samedi 16 octobre 2021

BLACK HAMMER : REBORN #4, de Jeff Lemire et Caitlin Yarsky


Quelle semaine exquise ! Deux séries de Jeff Lemire au programme, donc deux lectures réjouissantes assurées. Black Hammer : Reborn, pourtant, comme The Unbelievable Unteens, ne prête pas à la rigolade, mais ce sont les productions d'un auteur au sommet de son art. Et ce quatrième épisode opère une vraie bascule dans la vie de Lucy Weber. Caitlin Yarsky s'apprête à faire une pause et livre un numéro copieux.


Une heure avant la fin de tout. Le colonel Weird force la main de Lucy Weber pour qu'elle l'aide à sauver l'univers en la faisant passer à travers une trappe dimensionnelle avec son Marteau Noir sous les yeux de son mari et de leurs enfants.


Confrontée à des images de son passé, Lucy se remémore le moment où elle a raccroché, après avoir affronté le Dr. Andromeda qui avait découvert que leurs pouvoirs à tous les deux proviennent de la Para-Zone. Neuf ans avant la fin de tout, Lucy donne naissance à son fils, Joseph.


Joseph hérite d'une partie des pouvoirs de sa mère mais le lui cache. Vingt ans avant la fin de tout, Lucy et son amie Amanda Ryan appréhendent le Dr. Andromeda sur le point d'ouvrir un portail permettant à l'Anti-Dieu de revenir dans notre dimension. Lucy tue Andromeda pour 'en empêcher.


Quelques secondes avant la fin de tout. Le colonel Weird n'a plus le choix : pour que Lucy reprenne son rôle de Black Hammer, il pointe son pistolet sur sa famille et commet l'irréparable...

Wow ! Quel putain d'épisode ! Quand Jeff Lemire y va, il y va à fond et vous retourne la tête comme nul autre. Jusqu'à présent, Black Hammer : Reborn établissait ce qu'était devenue Lucy Weber en entretenant le mystère sur la raison pour laquelle elle avait cessé son activité de super-héroïne. Puis, le mois dernier, le colonel Weird resurgissait en annonçant la fin imminente du monde et réclamait l'aide de Lucy.

Dans ce numéro, Jeff Lemire lève le voile sur le mystère de la retraite de Lucy et précipite son engagement dans la bataille pour la survie de l'univers. La narration s'emballe sous l'influence du colonel Weird, ce personnage si bizarre dont on se demande s'il a toute sa tête et dont, donc, on peut douter des actes. Weird, c'est une version déglinguée de Adam Strange, et c'est assez troublant de lire cet épisode la même semaine où Tom King, Evan Shaner et Mitch Gerads ont conclu leur série Strange Adventures.

Weird n'est pas strictement l'homme de deux mondes comme Strange, mais il est ici et ailleurs puisqu'il a longtemps séjourné dans une dimension parallèle et folle, la Para-Zone. Cette expérience a altéré sa santé physique et mentale dans la mesure où le temps ne s'y écoulant pas de la même manière, il a vieilli plus vite et, parce que les lois de la physique sont complètement déréglées, il y a laissé une bonne partie de ses neurones. En même temps, la Para-Zone a fait l'effet sur Weird d'une transcendance car il a pu y voir le passé, le présent et le futur, mais comme Cassandre, personne ne croit vraiment à ses prophéties, prononcées de manière décousue.

Aussi, quand il réapparaît chez Lucy Weber, bredouillant comme à son habitude, tout le monde, personnages comme lecteurs, n'est pas disposé à prendre pour argent comptant ce qu'il raconte. Alors il force la main à Lucy et lui impose une introspection sauvage. Par ce procédé, Lemire nous apprend plusieurs choses cruciales : le Dr. Andromeda a acquis la conviction (légitime ?) que ses pouvoirs comme celle du Black Hammer ont la même source (la Para-Zone) ; qu'il va vouloir, pour rétablir, une sorte d'équilibre cosmique rompu par les partenaires de Joe Weber (Black Hammer I) en faisant revenir l'Anti-Dieu ; que ce faisant il a obligé Lucy à le tuer - et provoquer ainsi sa retraite car elle est accablée par son geste. Enfin, Weird doit convaincre Lucy de reprendre son rôle de super-héroïne et, pour cela, est résolu à employer les grands moyens.

La fin de l'épisode laisse les fans bouche bée, sidérés par la brutalité de Weird, la radicalité de Lemire. Mais ce coup de fouet est salutaire pour la série qui menaçait de ronronner. Pour Lemire, l'héroïsme dépend d'un sacrifice, parfois volontaire, parfois involontaire et donc subi. Cette notion parcourt toute son oeuvre dans l'univers de Black Hammer (Skulldigger + Skeleton Boy, Dr. Andromeda, The Unbelievable Unteens...), tous ses héros ont perdu quelque chose dans leur apprentissage. C'est une ficelle fréquemment utilisée dans les comics en général car ainsi les scénaristes sollicitent l'empathie des lecteurs pour les personnages, nous compatissons pour ces individus qui souffrent avant de se dédier aux autres, c'est un ressort éminemment mélodramatique.

Mais aujourd'hui, cette dimension se heurte à la sensibilité de nombreux auteurs pour qui la ficelle est usée ou qui veulent innover. Mais en oubliant alors que c'est une composante essentielle à cet univers. Il faut l'embrasser au lieu de chercher à l'éviter sans quoi les histoires perdent leur coeur. Les comics racontent quelque chose qui, par définition, est bigger than life, avec des héros dotés de pouvoirs immenses, aux responsabilités écrasantes. Epouser la dimension mélodramatique des comics, c'est dans l'ADN du genre, c'est une de ses conventions. Et Lemire l'emploie tout en la commentant : Lucy Weber a tout donné pour retrouver son père et a accepté son héritage héroïque jusqu'à commettre l'irréparable en tuant un adversaire. Aujourd'hui, elle refuse de reprendre du service et Weird, constatant que la mettre en face ses responsabilités ne suffit pas, décide de lui ôter ce qu'elle a de plus cher, de plus précieux (ses enfants, son mari). Ainsi, elle n'a plus le choix : elle doit accepter son destin car elle a tout perdu, et celui qui a tout perdu n'a peur de rien.

Caitlin Yarsky va faire un break dont j'ignore la durée. Le mois prochain, la série acceuillera le duo Malachi Ward et Matt Sheehan, dont les styles sont à la fois distincts de celui de Yarsky sans détoner avec l'esthétique de la série.

Mais avant de découvrir ça, on peut apprécier l'effort de Yarsky qui ne part pas sur une mauvaise note. Elle livre un épisode au découpage inventif et rythmé, qui rend clair les allers-retours dans le temps, et surtout rend palpable la tension du compte à rebours sur lequel est bâti le récit. En effet, au début, nous sommes une heure avant la fin de tout, mais ça ne signifie pas que cette échéance s'accomplira une fois l'épisode terminé : en vérité, du retour effectif de Black Hammer II (Lucy Weber) dépend la fin ou la survie de tout. Donc tout se déroule à rebours, jusqu'à quelques secondes avant le couperet. Jusqu'à la fin, le lecteur est incapable de deviner ce que Lucy va faire, si Weird la convaincra. C'est hyper efficace.

Caitlin Yarsky rend cela possible parce qu'elle ne cède jamais au spectaculaire facile : comme Lemire, l'artiste sait que l'histoire passe par les personnages, elle appuie donc sur les émotions qui les traversent plutôt que sur les mouvements qu'ils accomplissent. Ainsi le caractère inéluctable et dramatique de ce que fait Lucy devient encore plus terrible et le geste final de Weird est à la fois cruel et implacable. Dave Stewart, de la même façon, applique des couleurs volontiers ternes, pour ne jamais que le lecteur anticipe un coup de théâtre avec une palette plus vive.

C'est vraiment époustouflant et jubilatoire. La suite va être décapante à coup sûr.

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