mardi 6 janvier 2015

Critique 551 : LA VIE DE MA MERE - FACE A / FACE B, de Thierry Jonquet et Jean-Christophe Chauzy




(Couvertures et extraits de LA VIE DE MA MERE,
FACE A / FACE B.
Textes de Thierry Jonquet, Dessins de Jean-Christophe Chauzy.)

LA VIE DE MA MERE : FACE A / FACE B est un récit complet en deux tomes écrit et adapté par Thierry Jonquet, d'après son roman éponyme, et co-adapté et dessiné par Jean-Christophe Chauzy, publié en 2003 par Casterman.
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Kevin est un jeune garçon d'une dizaine d'années qui vit en banlieue parisienne. Sa scolarité médiocre l'envoie en S.E.S. (Section d'Education Spécialisée) où il retrouve ses amis, aussi peu assidus que lui. Sa mère vit modestement d'un emploi de standardiste à l'hôpital Lariboisière, sa soeur aînée quitte bientôt l'appartement familial pour s'installer avec Antonio, un maçon portugais, et son frère cadet s'éloigne aussi après avoir décroché un emploi dans un garage.
Livré à lui-même, sous la mauvaise influence de ses copains, mais surtout sans repères moraux, Kevin recontre alors Djamel et sa bande, des voyous qui l'entraînent dans de petits mais lucratifs délits.
Pourtant, Le garçon s'éprend d'une camarade de son collège, Clarisse, vivant dans un quartier voisin du sien mais au sein d'une famille plus aisée. Pour la séduire, il multiplie les méfaits avec Djamel sans se rendre compte de la gravité de ses actes, aux conséquences dramatiques. Il finit par enregistrer ses aveux après que la mère de Clarisse soit victime d'une agression à cause de lui...

Cette bande dessinée en deux tomes est une expérience immédiatement mémorable. 
D'abord parce qu'elle réunit deux grands talents dans leur domaine respectif : d'un côté, Thierry Jonquet (1954-2009), un des romanciers de la "Série Noire" française les plus percutants, et de l'autre, Jean-Christophe Chauzy (né en 1964), un des dessinateurs les plus originaux et versatiles du 9ème Art en France.
Ensuite pour le sujet de l'histoire et son traitement. Pour qui connaît un peu l'oeuvre de Jonquet (ou voudra la découvrir après avoir lu cette adaptation d'un de ses romans, publié en 1994), on y trouve son inspiration naturaliste de la société française, un regard sans concession, d'une noirceur terrible, même si, comme le note Patrick Raynal (écrivain et directeur de la collection "Série Noire" de Gallimard) dans la postface du second tome c'est pourtant un de ses écrits les moins sombres.

L'ouvrage dans sa forme actuelle a été le fruit d'une collaboration étroite entre l'auteur et l'artiste : Chauzy, qui était fan de l'écrivain, est à l'origine de leur partenariat et Jonquet lui a proposé ensuite d'adapter La vie de ma mère, qui se trouvait être un des textes préférés du dessinateur. Les deux hommes ont ensuite tout au long de la réalisation des deux albums constamment échangé leurs idées pour en tirer le meilleur parti.

La structure narrative est au début déroutante : on assiste à ce qui est en fait une longue confession enregistrée par le jeune héros, Kevin, sur un magnétophone à cassette (ce qui explique les sous-titres Face A / Face B). Mais on ne sait pas où il se trouve alors qu'il relate les faits, tout juste devine-t-on qu'il le fait avant de se rendre à la police et pour que sa version lui vaille l'indulgence de la justice et surtout de la jeune fille dont il est amoureux (mais le lecteur comprendra que sur ce point il est bien naïf).
Ensuite, si l'histoire se déroule explicitement à Paris dans les quartiers de Belleville et Barbés, Chauzy a choisi plutôt que de reconstituer avec précision les décors d'en donner une interprétation synthétique, préférant soigner les ambiances, les contrastes, que de rechercher une reproduction exacte et minutieuse.

Le déroulement des actions est une longue suite de scènes à la fois ordinaires et effroyables, dite par un adolescent qui n'a jamais conscience (ou si peu, quand il prend le temps de mesurer ce qui se passe) des ennuis dans lesquels il se fourre, du gâchis que devient sa vie. Il n'est pas entièrement responsable toutefois et Jonquet campe avec soin la situation sociale, familiale, scolaire, relationnelle de ce gosse perdu en insistant sur le dilemme qui le déchire - suivre de mauvaises fréquentations pour se conformer à un moule et gagner de l'argent malhonnêtement mais rapidement et facilement, ou saisir la possibilité de réussir de meilleures études et d'être aimé par une fille qui l'accepte malgré le fossé social entre eux.

Le tableau est très pessimiste mais réaliste, parfaitement bien documentée : Thierry Jonquet fut dans les années 80 instituteur dans la banlieue parisienne, s'occupant justement d'une S.E.S., puis devint éducateur en foyer sous la tutelle du Ministère de la Justice. Il a donc observé de prés ces jeunes issus du même terreau défavorisé, élevé dans des familles décomposées et pauvres, condamnés à l'échec scolaire et à la délinquance. Kevin, comme le pensent sa mère et son institutrice, Mlle Dambre, n'a certainement pas mauvais fond, mais la misère dans laquelle il grandit (misère affective, culturelle, etc) le voue à ce destin dramatique.
Le quotidien de Kevin, c'est un racisme ordinaire où il n'y a aucune différence de faite entre musulmans modérés ou fanatiques, aucune connaissance historique sur les juifs, où la consommation de films pornographiques et films d'action violents n'est pas contrôlée (et donc la vision de la femme et de la brutalité n'a aucune distance), où la culture politique est absente (trop compliquée comme la religion, avec une efficacité jugée nulle).

Certains passages sont limites et ont d'ailleurs posé problème à Chauzy au moment de les représenter : il y a des scènes de sexe explicites, un viol, des agressions racistes, l'usage de drogues (dont les effets sont aussi montrés sans que cela ne soit fait pour provoquer un quelconque effet comique). Même si on lit ça en ayant le recul nécessaire et une bonne endurance, c'est tout de même éprouvant, il y a un sentiment intense d'oppression de quasi-suffocation, d'autant plus qu'arrivé à mi-chemin, Kevin nous prévient que tout va foirer.
La petite bouille sympathique du héros, qui peut faire penser à celle d'un Tintin en survêtement, ne doit pas tromper le lecteur : son récit est infernal, traversé d'horreurs, ne se termine pas bien. Il se trouve que j'ai lu cette bande dessinée en l'empruntant à la bibliothèque municipale et c'est intéressant, dans ce genre de circonstances, d'examiner la fiche collée à la fin des albums où sont tamponnées les dates de retour : acquis en 2003, dès leur parution, ces deux tomes ont été régulièrement lus depuis (une seule période entre 2009 et 2012 indique des prêts en recul), preuve que cela a suscité de l'intérêt chez pas mal d'inscrits mais surtout que cet intérêt continue d'opérer, douze ans après sa publication - un signe que le récit n'a pas vieilli, possède toujours une forte résonance (cette intemporalité se traduit effectivement dans l'ouvrage qui n'est pas trahi par la présence d'éléments significatifs, notamment technologiques, d'une époque précise).

Graphiquement, c'est une évidence que Chauzy se soit passionné pour cette histoire qui semblait effectivement imaginé pour son trait : sa capacité à visualiser cet environnement banlieusard et souvent glauque, à ne jamais sombrer dans la complaisance même pour des scènes sordides, ajoute encore à la force du propos.

La postface du tome 2 permet en outre de voir quelques-unes des études à l'aquarelle que l'artiste a réalisées et nous instruisent sur la façon dont il s'est approprié les décors en particulier en en captant la lumière. La colorisation est un facteur crucial dans la réussite de l'ouvrage qui comporte une majorité de séquences nocturnes, avec des immeubles, des cours, des murs, recouverts de tags.

La caractérisation esthétique des protagonistes est encore un autre aspect majeur du style de Chauzy : j'ai eu la chance, il y une dizaine d'années, de le rencontrer lors d'une séance de dédicaces (lors de feu le festival de la bande dessinée de Clermont-Ferrand) et j'ai pu apprécier non seulement un dessinateur sympathique mais surtout d'une aisance impressionnante pour saisir les attitudes, les expressions, tout le langage physique en somme, d'un personnage (j'ai conservé précieusement un superbe portrait de l'héroïne de la série Clara, écrite par Lapière). Ce talent particulier est éclatant dans La vie de ma mère où la galerie de rôles très variée qui peuple ce récit est croqué avec une justesse confondante, où le beau n'est jamais éclipsé par le vrai.

Même si on peut lui reprocher un dénouement un peu abrupt, et s'il faut mieux être préparé à sa noirceur implacable, ce diptyque est une grande réussite, une production puissante, acérée, visuellement impressionnante : une de ces BD dont on ne sort pas indemne.      

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