûte ni aux jeux politiques et refuse les promotions pour finir derrière un bureau. Dans ce premier volume, le scénariste examine donc deux missions à 7 ans d'intervalle, la première en Indochine en 54, la seconde à Cuba en 61.

Chaque histoire a un rythme soutenu, trois épisodes chacune, mais le scénariste écrit comme on charge une mitraillette, les scènes se succèdent avec la rapidité de rafales et ne font pas dans la dentelle : Fury prend ses ordres, se rend sur le terrain, la mission tourne mal, il faut alors en sortir rapidement. Pour cela, le récit ne lésine pas sur l'action avec une violence et une brutalité qui justifie la mention "explicit content" sur la couverture : Ennis peut être, au choix, considéré comme un auteur complaisant, qui se sert du sadisme et de l'atrocité (notamment dans la représentation sans fard de la torture) pour satisfaire un lectorat avide de sensations fortes, ou simplement réaliste, dans le contexte d'histoires peu reluisantes où les héros commettent des exactions certainement proches de la réalité mais rarement évoquées.
Ce qui rend cette violence éprouvante, à la limite du soutenable (comme en témoigne l'épisode cubain, lorsque Fury, Hatherly et Elgen sont faits prisonniers), c'est qu'elle est décrite avec réalisme, sans humour noir pour la contrebalancer. Bien sûr, on peut choisir de rire de ces outrances, mais le cynisme de Fury laisse peu de place pour apprécier avec légèreté ce qui est narré.
Dommage qu'Ennis n'ait pas eu la même exigence quand il a cru bon de rédiger quelques passages en français, livrant des phrases approximatives, au résultat fâcheux.

En confiant les dessins au croate Goran Parlov, le ton de la bande dessinée confirme que rien n'est joli. Parlov a été formé à l'école des fumetti (les comics italiens), il a notamment travaillé pour l'éditeur Sergio Bonelli en illustrant la série western Tex, c'est donc un artiste solide, habitué à travailler vite et produire des pages à l'efficacité maximale. Son trait expressif et vif, qui peut rappeler aussi bien Joe Kubert que Jordi Bernet, lui permet de croquer des filles girondes et surtout des hommes aux gueules inoubliables, qu'il s'agisse de Fury avec son bandeau sur l'oeil gauche et au visage buriné ou du replet McCuskey ou encore du jeune Hatherly.
Parlov a d'abord à coeur de représenter l'aspect frustre, barbare, de la guerre et de ceux qui la font. En quelques lignes, mais un souci du détail réel (comme en témoignent les bonus où l'on apprend qu'il a dû refaire des pages entières parce qu'il n'avait pas dessiné les bons modèles d'avions d'époque, par exemple), il réussit à reproduire de manière frappante la terrasse d'un palace, les bureaux d'un bâtiment officiel, un champ de bataille, la jungle.
Parlov a un style brut qui convient parfaitement à la fois à Ennis et au genre du récit. Mais derrière cet aspect qui peut sembler sommaire, il y a un grand métier, une qualité indéniable, le souci d'un dessin qui se veut moins beau que juste. Son découpage est très simple, avec des cases qui occupent toute la largeur de la page, alternant les gros plans, avec des visages expressifs et mémorables, ou des actions spectaculaires, qui jouent sur la profondeur de champ. L'apparence expéditive du trait n'empêche pas des compositions très étudiées.

L'association de l'écriture impitoyable d'Ennis et du dessin taillé à la serpe de Parlov donne à cette saga la fulgurance d'un film de Samuel Fuller dont le premier rôle serait tenu par Clint Eastwood, une série B dépourvu d'humour, implacable, désabusé.

Bien entendu, avec un tel traitement, narratif et graphique, la série ne peut pas se permettre d'expliquer les tenants et aboutissants des situations qu'elle aborde, on est tout de suite plongé dans des bourbiers dont on devine vite que l'issue n'aura rien de positif ou de glorieux. On peut alors choisir de lire ces aventures en les savourant au premier degré, chaque décor s'appréciant d'abord pour son exotisme, et l'évolution des personnages se forgeant via des ellipses radicales. Ou alors, on peut, avant ou après avoir lu chaque trio d'épisodes, se renseigner un peu plus sur les causes et finalités de la guerre en Indochine, pour en savoir plus sur la déconvenue de l'armée française à Diên Biên Phu, ou sur l'implication de l'Agence lors du débarquement de la "baie des Cochons" avec les exilés du régime de Batista : ça ne prend pas beaucoup de temps, c'est instructif et ça permet d'apprécier la puissance et la pertinence d'Ennis.
L'auteur ne cherche en effet pas à faire la leçon sur la politique interventionniste des Etats-Unis, il est clair qu'il l'analyse sans sympathie, mais plus généralement on comprend que peu importe le gouvernement ou le pays, c'est l'impérialisme qui le dégoûte. En écrivant à hauteur d'homme, Ennis nous dit que la guerre est d'abord une histoire de victimes causée par des décideurs incompétents, indifférents du sort des soldats et des civils. Dans le récit situé en Indochine, il souligne l'absurdité cruelle qui existe entre des positions sur des cartes et la réalité de la vie des militaires dans un endroit promis à un massacre. A Cuba, la rapidité avec laquelle il est décidé de supprimer Castro et la manque de préparation de la mission vouent les agents qui en sont chargés à un échec programmé.
A chaque fois, c'est moins la motivation des hommes qui fait défaut que des défaillances logistiques et matérielles, et c'est cet écart entre des estimations de bureaucrates et les capacités des exécutants qui signent les échecs de ces missions, au prix de sacrifices terribles. Le contraste entre l'idéalisme et la vérité, la conviction et l'exercice est saisissant, parfaitement traduit.

Enfin, il faut saluer Dave Johnson qui signe toutes les couvertures : il a adopté pour chacune un approche distincte qui permet de prendre un peu de distance avec les faits. Il a conçu des images à la fois élégantes et inventives, au symbolisme intelligent, avec un esprit de synthèse remarquable.

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Destiné à un public averti, cette fresque se lit avec une redoutable facilité : la crudité de certaines scènes, l'horreur de certaines autres, la lucidité intransigeante du récit, associées à des illustrations sans fioritures mais terriblement efficaces, en font une série à la fois éprouvante et impossible à lâcher.
Souhaitons que la seconde partie soit aussi bien menée.

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