samedi 13 février 2010

Critique 128 : INCOGNITO, d'Ed Brubaker et Sean Phillips

Incognito est une série limitée en 6 épisodes, écrite par Ed Brubaker et illustrée par Sean Phillips, publiée par Marvel Comics au sein du label "adulte" Icon en 2009.
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Qui est Zack Overkill ? Cet ancien super-criminel agissait autrefois pour le compte de l'empire criminel de The Black Death. Son frère jumeau, Xander, tué lors de leur arrestation, il a négocié sa liberté en dénonçant son employeur, qui croupit désormais dans une prison de haute sécurité au milieu de nulle part. En échange, il a bénéficié du programme de protection des témoins.
Mais cette nouvelle vie lui pèse : ses pouvoirs inhibés par des drogues, il supporte de plus en plus mal un boulot routinier, fantasme sur une collègue de bureau, écoute les délires conspirationnistes de son meilleur ami, et doit composer avec des agents de probation qui ne se privent pas pour le dénigrer.
Quand les drogues le privant de ses pouvoirs ne fonctionnent plus, il décide alors secrètement (pense-t-il...) de s'improviser justicier nocturne. Mais rapidement, ses agissements vont attirer l'attention et c'est sa propre peau que Zack Overkill devra sauver -tout en découvrant la sidérante vérité sur ses origines...
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Cette mini-série réalisée en "creator-owned" pour la branche "adulte" de Marvel synthétise le meilleur du tandem déjà à l'oeuvre sur la saga policière Criminal : un mix dense et efficace de polar, pulp-fiction et de super-héroïsme, sur la base d'une idée simplissime - à quoi ressemblerait la vie d'un ancien super-criminel devenu un témoin protégé, obligé de vivre ordinaire sous une nouvelle identité ?
Ed Brubaker a brodé sur ce canevas une intrigue où passé et présent alternent tout comme se conjuguent différents genres populaires, à la façon, mais sur un ton différent, de ce que fait Quentin Tarantino au cinéma. Ce mélange de série noire, de roman de gare et de comics super-héroïque, avec son lot de savants fous, de méchants repentis et d'effrayantes crapules, d'organisations secrètes gouvernementales ou terroristes, aboutit à une production parfaitement maîtrisée, divertissante et plus (dé)culottée que les bandes mainstream.
Scénariste affirmé, conteur hors pair, narrateur intelligent, Brubaker exploite son concept de telle manière qu'il nous est immédiatement familier. Ces six épisodes peuvent se suffire à eux-même et contiennent pourtant assez de potentiel pour être développés plus largement (l'auteur n'exclut pas d'y revenir... Si son emploi du temps déjà chargé le lui permet !).
Les fans du Brubaker de Captain America ou Daredevil retrouveront intacte la formidable capacité de l'écrivain à jouer avec la temporalité ou l'emploi de la voix-off : ces deux éléments lui permettent d'exposer rapidement les origines des protagonistes, leurs relations, leurs états d'âme en leur donnant une vraie épaisseur mais sans jamais être pesant. Le rythme est admirablement géré, les scènes d'action ponctuant l'histoire sans la phagocyter, les plages plus intimistes éclairant toujours le lecteur sur la situation du héros et la progression dramatique.
Zack Overkill n'a pas de capacités surhumaines particulièrement originales, pas plus que ses semblables. Mais ce n'est pas le propos : il ne s'agit pas de créér un concept inédit mais de jongler avec des codes déjà existants. Et cela, Brubaker s'en acquitte avec une aisance unique. Incognito est d'abord l'histoire d'un homme qui en récupérant ce qui fait de lui un être exceptionnel découvre aussi qu'il a changé : il redevient le surhomme qu'il fut mais désormais, comme il le déclare in fine, il ne s'en prendra plus qu'à ceux qui le méritent vraiment.
J'ai beaucoup aimé comment Brubaker montre cet aspect du personnage, son inaptitude à être comme n'importe qui. Il a été un "bad guy", il va devenir un héros (d'abord par la force des choses puis par choix) - et il le devient d'abord parce qu'il préfére cela à l'inaction ou à la possibilité de replonger dans la délinquance (possibilité qu'en fait il n'a plus puisqu'il a trahi sa "famille").
Cette révèlation trouble Zack et ce trouble, Brubaker nous le fait sentir d'une manière à la fois indirecte et néanmoins sensible.
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Sean Phillips réalise des planches fabuleuses, au niveau du script : on a du mal à imaginer qu'un autre artiste puisse illustrer ce récit de façon aussi adéquate. Le style expressionniste de Phillips sied à la perfection à l'idée originelle du projet : le trait vif, les lumières tranchées, le découpage économe, sont un modèle du genre. Le résultat peut sembler parfois frustre, voire sommaire, mais il est le pendant exemplaire aux références du concept, et la technique impressionnante du dessinateur, sous cette apparence brute, révèle une authentique réflexion pour traduire au mieux les émotions des héros et la tension du récit.
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Comme une cerise sur le gâteau, Jess Nevins (qui est notoirement connu pour ses précieuses annotations sur La Ligue des Gentlemen Extraordinaires d'Alan Moore, autre exercice de style magistral et référentiel sur les motifs littéraires populaires) a rédigé une savoureuse et érudite postface. Il intègre aux figures historiques de la pulp-fiction les protagonistes d'Incognito, résume les codes du genre et glisse quelques clins d'oeil croustillants (évoquant le bassiste de Led Zeppelin, John Paul Jones, au coeur d'une bibliographie imaginaire), ajoutant à la fois de la confusion et du plaisir à cette entreprise jubilatoire.
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Ne passez pas à côté de cette pépite confectionnée par deux virtuoses et qui comblera aussi bien le profane que l'amateur de curiosités trans-genres.

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