jeudi 17 juin 2010

Critique 150 : DAREDEVIL par BRIAN MICHAEL BENDIS et ALEX MALEEV (1/3)

Lorsqu'il est appelé pour la première fois à écrire Daredevil, Brian Michael Bendis n'est qu'un des scénaristes catégorie "espoirs" de Marvel, issu de la production indépendante, et il arrive sur la série après l'équipe formée par le cinéaste Kevin Smith et Joe Quesada - un run couronné de succès mais aussi marqué par des retards conséquents.
Au début, Bendis est associé à celui qui l'a recommandé à la Maison des Idées, l'artiste David Mack (connu pour le titre Kabuki) : de Mai à Août 2001, les deux amis signent une histoire, Wake up, avant de laisser la main à Bob Gale (la plume de Retour vers le futur réalisé par Robert Zemeckis) et Phil Winslade.

Mais en Décembre 2001, Bendis se voit confier le titre qui, avec Ultimate Spider-Man (puis New Avengers peu après), va faire de lui la vedette de Marvel. Mack parti, il collabore avec son partenaire de Sam & Twitch, le bulgare Alex Maleev : leur duo va profondèment marquer le diable de Hell's Kitchen, d'une empreinte comparable à celle des grandes années de Frank Miller-Klaus Janson-David Mazzucchelli et Ann Nocenti-John Romita Jr.

Encore aujourd'hui, même pour ceux que la suite de la carrière du prolifique scénariste a déçu (dont je ne fais cependant pas partie), son run sur Daredevil reste un des sommets de son oeuvre. Plus généralement, il s'agit de la période qui a permis au héros de renouer avec ses racines, ou du moins avec les standards édictés par Miller, ce mix de série noire et de super-héroïsme urbain, traversé de tourments existentialistes et de motifs religieux.

Bendis et Maleev inscrivent leur passage sur le titre dans la veine de Miller, comme ils l'ont avoué dès le départ : c'est ce qu'on pourrait appeler un "crime comic" mélangé à des ingrédients purement super-héroïques, même progressivement les deux acolytes vont prendre un malin plaisir à jouer avec les codes de ces deux courants.

Ainsi, Daredevil en costume de justicier va de moins en moins apparaître (mais cela donnera à chacune de ses apparitions un impact considérable) au profit de Matt Murdock, l'homme et l'avocat (un aspect que rééquilibera, tout en le soulignant, Ed Brubaker).
L'autre figure majeure de ce run, en particulier sa première partie (les 24 épisodes analysées dans cette critique), est celle de Wilson Fisk, le Caïd, dont Bendis va brosser un portrait shakespearien, tout en le ramenant à son statut de némésis de Daredevil/Murdock.

Le thème central de ces épisodes (et des suivants, jusqu'à l'arrivée de Brubaker) est l'identité : très tôt, dès la fin de l'arc Underboss, Bendis va placer Daredevil dans une situation infernale. La pègre et son chef, Fisk, savent depuis la saga Renaissance (Born again) de Miller et Mazzucchelli que le gardien de Hell's Kitchen et l'avocat aveugle ne font qu'un, mais le secret n'a jamais été porté sur la place publique. Le Caïd expliquera qu'il pensait que son ennemi craignant d'être démasqué serait moins dangereux et, surtout, l'ogre de la mafia new-yorkaise préférait croire qu'il le vaincrait sans passer par là.

Bendis décide de briser ce tabou en même temps qu'il écarte Wilson Fisk (mais pour mieux le faire revenir) et ce choix narratif oriente encore la série aujourd'hui, faisant de Daredevil/Matt Murdock un super-héros encore plus à part, composant avec une opinion, des malfrats et des autorités sachant qui il est sans pourtant pouvoir le prouver. En fin de compte, il s'agit moins de démasquer le héros que de raconter comment il traverse ce nouveau calvaire (après sa cécité, sa double vie, ses deuils, etc).

Enfin, la dernière particularité de la "griffe" Bendis sur la série tient à sa manière de raconter même : inspiré par le roman et le cinéma, il va jouer avec les lignes temporelles pour à la fois déstabiliser le lecteur et optimiser ses effets narratifs, de telle manière qu'on ne sara jamais à quoi s'attendre. Ce procédé deviendra sa marque de fabrique, tout comme la décompression des intrigues, et donnera aux histoires une singularité propre, un faux rythme à la fois tendu et dilaté, parfois étonnamment expérimental pour une production "mainstream" (même si DD a souvent servi de terrain de jeu à ses auteurs-phares).

Mais c'est cette alliance de dialogues abondants (comme on peut en trouver chez Tarantino) et d'action fulgurante qui compose le coeur de ces épisodes.
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DAREDEVIL, VOLUME 4 : UNDERBOSS,
(#26-31),
de Brian Michael Bendis et Alex Maleev

Brian Michael Bendis livre une véritable série noire transposée dans le monde d'un super-héros, se concluant (provisoirement) sur un twist qui va traverser tous les épisodes de son run. A l'époque, Marvel faillit répéter le procédé mais le fit si maladroitement avec d'autres personnages que le projet fut abandonné.

La narration éclatée peut dérouter mais donne une dimension passionnante à la lecture : le récit est marqué du sceau de la fatalité, le plan de Silke voué à l'échec est finalement moins intéressant que la révélation finale et les conséquences qu'elle suggère.

Graphiquement, Alex Maleev est encore en rôdage : ses images sont parfois figées, trop sombres, le découpage manque de fluidité, mais le résultat est déjà prometteur et l'on devine que la suite sera d'un niveau de plus en plus impressionnant.

La preuve dès Le Scoop...
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DAREDEVIL, VOLUME 5 : LE SCOOP (Out),
(#32-37),
de Brian Michael Bendis et Alex Maleev

La suite directe d'Underboss analyse les conséquences des révèlations de Silke :

un agent fédéral vend le scoop sur la double identité de DD pour des raisons privées (son couple bat de l'aîle, son métier ne le satisfait pas) et le héros doit faire face à cette situation.

Daredevil n'a pas d'ennemi physique à affronter, son combat est bien plus délicat et Brian Michael Bendis en profite pour remettre au centre de la série l'avocat Matt Murdock. Il se comporte en fin stratège, mais n'est pas exempt d'une certaine suffisance comme en témoigne son face-à-face final avec le patron du journal qui a publié l'info à son sujet - et qui, en réponse, décide, après avoir d'abord convenu d'un arrangement, d'aller jusqu'au procès.

L'entourage de Murdock et son activité de justicier sont également examinés, mais de manière assez superficielle - moins par nonchalance que par souci de l'exploiter ultérieurement. C'est là que la narration décompressée prend toute son ampleur, sinon son tout son sens : en dilatant l'exposition des évènements, Bendis joue sciemment avec les nerfs de ses personnages et de ses lecteurs, les faisant douter de l'issue de l'affaire. C'est malin, mais il faut accepter le parti-pris car sinon on décroche sans espoir de retour. Il est tout de même asse difficile de résister et de ne pas être saisi par le déroulement de l'intrigue qui sort des clichés du genre.

Alex Maleev s'améliore à mesure que l'histoire se déploie : là encore, on peut apprécier diversement ses "gimmicks" (utilisation abondante du "copier-coller", reproduction de décors à base de photocopies), mais son style colle parfaitement à ce qu'il raconte. Les couleurs de Matt Hollingsworth s'accordent formidablement à ces dessins puissants à l'atmosphère intense, restituant à merveille la tension de la ville, des personnages, de la situation.

Malheureusement, le recueil suivant va (provisoirement) doucher ce bel enthousiasme...
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DAREDEVIL, VOLUME 6 : LE PROCES DU SIECLE (Trial of the Century),
(#38-41),
de Brian Michael Bendis, Manuel Gutierrez et Terry Dodson.  

Il ne s'agit pas du procès de Murdock, mais du Tigre Blanc, un justicier porto-ricain, ami de Luke Cage, impliqué dans un meurtre. Démasqué et risquant d'être condamné (ce qui aurait des répercussions sur l'action d'autres vigilants), il fait office d'exemple pour Daredevil, obligé de se poser la question de ce qui lui arriverait dans pareil cas.

Brian Michael Bendis déçoit avec cet arc qui intervient maladroitement alors que se développait la saga sur la révèlation de la double identité de son héros. Bien sûr, on perçoit rapidement la métaphore : en soumettant un autre justicier aux affres de la justice, devant répondre de ses actes, étant démasqué publiquement, c'est tout ce qui peut attendre Daredevil qui est décrit. Et lorsque ce récit se clôt sur la triste mort du Tigre Blanc, cela est encore moins encourageant.

Mais bien qu'à l'époque de leur parution, ces épisodes aient provoqué quelques remous (le White Tiger co-créé par George Pérez était l'unique représentant du lectorat latino), cela n'enlève rien à leur faiblesse (et d'ailleurs, plus tard, Bendis inventera avec Angela Del Toro une nouvelle incarnation du Tigre Blanc).

Le désappointement est également causé par la partie graphique assurée non pas par Maleev mais par Manuel Guttierez, assez quelconque, et Terry Dodson, meilleur mais dont le style ne convient pas à l'esthétique du titre depuis l'arrivée de Bendis.

Autant ne pas en rajouter et passer à la suite, qui réconciliera tout le monde.
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DAREDEVIL, VOLUME 7 : LE PETIT MAÎTRE (Lowlife),
(#42-45),
de Brian Michael Bendis et Alex Maleev

C'est aussi au cours de cette histoire qu'on assiste au retour d'un des ennemis emblématiques de Daredevil avec le Hibou qui entend s'emparer du territoire abandonné par le Caïd en vendant une drogue conçue à partir de son propre ADN mutant. L'affrontement avec DD est inéluctable et se soldera sur une cuisante défaite pour ce vilain aux ambitions trop grandes... D'autant que le justicier apprend que Wilson Fisk serait de nouveau à New York.

Mené sur un rythme soutenu, alternant deux narrations (l'amour naissant entre Milla et Matt, le duel Daredevil-Hibou), le récit proposé par Brian Michael Bendis renoue avec la réussite de ses deux premiers arcs, tout en enrichissant la situation initiale.

Désormais, en effet, le thème de la double identité s'est banalisé : les agents fédéraux semblent avoir convenu d'une trêve tacite avec le justicier qui, par ailleurs, fait le dos rond vis-à-vis des médias, et le public n'apparaît plus préoccupé par le fait de savoir si oui ou non DD et Murdock sont le même homme (tout le monde paraît en être convaincu cependant). De manière ironique, l' "outing" forcé du héros lui a rendu service car cela a considérablement accru sa popularité (particulièrement dans son quartier) et par conséquent tracasser Murdock devient une mauvaise stratégie.

Mais déjà Bendis suggère une autre interrogation : cette impunité ne risque-t-elle pas de fragiliser son héros en lui faisant croire qu'il peut vraiment tout faire ? Baisser sa garde devant le FBI qui continue à le surveiller n'est-il pas dangereux ? Et comment la réapparition du Caïd va-t-elle influer sur la situation ?

Alex Maleev est lui aussi de retour et produit ses plus belles planches depuis qu'il a la charge du titre : à présent, il maîtrise parfaitement son sujet, ses personnages, et sa technique mélangeant le dessin classique et divers collages (de décors, de répétition de cases - plus ou moins zoomées) produit un résultat devant lequel il est difficile de ne pas être bluffé.

Et pourtant, croyez-le, le meilleur reste à venir avec la fin de la première partie du run : une (presque) conclusion mémorable, avec un générique sensationnel et un dénouement spectaculaire...
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DAREDEVIL, VOLUME 8 : HARDCORE,
(#46-50),
de Brian Michael Bendis et Alex Maleev.

Ce story-arc est construit autour du retour du Caïd et de son affrontement attendu avec Daredevil, à l'issue duquel vraiment plus rien ne sera comme avant - d'une certaine manière le twist final de Hardcore est bien plus radical que celui d'Underboss, et seul le dénouement du Return of the King de Brubaker le surpassera.

Revenu d'entre le morts (souvenez-vous, il fut exécuté tel Jules César dans Underboss) mais dépouillé de son empire par sa femme qui l'a démantelé, Wilson Fisk reprend les commandes de la pègre new-yorkaise sans pitié pour ceux qui l'ont trahi. 
Mais sa véritable cible reste Matt Murdock qu'il est plus que jamais déterminé à détruire. Pour cela, il lui envoie successivement ses deux plus redoutables tueurs : la schizophrène Typhoïd Mary, puis Bullseye (qui réclame cette mission davantage pour venger son honneur que par amitié envers le Caïd et sa soif de reconquête).
L'un et l'autre échouent : Mary est neutralisée grâce Luke Cage et Jessica Jones (la garde du corps de Murdock), mais c'est surtout le combat entre le diable rouge et le Tireur qui connaît un épilogue particulièrement marquant. Daredevil ne se contente pas de corriger sa némésis mais en profite pour lui faire payer la mort des femmes qu'il lui a pris (Elektra et Karen Page), allant jusqu'à lui taillader une cible sur le front.
Ces deux obstacles écartés, le duel avec le Caïd devient l'occasion de tourner la page : leur affrontement n'a rien de noble, c'est une bagarre de rue, entre deux hommes décidés à en finir. DD massacre littéralement son adversaire avant de se démasquer devant la racaille à ses ordres et de se proclamer nouveau maître de Hell's Kitchen : le héros n'est plus un justicier, il se mue en parrain, en seigneur de ce territoire. De fait, il devient le nouveau Caïd !

Brian Michael Bendis a en vérité patiemment préparé le terrain pour accomplir cette révolution en profitant du travail de ses prédécesseurs : Frank Miller avait déjà expliqué qu'un examen attentif permettait de constater que les origines de Daredevil étaient plus proches de celles d'un super-vilain que d'un super-héros. Il aurait été plus logique qu'il finisse par mal tourner.

Mais chez Miller, les épreuves du héros s'assimilaient à un chemin de croix, à la symbolique très religieuse (particulièrement dans le classique Born Again). Ann Nocenti avait ensuite exploré la relation du personnage avec l'imagerie diabolique (Dare-Devil).

Bendis a ramené le justicier à une dimension plus humaine en osant s'attaquer au tabou de la double identité fondatrice chez les super-héros et ainsi Murdock a supplanté DD.

Dans la droite ligne de cette orientation, la réaction du héros face à ses ennemis devient normale : excédé qu'on menace ses proches, harcelé par les médias, épié par les autorités, il décide de se débarrasser des gêneurs en les écartant brutalement, avec la même violence que ses assaillants. Il contre-attaque en narguant le Daily Globe, il défie le FBI, il fait arrêter le Hibou, neutralise Typhoïd Mary, scarifie Bullseye et terrasse le Caïd. Cette démarche volontariste ne peut qu'aboutir à ces actions : Daredevil est à bout, il veut en finir, et franchit le pas en usant de la force.

Bendis écrit cela avec un remarquable brio, rédigeant quelques-uns de ses meilleurs dialogues (comme la déclaration de guerre finale), conduisant le récit sur un tempo exemplaire où la violence explose comme une libération mais aussi comme une manifestation choquante (le sort réservé à Bullseye, le corps-à-corps avec le Caïd). Une vraie claque !

Alex Maleev livre des planches d'une beauté parfois sidérante : son emploi des trames est magnifique, son découpage est d'une maîtrise totale (bien loin des hésitations des débuts), l'intelligence de ses "copier-coller" et son sens de l'expressivité (des visages aux traits sobres mais toujours justes) confirment un artiste en pleine possession de ses moyens, en osmose avec son scénariste.

Le dernier chapitre est l'occasion, le temps d'une case, lors du combat entre DD et le Caïd, de voir quelques guest-stars participer à la "fête" : Joe Quesada, Mike Avon Oeming, John Romita Sr, Gene Colan, Lee Weeks signent des instantanés saisissants de ce match au sommet, qui soulignent l'importance du moment.
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Ainsi s'achève la première partie du run de Bendis et Maleev : 25 épisodes qui ont vu Matt Murdock s'emparer de la tête du crime organisé, faire face à la révélation publique de sa double identité, mais aussi connaître un nouvel amour. Un sacré passage, riches en rebondissements, au terme duquel la face du titre est bouleversé. Et pourtant, on n'est qu'à la moitié du parcours !

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