lundi 13 juillet 2015

Critique 664 : PIN-UP,EDITION INTEGRALE CYCLE 1 - REMEMBER PEARL HARBOR & POISON IVY & FLYING DOTTIE, de Yann et Berthet


PIN-UP : EDITION INTEGRALE CYCLE 1 rassemble en un seul volume le trois premiers tomes de la série, écrits par Yann et dessinés par Philippe Berthet, publiés respectivement en 1994 et 1995 par Dargaud.

PIN-UP : REMEMBER PEARL HARBOR est le premier tome du premier cycle de la série, écrit par Yann et dessiné par Philippe Berthet, publié en 1994 par Dargaud.
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L'attaque de l'aviation japonaise contre la base américaine de Pearl Harbor le 7 Décembre 1941 déclenche l'engagement des Etats-Unis dans la seconde guerre mondiale.
En Juillet 42, une partie de l'armée américaine combat dans le Pacifique sur l'île de Guadalcanal contre les nippons. Parmi ces soldats loin de chez eux se trouve Joe Willys, dont la fiancée, la belle ouvreuse de cinéma Dorothy "Dottie" Partington l'attend, éplorée, au pays. Ils partagent un tatouage sur l'épaule droite : "R.P.H." ("Remember Pearl Harbor").
Dottie a pour amie Tallulah, brune au tempérament de feu, grande séductrice et entraîneuse au "Yo-Yo Club", qui lui propose de venir y travailler après qu'elle ait perdu son emploi et bientôt sa chambre, dont le propriétaire lui réclame le paiement en nature de plusieurs mois de loyer.
La jeune femme vend des cigarettes au club où elle est courtisée par un aviateur, Earl McPherson, dont elle repousse les avances, avant que Tallulah ne lui présente le dessinateur de comic-strips Milton. Il lui offre de devenir son modèle pour une nouvelle série, destinée à remonter le moral des troupes, "Poison Ivy".
Quand Tallulah et Joe découvrent le nouveau job de Dottie, à plusieurs milliers de km de distance, ils rompent avec elle. Désespérée, elle préfère alors ne plus collaborer avec l'artiste, dont elle est devenue plus que la muse : le fantasme... 
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PIN-UP : POISON IVY est le deuxième tome du premier cycle de la série, écrit par Yann et dessiné par Philippe Berthet, publié en 1995 par Dargaud.
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Dottie, qui a préféré ne plus jouer "Poison Ivy" pour le comic-strip de Milton, a rejoint les rangs des femmes de soldats pour participer à l'effort de guerre dans les ateliers Mitchell où sont construites les forteresses volantes de l'USAF.
Elle apprend par hasard que Tallulah a quitté le "Yo-Yo Club" pour camper la nouvelle héroïne de Milton, "Texas Lady". C'est alors que le colonel Eigrutel du service de propagande de l'armée vient lui demander de reprendre du service auprès de l'artiste. Elle accepte en espérant reprendre contact avec Joe dont elle veut se venger. Tallulah consent à laisser sa place de modèle si Milton l'épouse, ce qu'elle l'oblige à faire car elle entend leur enfant.
Pendant ce temps, Earl McPherson, toujours obsédé par Dottie dont il a fait peindre le portrait sur la carlingue de son bombardier, doit raisonner ses hommes prétendant être victimes d'une malédiction à cause des pin-ups sur leurs avions. Peu après, le pilote est abattu en plein vol...
Fait prisonnier par les japonais, Joe rencontre le dessinateur anglais Ronald Searle puis s'évade. Hospitalisé, il remporte un concours relatif à la publication des strips de "Poison Ivy" dont le prix est une soirée avec son modèle...
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PIN-UP : FLYING DOTTIE est le troisième et dernier tome du premier cycle de la série, écrit par Yann et dessiné par Philippe Berthet, publié en 1995 par Dargaud.
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Après le largage de la première bombe atomique américaine sur Hiroshima le 6 Août 1945 et d'une seconde sur Nagasaki le 9, le japon capitule et la seconde guerre mondiale s'achève.
Dottie n'a plus à poser pour Milton mais doit se résigner à le faire pour le photographe fétichiste Irving Klaw. Amère et sombrant dans l'alcool, elle accepte contre un peu plus d'argent des clichés de bondage encore plus humiliants.
Pendant ce temps, un mystérieux serial killer s'en prend aux filles ayant travaillé au "Yo-Yo Club", détruit dans un incendie. Le photographe à sensations Wee Gee et l'inspecteur Vargas conviennent d'une alliance pour résoudre cette affaire.
Milton, lui, n'a pas renoncé à posséder Dottie et lance à sa recherche Eigrutel devenu détective privé - mais aussi l'amant de Tallulah.
La soeur et assistante d'Irving Klaw, Paula, retrouve Joe Willys, désormais aveugle et clochard, et tente de le convaincre de renouer avec Dottie. Le tueur en série est d'ailleurs sur le point d'attaquer la jeune femme...

Cela faisait un moment que j'avais envie de relire la série Pin-Up et d'en rédiger quelques critiques : c'est un titre que j'ai découvert au moment de sa publication il y a maintenant une vingtaine d'années et que j'ai suivi jusqu'à son huitième tome. Après, un peu lassé et investi dans d'autres BD, j'ai lâché l'affaire, mais il n'est pas dit qu'un jour je ne rattrape pas mon retard (deux autres épisodes sont parus depuis).

J'étais tellement fan à une époque que j'avais fait l'acquisition d'une collection de cartes et d'une lithographie, avant de me procurer le n°21 de la revue DBD (Les Dossiers de la Bande Dessinée) entièrement consacré au dessinateur Philippe Berthet : dans un très long entretien mené par Frédéric Bosser, richement illustré, il revenait sur sa carrière et, bien entendu, une large part était consacrée à la réalisation de Pin-Up.

Le projet a démarré à l'initiative de Yann (alias Yann Le Pennetier), que Berthet fréquentait depuis le début des années 90 : ce scénariste, réputé pour son caractère cynique, est aussi connu pour proposer des idées sur mesure en fonction des artistes avec lesquels il a envie de collaborer. Bien que le dessinateur n'était pas spécialement fan des pin-ups, son talent pour représenter les belles femmes avait tapé dans l'oeil de son ami, qui avait remarqué la métisse du récit complet Halona (1993, chez Dupuis).

Il s'agissait de parler de ces filles qui avaient posé pour figurer sur des bombardiers lors de la seconde guerre mondiale, puis pour des illustrations de calendriers et de publicités, et dont certaines ont connu la célébrité (au cinéma notamment). Qui étaient-elles vraiment ? Comment vécurent-elles cette étrange notoriété ? Nous le découvririons à travers le personnage de Dottie, une "greluche" amoureuse d'un soldat et qui allait obséder plusieurs hommes, voulant ensuite se débarrasser de sa panoplie de pin-up.

Dans ce premier cycle de la série, qui compte trois chapitres, l'action se déroule de 1943 à 1945 et il y est autant question de l'implication des Etats-Unis dans la guerre du Pacifique que du parcours de l'héroïne qui d'ouvreuse de cinéma devient vendeuse de cigarettes dans un club puis modèle pour un dessinateur de comic-strips et un photographe fétichiste. Le scénario possède une envergure romanesque irrésistible, passant de la grande à la petite Histoire, sur un rythme soutenu par des dialogues piquants (un des nombreux talents de Yann, qui a la langue aussi bien pendue que ses héros).

Même si la série ne court pas après un réalisme trop poussé, il est à noter que son auteur la situe précisément, en utilisant une astuce simple mais efficace (les films d'actualité qui étaient diffusés dans les cinémas). Les conséquences du conflit armé sont montrées sans détour avec des soldats américains blessés, mutilés, longtemps dominés par leurs adversaires japonais, dépeints comme des combattants féroces et fanatisés. Yann se fait volontiers plaisir en adoptant le point de vue non pas d'un chroniqueur objectif, reprenant le fil des événements avec du recul, mais tel qu'un scénariste américain l'aurait commenté à l'époque, d'où la description peu nuancée de l'ennemi nippon.

Pourtant, le portrait qu'il dresse des troufions US n'est pas très flatteur non plus : arrogants et obsédés par le sexe, ils sont superstitieux machistes et revanchards. Les hommes ne sont pas sympathiques dans cette série où les personnages féminins dominent la scène. Cela n'empêchera pas un malentendu durable entre une partie du public, de la critique, des vendeurs et les auteurs car Pin-Up fut longtemps considéré comme une série essentiellement érotique, voire pornographique, vulgaire - et donc rangés dans les rayons des BD pour adultes !

Pourtant, il est évident que ni Yann ni Berthet n'ont voulu produire une oeuvre racoleuse ni profiter du buzz autour des pin-ups : tous les épisodes de ce premier cycle (et des suivants) dégagent un parfum coquin inoffensif, au charme rétro, qui ne départit d'une exigeante élégance - rien de tendancieux ni dans la démarche ou le résultat final mais bien plutôt un hommage aux femmes, à leur beauté et aussi à leur détermination. 

L'évolution de Dottie témoigne de l'originalité de l'entreprise puisqu'elle passe de la vraie gourde à la femme de tête, éprouvant des sentiments de midinette avant de devenir cynique, éprouvée par de multiples épreuves qui forgeront son caractère et lui donneront un relief comparable à ses affolantes courbes. On comprend tout à fait pourquoi elle rend les hommes fous tout en étant touché par les humiliations, les dangers, qu'elle traverse.

L'intérêt de cette figure et de ses péripéties se double d'un récit dans le récit, une sorte de méta-texte très malin quand Dottie devient Poison Ivy, la créature (rebelle) de Milton, dont les strips sont un commentaire à la fois absurde et fantasmatique de la guerre militaire et sexuelle qui agit les hommes. Yann et Berthet ponctuent leur histoire avec les aventures de Poison Ivy qui forment un ensemble parallèle à l'intrigue principale, lequel obtiendra un tel succès auprès des fans qu'il incitera les auteurs à en concevoir des inédits pour l'édition intégrale du cycle 1. La manière dont, par ailleurs, ils concluent ce dispositif est une merveilleuse trouvaille narrative.

Les strips fournissent aussi l'occasion à Yann d'évoquer le modèle qui a servi au personnage de Milton : Milton Caniff, le célèbre auteur de Terry et les pirates, Steve Canyon et Male Call (cette dernière bande ayant été réalisée dans le cadre de l'effort de guerre pour soutenir les soldats américains au front). Physiquement, Berthet s'est inspiré de l'artiste et Yann l'a doté d'un caractère odieux, d'une muflerie jubilatoire, qui évite tous les pièges de l'éloge panégyrique : savoureux et iconoclaste.

Les dessins de Berthet sont magnifiques : à l'époque où il s'engage dans la série, il est déjà dans le métier depuis une dizaine d'années et une quinzaine d'albums (dont les séries Le Marchand d'idées et Le Privé d'Hollywood) et a été formé par Eddy Paape (le dessinateur de Luc Orient, Jean Valhardi), mais son style s'inscrit davantage dans la ligne claire à tendance réaliste.

L'évolution de son trait est subtile au fil des trois tomes de ce premier cycle, et pour la saisir, il faut connaître la façon dont Berthet adaptait visuellement les scripts de Yann. Comme il l'a expliqué à DBD, au début, il recevait en plus du découpage écrit un autre dessiné de manière humoristique très expressif destiné à le guider. Mais cette méthode, si elle encadrait le déroulement de l'histoire, bloquait aussi l'artiste qui demanda à procéder différemment assez vite. Il obtint alors de pouvoir découper graphiquement lui-même le script (jusqu'à prendre ensuite des libertés avec les indications de mise en scène et des cadrages).

De fait, dans un premier temps, on peut observer que Berthet produit des planches avec un nombre de plans élevé (jusqu'à une douzaine). Durant le tome 3, la moyenne a sensiblement baissé (8-9 plans), donnant des images aux compositions à la fois plus aérées et atmosphériques (notamment avec des scènes nocturnes aux à-plats noirs plus présents). La variété des angles de vue, de valeurs de plans, se fait croissante au fur et à mesure, et les décors traduisent la tonalité plus sombre de la fin de l'aventure.

Les personnages ont toujours une allure folle sous le crayon, encré au feutre, de Berthet : ses hommes ne manquent pas de classe, exhalant une virilité à l'ancienne qui colle bien avec l'époque où se déroule l'action. Mais bien sûr, ce sont les femmes qui sont les plus inoubliables : Tallulah est l'incarnation de la garce revenue de tout, manipulatrice, visiblement inspirée par Joan Crawford, l'archétype de la brune vénéneuse. Et puis il y a Dottie, sublime rousse, digne de Rita Haymorth et Maureen O'Hara, mélange parfait d'ingénuité et d'érotisme, dont la silhouette devient outrageusement sexy en brune Poison Ivy inspirée de Bettie Page. Pourtant, Berthet réussit l'exploit de ne pas en faire qu'une créature désirable et l'anime avec raffinement, ses scènes dénudées ne sombrant jamais dans le voyeurisme.      

Les couleurs, également en à-plats, de Topaze participent au charme unique de la série en lui donnant une palette dominée par les teintes chaudes (des camaïeux orange, jaune, brun, rouge) culminant sensuellement et dramatiquement à la fin du cycle lorsque l'identité du serial killer est révélée.

Cette première Intégrale permet de (re)découvrir une série qui a fait date - au point d'être, un peu comme les pin-ups sur les bombardiers de la compagnie d'Earl McPherson, une quasi-malédiction pour Yann et Berthet dont tous les autres projets communs (Yoni ; Les exploits de Poison Ivy) n'ont jamais connu de semblables succès ! 

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